Chapitre 1 : Au commencement était la Parole.
I. IN PRINCIPIO ERAT VERBUM
« Au commencement était la Parole. »
Il était une fois au paradis, une prison ...
Une prison oui et pas n'importe laquelle ! d’une extrêmement haute sécurité ! Dans celle-ci étaient entreposée une dizaine de pots, ressemblant à des vases canopes finement ouvragés. Contenant les âmes de ceux qu’ils renfermaient, ils avaient en guise de couvercle une sculpture représentant des « visages ». « Gueules » serait un terme plus approprié à en juger par leurs ignobles expressions. En même temps, il ne s’agissait pas là de n'importe quelles âmes. C’était celles de « renégats » : des anges malfaisants dont on ne mentionne qu'à peine le nom dans la Bible. Oui, il y en a et pas qu'un peu ! Des âmes perdues, victimes de leur chemin sur la voie du vice. D’effroyables démons assoiffés de vengeance contre Dieu car ils n’acceptent pas le jugement qui leur a été rendu. Chaque vase était sécurisé par un dôme protecteur afin que nul ne puisse les toucher hormis le gardien ou encore Dieu lui-même. Ils étaient au nombre de seize exactement et dans la cellule close qui les abritait, le silence régnait en maître.
Cette prison avait pour gardien un séraphin. Un ange à six ailes, haut placé dans la hiérarchie des anges. Il avait de longs cheveux blonds sous lesquels se dissimulait un visage aux traits fins. De ses grands yeux verts émanait une certaine froideur. Veillant depuis un peu plus d'un millénaire sur les vases, il gardait cependant l'aspect d'un jeune homme. D’ailleurs il faut bien l'avouer, il s'ennuyait franchement. Dans cette cellule, il n’y avait pas grand-chose à faire. Au vu de l'état délabré des quelques objets l'entourant, cet ennui pouvait se traduire par de terribles accès de colère. Assis derrière ce qui ressemblait à un petit bureau de fonctionnaire bien abîmé, il paraissait gigantesque. Entouré de plusieurs centaines de croquis et d’un bon millier de livres éparpillés derrière et tout autour de lui, le gardien n'avait d'autre occupation que de dessiner, d'écrire ou encore de lire. Certains livres servaient d'ailleurs de pied de remplacement à la table du surveillant.
Il n'avait vu que peu de monde depuis que les hautes instances divines l'avaient placé ici. C'est à dire quelques jours à peine après son arrivée au paradis, sans avoir plus d'explications que cela, ne sachant plus précisément à quand cela remontait. C’est dire le moment qu’il croupissait ici ! Créer et s'instruire étaient devenus ses principales occupations. Qu'importe, il avait l'éternité devant lui. C'est dire le temps qu'il avait à tuer. Par manque de place, beaucoup de ses productions se perdaient sur le sol de la prison. Un vaste nuage laiteux, immaculé et vaporeux recouvrait intégralement la geôle.
Pendant qu’il s'affairait à sa nouvelle production, au fond de la cellule, un murmure vrombissant, s'insinuant dans la pièce, se mit à frémir dans l'air. Quelques vases se mirent à trembler sur leur socle. Cela eut pour effet d'interrompre le passe-temps de l'ange qui leva les yeux vers les contenants, ne remarqua rien d'anormal puis reprit son travail. Ses traits formaient le corps d'un ange muni d'une chevelure flamboyante et de deux ailes aussi sombres que puissantes plantées dans un corps musclé mais semblant garder une certaine légèreté. Avant d’achever son œuvre[jt2] , il prit quelques secondes de réflexion pour le visage et ferma les yeux. Aussitôt, il vit des flammes et entendit un crépitement. Il revint à lui et soupira. Mais le murmure lui-aussi revint et se changea en une rumeur qui fit danser les vases, sur leur socle, dans un vacillement frénétique. Une voix rauque et terrifiante fit alors entendre un message, à peine perceptible, annonciateur de mauvais présage:
« Ecoutez cette voix qui surgit des bas-fonds ; Appelant les damnés à la réunion. ».
A ces mots, le séraphin bondit de sa chaise et se retrouva entre son bureau et les stèles. Le blanc de ses yeux devint aussi noir qu'une nuit sans lune ; sa mâchoire se serra ; ses ailes se hérissèrent et ses veines se gonflèrent. Il s'avança au milieu des vases agités pour les reposer à une vitesse impressionnante. Mais un long sifflement semblable à une ultime expiration parcourut la salle, plus rapidement encore, emportant avec lui les derniers vases chancelants. Trois pour être précis. Hasard ou pas, ils tombèrent de leurs socles et quittèrent leurs champs de protection.
