Chapitre 2 - 34 ans et toutes ses dents
Je m’appelle Alice et j’ai 34 ans. L’âge charnière où l’acné et les rides se livrent une bataille sans merci sur un même visage. Pour parfaire cette charmante condition, comme sus-cité dans le précédent chapitre, j’ai une situation que l’on pourrait qualifier d’originale — pour ne pas dire merdique — pour ces 34 ans : je viens de me faire larguer, et je suis à la fois trop vieille pour être nullipare et trop jeune pour être divorcée.
Rembobinons le film de quelques heures.
Plus précisément et pour ajouter une délicieuse touche d’ironie à mon sort, j’étais innocemment assise à la terrasse d’un restaurant nommé « d’Amour » en compagnie de Sidonie, une amie proche, lorsque j’ai reçu LE texto qui a scellé mon destin.
« 16h30 à la maison. Il faut que je te parle ».
Sidonie, qui connait fort bien Marc, puisque son propre mari est l’un de ses amis, refusait de croire que ce message inaugurait une rupture et m’a conseillé de ne pas m’inquiéter à sa lecture. Moi, je savais déjà. Je savais déjà, à cet instant précis, qu’il allait me planter. On sent ces choses-là. On entend cette petite voix tapie dans notre conscience qui nous susurre : « ma chère Alice, ta vie est sur le point de merdoyer. Ça va arriver, là, maintenant ».
J’adore Sidonie. Très souvent, nous déjeunons ensemble sur nos jours de repos, et toujours à la table de bons restos, parfois même gastronomiques. Nous partageons tout aussi bien l’amour de la cuisine que celui des ragots, ce qui se solde au sens propre comme au figuré par de multiples et savoureux « repas-cancans ». Je me réjouis sans cesse de la perspective d’un instant passé avec elle.
Nous déjeunions donc quand j’ai reçu la convocation de mon mari, aux alentours de treize heures. À partir de là, j’ai sagement attendu ma sentence dont l’échéance était fixée par ses soins à 16 heures 30. Trois heures trente de cruauté où j’ai imaginé l’impossible, l’improbable, l’invraisemblable. La suite, vous la connaissez. Elle est le point final de 10 ans de vie commune, et celui de départ de ce récit.
Poursuivons les présentations. Au moment où j’écris ces lignes, j’arbore une frange et des cheveux longs, châtain, ma couleur d’origine. J’estime utile de le préciser car, au fil des ans, j’ai fait subir à ma crinière un nombre incalculable de mauvais traitements : elle a été longue et lissée, courte voire tondue, au carré plongeant ou non, noire, rouge et même blond polaire. Un jour, j’ai décidé de lui foutre la paix, pour son plus grand bien.
D’aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours battue avec mon poids et mon apparence physique. Jusqu’ici, fumer comme un pompier m’avait permis d’engloutir glaces, chips et gâteaux sans conséquences… puis mon sevrage tabagique d’arrondir mes hanches et surtout, renouer avec une vieille amie : la dysmorphophobie.
La foule d’influenceuses Instagram que je scrolle, pinçant leurs cuisses pour révéler cellulite et vergetures, ne suffit pas à me décomplexer de mon fessier franchement rebondi. Mon amour inconditionnel pour la mode et les défilés a participé à l’image que je me fais aujourd’hui de ma propre beauté, celle où mon IMC frôle la maigreur. Ma conception de la silhouette parfaite est trop ancienne et pathologique pour être sensible aux campagnes actuelles de « body positive ». Je suis donc en conflit perpétuel avec mon pèse-personne, que je snobe quand mon jean me serre un peu trop et que je félicite lorsqu’il affiche un chiffre qui convient à mes attentes de minceur.
Soit dit en passant, je viens de découvrir, dans la douleur certes, la façon la plus rapide de perdre du poids après la gastro-entérite : la rupture amoureuse. Faites-vous plaquer et à coup sûr, vous rentrerez de nouveau bien vite dans le jean-test, celui qui vous juge ouvertement quand vous revenez d’une semaine de vacances à bouloter des tapas et boire des cocktails. Cependant, je ne conseille cette technique à personne, malgré sa redoutable efficacité. De plus, elle n’est souvent que temporaire puisqu’après, les chances sont grandes que vous fassiez tout l’inverse, à savoir sortir, picoler et bouffer. Mais revenons à nos moutons.
J’exerce le fabuleux métier de médecin généraliste libéral. Je vous vois d’ici, offusqués à la lumière de cette information, de ce que j’ai écrit plus haut. Rassurez-vous, je n’applique ces principes farfelus sur le poids qu’à ma seule et unique personne.
