La voiture fondue

3 minutes de lecture

 Lorsque les vacances arrivèrent, il ne resta que le petit groupe. Tous leurs camarades étaient partis. Mais la petite bande restait, montant la garde sur le terrain vague contre d'imaginaires pirates  ou voleurs venus voler un trésor, ou de féroces guerriers et monstres chimériques venus attaquer et détruire la ville abandonnée.

 Les enfants se réveillaient à l'aube et se retrouvaient dans la rue. Toute la matinée, ils jouaient à se poursuivre, s'attraper, ils maniaient d'invisibles épées contre de féroces assaillants, les poursuivaient quand ils fuyaient avant de les capturer et de les emprisonner, l'air vaillant.

 Quelquefois ils prenaient leur ballon et jouaient au football, se passant la balle, courant en criant, en riant, s'étreignant et sautant de bonheur lorsque le ballon passait entre deux voitures faisant office de but, trébuchant et se relevant aussitôt, le genou écorché mais la douleur déjà oubliée. Ils devenaient les plus légendaires sportifs, imaginant d'immenses foules les acclamant du haut des immeubles devenus d'énormes gradins, des centaines de gens qui retenaient leur souffle lorsqu'ils tombaient, hurlaient quand ils marquaient des buts, pleuraient alors qu'ils en subissaient. Les immeubles, immobiles, regardaient tout cela tels des vieux sages de pierre veillant sur les enfants.

  Lorsque midi sonnait au loin, la troupe s'éparpillait, les enfants rentraient chez eux puis retrouvaient leurs copains le ventre bien plein. Alors l'équipe faisait la course jusqu'au terrain vague. Ils couraient à perdre haleine, essayant de dépasser les autres, de franchir la ligne d'arrivée le premier. Après avoir été des footballeurs, ils se métamorphosaient en coureurs cherchant à gagner un prix olympique. Le chanceux qui dépassait la ligne finale en premier avait le privilège suprême de piocher dans la boîte de caramels sous l'oeil avide de ses camarades. Ceux-ci avaient le droit de prendre un caramel chacun sauf le dernier arrivé qui devait faire 10 pompes sur le sol dur.

 Une fois que le vainqueur avait terminé son festin, le petit groupe se dirigeait vers une vieille voiture abandonnée. Elle était noire et avait rouillé à force d'intempéries et de pluie. Ses portes avant et arrière jonchaient le sol et l'intérieur était ouvert au vent, car il n'y avait plus de fenêtres. Les pneus avaient aussi disparu, ainsi que les banquettes avant. Les enfants cachaient leur trésor dans ce qui avait contenu un moteur autrefois. La vieille voiture reposait là, cadavre d'un autre temps.

 Mais dans l'imagination des enfants, elle ressuscitait, ses pneus réapparaissaient, ses portes se remettaient d'elles-même à leur place, les fenêtres se reformaient, morceau de verre par morceau de verre. La voiture du début de siècle devenait belle, rutilante, elle remontait le temps jusqu'au moment où elle était neuve, avec à son bord les enfants émerveillés qui découvraient une autre ville, dans laquelle des messieurs en redingote et haut-de-forme parlaient entre eux d'un vocabulaire inconnu de leur professeur de français, une longue canne à pommeau dans leur main gantée de cuir blanc, tandis que des dames vêtues de lourdes robes allaient au théâtre le visage caché derrière une voilette ou un éventail, protégées du soleil par une fine ombrelle. Tous admiraient la belle voiture noire d'un oeil furtif et rapide, des peintres s'activaient dans les cafés d'où sortaient des morceaux de piano envoûtants, au son velouté, où l'on sentait les parfums, les danses voluptueuses de l'Orient, la chaleur étouffante d'un désert lointain.

 Puis la ils quittaient la ville, et la découverte se transformait en course-poursuite ; des hommes au visage caché derrière un loup noir les suivaient. Tous savaient que c'était des brigands qui convoitaient le trésor caramélisé. Alors l'un deux prenait le volant et fonçait, cherchant à semer les effrayants bandits. Dans chaque poitrine, un coeur battait à tout rompre, dans un mélange de peur et d'excitation. Le paysage, défilant à toute vitesse, devenait flou. La voiture défiait les dangers les plus fous, traversant des voies ferrées juste devant les trains, roulant à tombeau ouvert sur d'étroites et sinueuses routes de montagne, l'abîme périlleusement près.

 Mais à chaque fois, les voleurs étaient semés, renonçaient ou encore s'abîmaient au fond du vertigineux précipice, et quand la vieille voiture, ivre d'aventures, retrouvait son repos sur le terrain vague, le soleil fatigué embrasait l'horizon. Les enfants, tout à leur course, n'avaient pas vu l'heure tourner, et après un bref concert d'"A demain !", ils se dépêchaient pour ne pas attiser la colère de leurs parents. Et même si ses derniers se fâchaient, l'ivresse de l'aventure les rendait indifférents. La nuit réveillée, ils s'endormaient rapidement, rêvant de fabuleux voyages et de folles équipées.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Auguste Mars ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0