Avant même qu'ils n’eurent touché le sol, une bille enflammée s'échappa de chacun d'eux. Virevoltant dans la pièce d’une façon fluide apparemment aléatoire, les billes enflèrent en calots. Le gardien ne put les saisir craignant de déployer ses ailes au risque de renverser d'autres vases. Il levait et agitait les bras mais ne frôlait que du bout des doigts les petites sphères volantes. Rien à faire ! Les calots se groupèrent en triangle, se figèrent, ronflèrent ; vibrèrent comme retenus par une force invisible ; gonflèrent à nouveau pour devenir boules de billard, de pétanque, de bowling ; grondèrent encore puis percutèrent le sol, à une vitesse incroyable, le perforant comme une vulgaire feuille de papier.
Le surveillant jeta un œil dans les ouvertures puis regarda les noms gravés sur les stèles. Son visage se décomposa. Une alarme assourdissante vint rompre le silence. La lumière se mit à clignoter. Une voix s'éleva au-dessus du vacarme :
« SERAPHIN !!! »
Etait-ce Dieu qui tonnait ainsi ?
Oui c'était bien Lui qui, de ses immenses cordes vocales, appelait le pauvre gardien. Car Dieu sait tout. Tout ce qui se passe, en chaque instant et en chaque recoin de son gigantesque royaume ! Cette évasion ne lui avait certainement pas échappé...
« SERAPHIN !!! »
L'appelé sortit alors de la geôle pour rejoindre le trône. Derrière lui, les grilles se refermèrent violemment. Il sauta dans le vide pour déployer ses puissantes ailes blanches et dorées. Sous ses yeux défilaient de nombreux cumulus épais, comme éclairés de l'intérieur, semblable à des habitations aux murs vaporeux. Couvrant des hectares entiers, cela formait une gigantesque cité sculptée dans les nuages, nappée, çà et là, de lacs et de cours d'eaux. En son centre, un monumental pic, en haut duquel se trouvait le fameux trône. Le tout baignait dans l’éclatante lumière du soleil.
Tel un aigle, rapide et délicat, Séraphin se posa sur la grande plate-forme d'un blanc immaculé. Au milieu, à la place du siège divin, il trouva une table pittoresque et, assis face à face, deux hommes sans âge, auréolés, vêtus de toges. Ces tenues sont des signes distinctifs des plus hauts grades de la hiérarchie des anges. Allez savoir pourquoi, ils disputaient une partie d'échecs comme de bons amis. L’appelé jeta un œil perplexe à la table et regarda l’échiquier en pleine partie. Le jeu semblait un peu avancé puisque quelques pions étaient déjà tombés. Il s'avança vers eux et, dans un balbutiement :
– Heu... Excusez-moi... Je viens de...
– De la cellule des damnés ! coupa un joueur.
– Heu... oui. Je suis...
– Le Séraphin chargé de garder cette même cellule et... Tu l'as énervé... trancha l’autre.
– Ça faisait longtemps... reprit le premier.
– Effectivement... ponctua lourdement le second.
Séraphin resta alors muet. Il considéra les deux saints et remarqua à leurs traits qu'ils semblaient être des anciens. De là à savoir qui ils étaient… il n'aurait vraiment su le dire. En un instant, l’échiquier ainsi que la table sur laquelle il reposait se scindèrent en deux. Les joueurs se trouvant de chaque côté se virent alors placés côte à côte face au séraphin. Lors de la rotation ils se métamorphosèrent en sorte de guichetiers : uniforme, casquette sur la tête et clope au bec. Ils le considérèrent gravement puis entamèrent une explication à deux voix :
– Bon écoute, on ne va pas y aller par quatre chemins !
– T'es dans la merde, mon petit gars !
– Quoi ? ! S’étonna le petit gars.
– Écoute ! Il nous a chargés de ta punition…
– De t’envoyer en mission.
– Mission ou punition ? interrogea l’intéressé.
– Peu importe ! répondirent-ils d’une seule voix sans même un échange de regards.
– Alors quoi, une « pumission » ?!
– Si tu veux, éluda l’un des deux avant de revenir aux explications.
– C’est simple.
– Elémentaire.
– Tout ce qui est parti doit revenir.
– Le fait est que les évadés,
– comme tu l’as vu,
– ne sont pas n’importe qui.
– Nul besoin de te faire un cours.
– Ils vont vouloir rejoindre l’Enfer.
– Sois en certain !
– C’est ce qu’ils cherchent toujours à faire !
– Ils devront réaliser le rituel de la marque sur un corps pur dans un cadre dépravé.[jt4]
– Il leur faudra aussi, s’approprier la clef infernale pour accomplir ce dessein macabre.
– Tu peux être sûr qu’ils seront prêts à tout !