L’accès à cette profession m’a coûté dix ans de mon existence, autant d’années de sommeil à rattraper, une myopie avec une acuité visuelle n’atteignant pas mieux qu’un superbe 3/10 sur l’œil gauche, ainsi qu’un magnifique réseau de varices. Mes études m’ont donc transformée en taupe à chaussettes de contention pour le restant de mes jours. Quand bien même, je n’en changerai pour rien au monde.
J’ai sacrifié toute ma jeunesse pour lui, mais ce métier, en plus de m’offrir un train de vie plutôt confortable, me passionne. Mais toi, tu ne l’as jamais supporté.
Même si, en apparence, tu prônais l’égalité des sexes, tu fais en réalité partie de ces hommes qui développent un complexe d’infériorité lorsque leur conjointe est titulaire d’un niveau d’études supérieur au leur… et d’un salaire en conséquence.
Tu t’es toujours estimé lésé lorsque j’évoquais le boulot en public ; malheureusement pour toi, les gens sont plus friands d’anecdotes médicales croustillantes que de récits concernant la finance. Cela dit, tu t’es senti étrangement beaucoup moins désavantagé quand il s’est agi d’acheter une maison à plus d’un demi-million d’euros.
Je me souviens aussi de cette époque où la charge de travail était si importante que j’ai douté un instant de continuer le libéral.
« Tu ne vas pas abandonner un boulot qui nous fait vivre comme des princes ! » t’étais-tu exclamé à cette occasion.
Pourtant, tu m’as aidé la conception de ma thèse et le jour de notre mariage tu claironnais haut et fort ta fierté de t’unir à un médecin… Foutaises.
Je fais partie de ces praticiens qui s’inquiètent pour leurs patients, qui tissent de très forts liens avec certains d’entre eux et prennent soin de traiter avec grande attention et déférence tous les autres. Tu n’as jamais compris qu’un toubib reste un toubib, même lorsqu’il est vautré dans son canapé le soir devant Netflix et que la déontologie l’engage à prendre l’appel du labo de 21 heures pour s’informer des résultats catastrophiques de la prise de sang d’Untel ou d’un autre. Les gens ne sont pas des dossiers qui dorment sagement dans notre bureau en attendant le lendemain. Si je me loupe, ledit dossier peut passer l’arme à gauche dans la nuit.
Mais mon métier n’est qu’une facette de ce qui me définit.
Je dessine plutôt bien, mes compétences sont très honorables en pâtisserie – je crains toujours en ce sens qu’un membre de ma famille n’ait l’horrible idée de m’inscrire à un concours télévisé sur ce thème -, je fais de la photo depuis de nombreuses années, j’aime la musique classique, le jardinage, les livres, le cinéma, les lasagnes, les chats et les bouquets de mimosa. Je suis passée maître dans l’art de faire un créneau et de me venir les ongles de la main droite avec la gauche (je suis droitière). Je ne peux cligner que d’un seul œil en revanche, je sais lire une carte. Je sais aussi bien danser que manier le fer à repasser, autrement dit : de la plus exécrable des façons.
J’aime la nature, les voyages ; ce sont mes lieux, mes activités de repli, où je peux mettre mon cerveau bouillonnant en pause. J’affectionne tous les animaux, qu’ils soient à plumes, à poils, à écailles ; quand l’être humain m’exaspère et croyez-moi, c’est un phénomène assez fréquent dans un cabinet de généraliste, je me dis que j’aurais dû être véto. Mais c’est une fausse bonne solution : je devrais de toute manière me fader le propriétaire de la pauvre bestiole.
Je suis très active. Je fais partie de l’équipe des « il faut que » : il faut que je poste du courrier, il faut que je mène mon pantalon chez la couturière, que je fasse des courses, aille à la pharmacie, appelle telle personne, prenne rendez-vous avec une autre. Une fois ma liste des « il faut que » achevée, je m’écroule sur mon canapé ou mon lit pour recharger ma batterie avant de passer à la liste suivante. Je suis très impatiente, j’aime quand ça bouge, quand ça avance ; si quelqu’un accomplit sous mon nez une tâche que je peux faire trois fois plus rapidement, j’entre en ébullition.
L’intégrité, la tolérance, la loyauté, la confiance sont des valeurs primordiales à mes yeux. Douce et avenante, je deviens implacable dans la seconde où j’estime que l’on m’a manqué de respect, tout en étant un tantinet susceptible, je l’avoue. Je hais le conflit et exècre les injures, d’autant plus lorsqu’elles sont échangées au sein d’un couple.
Exprimer mes sentiments est une torture, en particulier lorsque ces derniers sont négatifs. Si je n’éprouve aucun problème à témoigner mon affection, verbaliser l’amour ou encore communiquer mon bonheur, ma joie, formuler ma souffrance, ma colère ou ma frustration se révèle aussitôt une autre paire de manches ; je déteste contrarier, je préfère endurer.
Et je réalise qu’en dix ans, j’ai beaucoup enduré.
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