Le temps des glaces

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« Il sera toujours temps d’acheter des glaces et d’écouter la vie parler. »

 C’était ses derniers mots, griffonnés au dos d’une carte postale, en réponse à une encore trop longue lettre. Je lui annonçais mon deuxième enfant, je lui jetais mon bonheur à la figure. Cette vie sans lui. Je voulais aviver la plaie, que jamais elle ne guérisse. Souffler sur la parcelle de braise qui couvait peut-être, là, à m’attendre. Mais la carte était banale, et ce dernier message laissait au hasard le soin de décider de notre rencontre. Un jour. Il serait temps alors d’acheter des glaces aux enfants et de se raconter l’écheveau de nos vies. J’ai rangé la carte et j’ai fermé les yeux, j’ai retenu ma respiration et j’ai souri. J’ai vécu et j’ai aimé. J’ai presque oublié.

 Le temps a passé, les glaces ont attendu, les enfants ont grandi et puis sont partis. Parfois j’imaginais le croiser et alors je ne pensais qu’à m’enfuir. À garder au chaud ce doux souvenir, à ne pas le blesser avec des corps mûris et des vies vécues. Mes quinze ans étaient si loin, enfouis au cœur d’une vieille dame. Enfermés dans un coffre ouvragé, ils palpitaient encore et auraient pu s’échapper. Il m’arrivait de les laisser sortir lorsque j’étais seule et loin. Je les regardais alors s’étirer, retrouver leur vigueur, prêts à tout renverser. Il me fallait le courage de les raisonner, de leur chuchoter à l’oreille une berceuse triste, de les border à nouveau dans leur cercueil printanier.

 Le temps a passé, j’ai oublié les glaces, des petits-enfants sont venus. Je n’y pensais plus.

 Je l’ai vu dans le parc. Je l’ai vu de dos et je ne l’ai pas reconnu. Le ciel ne savait pas quel ton choisir, le vent était froid. Il était là et je ne le savais pas. Je suis passée devant la fontaine, l’eau ne coulait pas. Je me suis dépêchée, mes pas crissaient sur le gravier et il m’a appelée.

— Julie ?

 J’ai entendu mon nom et je me suis retournée. Un gouffre s’est ouvert dans mon corps, laissant le coffre à découvert. J’ai su de suite. Je ne le reconnaissais pas, il était vieux, il était un peu gras, je n’aimais pas son style un peu bourgeois. Mais dans ce mot, dans mon prénom immobilisé entre nous, dans son regard, j’ai vu mes quinze ans. Je n’ai pas pu répondre, je n’ai pas pu me cacher. Je suis restée là. Et lui aussi. Un demi-sourire, des yeux plissés. Tellement de temps passé.

 Une légère bruine s’est mise à tomber, j’ai souri aussi. Il s’est approché, ne m’a pas touchée. Il m’a regardée et ce sont mes quinze ans qu’il voyait. Il a prononcé les seuls mots que j’attendais, ceux qui n’étaient qu’à nous, depuis si longtemps.

— Et si on allait manger une glace ?  

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