– Tu devras donc les arrêter et nous les renvoyer au plus vite, en évitant le maximum de pertes humaines…
Prenant conscience des conséquences de cette évasion, Séraphin était désarçonné face à la complexité de sa « pumission ». Les deux guichetiers le rappelèrent à la conversation :
– Tu comprends ?!
– Ne prends pas cet air si surpris !
– Vu que la faute t’est attribuée sans équivoque…
– Sa réparation te revient de droit.
– Voilà pour le point « instructif ». Bien entendu pour tout cela, tu vas devoir être rétrogradé.
– Un séraphin…
– Non, c’est clair, les humains ne sont pas prêts. Tu vas donc redevenir un ange de base avec les pouvoirs de base.
– Tu n’auras droit qu’à une seule renaissance, poursuivit solennellement le premier.
Une « Renaissance » ? ! Interrogea, perplexe, le subordonné.
– Lors de ta descente, ton cœur se remettra à battre. S’il s’arrête une fois, il repartira une fois. S’il s’arrête deux fois, tu reviendras, répondit l’un des chefs d’un ton grave.
– Ça c’est pour le côté dit « pratique », ponctua l’autre.
– Pratique… c’est vite dit. Perdre mes pouvoirs pour renvoyer trois êtres ancestraux qui eux n’auront de cesse de voir les leurs se décupler, marmonna le séraphin.
– Comment ?! S’exclamèrent les anciens. Répète ?!
– Non mais ce que je veux dire c’est qu’après ce que j’ai vu là-bas, ce que j’y ai subi et ce que j’en apprends depuis… Je n’ai pas vraiment envie de...
– Mon cher, on ne te demande pas ton avis.
– On t’ordonne de suivre nos indications.
– Tu es arrivé en l’an 330 selon l’actuel calendrier terrien, sous le règne de Constantin Ier.
– Tu te doutes bien que depuis le temps, les choses ont changé !
– Les gens ne sont plus les mêmes ; le monde n’est pas le même !
– Allez, Tempus fugit ! Et puis on a d’autres choses à faire ! conclut l’un.
– Saint-Pierre a raison… Pressons, insista l’autre.
– Si vous êtes Saint-Pierre ? Vous n’êtes pas aux portes du Paradis ?
– Depuis le temps que je suis là, j’ai tout de même le droit à des assistants, tu crois quoi toi ? Et puis, de quoi je me mêle ? répondit assurément Saint-Pierre.
Interloqué, il se tourna vers l’autre pour lui demander qui il était.
– Ça alors c’est la meilleure ! Je suis Saint-Jean ! Bougre d’âne ! Petit benêt ! Idiot bête ! On m’a souvent dit que les séraphins n’étaient pas fins mais toi t’en vaux deux facile ! Seigneur, es-tu sûr de vouloir envoyer ce pignouf sauver le monde ?! Parce que là… ce n’est pas gagné ! Beugla Saint-Jean.
– Ce n’est qu’un enfant… qui n’a que peu d’expériences, voyons… soyons raisonnables… accorda Saint-Pierre.
– Pardonnez-moi, Saint-Jean. Je ne voulais pas vous froisser… ça fait longtemps que je garde la cellule des damnés et je n’ai pas vu grand monde. À vrai dire, ça fait presque mille ans que je ne vois ni ne parle à personne… mais avant que ces trois… entités, ne s’échappent, j’ai entendu une voix, une voix macabre… répliqua confusément le séraphin.
– Ouais, c’est très émouvant mais pendant ce temps-là, le taf n’avance pas!
Cette dernière phrase n’était pas prononcée par l’un des apôtres mais par un autre être que personne n’avait encore remarqué. Pendant la conversation, il s’était approché. Ce n’était pas vraiment un ange… en fait, techniquement si, c’en était un puisqu’il avait des ailes. Mais la colossale montagne de muscles qu’il arborait, laissait peu de marge à ces dernières pour qu’elles puissent battre correctement et le faire voler. Il lévitait, tout au plus, en faisant un bruit de mouche… Il était, à la fois, inquiétant et ridicule.
– Qui êtes-vous ? demanda Saint-Pierre.
– Saperlipopette, c’est Dédé, la « Droite de Dieu ». glissa Saint-Jean.
– Quoi ? Comment ça… ? ! Mais c’est moi qui suis à la droite de Dieu !
– Faut changer les piles du sonotone, gamin. T’es bien à la droite de Dieu, son assistant. Tandis que moi, je suis SA droite, son exécutant, tu piges ? D’ailleurs il est temps d’envoyer le fautif réparer son erreur ! Direction le nid de guêpes ! ironisa la Droite de Dieu.
– Attendez ! Et si j’échoue ?
– Si tu échoues… Alors ils auront, sans doute, rejoint le diable et pourront créer un dogme. L’équilibre entre Paradis et Enfers sera rompu. Chose que le vieux cornu attend depuis tant de temps. Nous serons alors les témoins impuissants du tourment infernal de cette création divine qu’est l’humanité. Sois certain, qu’ils ne perdront pas de temps. Ils sont fourbes et féroces, ils commettront les pires atrocités. « En ces jours-là, les hommes chercheront la mort, et ne la trouveront pas ; ils désireront mourir, et la mort fuira loin d’eux. » (Apocalypse 9 :6 (Eh ! Mais il s’auto-cite le bougre !)). Tu sais comment nous les renvoyer. Tu seras seul face à eux. Ce sont les instructions, c’est ainsi.
– Non mais attendez, ils sont trois… ! S’écria le fautif ailé.
– Ils sont trois, c’est vrai mais ils ont peu de pouvoirs pour l’instant. C’est pour cela qu’il faut te presser. Si tu fais vite, tu auras beaucoup plus de chances de les neutraliser. Si quelques-uns de leurs réflexes reviendront vite, l’essentiel de leurs pouvoirs mettra beaucoup plus de temps à arriver. Et pour t’aider dans cette tâche, dans SA grande bonté, IL te remet ceci. Compléta Saint-Pierre.
Il remit au séraphin une chaînette argentée, à laquelle pendait une petite fiole finement ouvragée. Faite de verre et de métal, elle contenait une unique goutte d’un liquide limpide. Il lui tendit également un morceau de papier très fin plié en quatre. Le fautif observa les objets avec une perplexité certaine.
– C’est beaucoup plus solide et utile que ça en a l’air. C’est une « larme de Dieu ». L’ennui, avec cet élément-là, c’est que son utilisation est aussi imprévisible qu’improbable. À chaque fois que l’on s’en est servi, les effets ont toujours été différents… On ne peut pas connaitre à l’avance le pouvoir que chacune d’elle recèle mais, en général, c’est plutôt efficace.
– IL te transmet aussi ce billet. Garde-le avec toi, on manque de temps, tu le liras une fois arrivé. C’est du latin, tu verras, c’est facile à comprendre… D’ailleurs, en ce qui concerne ton arrivée, je préfère te prévenir, ça va être un peu douloureux. La chute sera longue mais normalement sans encombre.
– Bon, un « envoyé du seigneur », il faut l’envoyer ! Et de là où on est, il va falloir t’envoyer fort. Tu piges ? Interrompit Dédé.
– Mais je… Tenta le Séraphin.
La « Droite de Dieu », à court de patience, s’avança vers le séraphin et l’attrapa par le cou de la main droite. Il prit un bon élan, sauta puis retomba aussitôt, très lourdement sur le nuage, créant ainsi un passage à travers le sol vaporeux. L’être musclé y jeta de toutes ses forces le séraphin qui semblait alors avoir perdu connaissance. Une fois ce dernier passé au travers, le trou se referma et d’un seul coup tout redevint calme. Le guichet redevint table de jeu et les guichetiers des joueurs.
– Bon les petits vieux, c’est pas que je m’ennuie mais j’ai mon bain qui coule… bref bonne partie, salua la « Droite de Dieu ».
– Ouais bon bain Dédé! Répondirent poliment les deux saints… Apôtres.
– Poli mais peu délicat. N’empêche on aurait été plus long peut-être, mais cela dit nettement moins violent !
– C’est bien vrai ça, conféra Saint-Jean.
– Tout ce que j’espère, c’est que cette bande de malotrus en bas, ne fasse pas comme moi… ! confia Saint-Pierre.
– C’est-à-dire ? demanda Jean, surpris.
– Qu’ils le tiennent en échec… dit Pierre en faisant un signe de la tête vers la table.
Saint-Jean regarda la table et le jeu d’échecs. Un cavalier se déplaça seul et le roi tomba de lui-même… Il était bouche bée, constatant sa défaite, grommela puis claqua des doigts.
– J’espère, en tout cas, qu’IL sait ce qu’il fait en envoyant le petit… ajouta Jean tout en affichant un regard inquiet.
Instantanément, dans un épais nuage de fumée blanche, la table de jeu se transforma en un grand miroir. Les deux apôtres se placèrent devant mais au lieu de les refléter, la glace affichait un fond noir avec une longue tache blanche et brillante en son centre, qui s’étalait de plus en plus.
– Manquait plus que ça ! Le poste est cassé ! S’indigna Saint-Jean en tapant dessus frénétiquement.
– Mais non, regarde ! C’est le gosse, il n’est pas encore arrivé, rassura Saint-Pierre.
Effectivement, en y regardant de plus près, Saint-Jean remarqua que l’obscurité était constellée d’étoiles et que la longue tâche n’était autre que le Séraphin traversant l’espace en direction de la Terre.
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