L'inutile

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 Il était une fois… Un homme ?... Une femme ?... Un enfant ?... Me demanderez-vous. Non. Il était une fois un inutile… Oui, oui, j’ai bien dit « un inutile », et ce n’est pas une blague.

Quand il naquit, la sage-femme n’en crut pas ses yeux, et quand elle le tapa légèrement sur les fesses pour qu’il poussât son premier cri, elle n’en crut pas non plus ses oreilles. Non qu’il fût un garçon laid, malformé ou anormal ; au contraire, il avait tout du bébé sain et en pleine forme : vigoureux et fort ; mais hélas, il était inutile.

Devait-elle en avertir la jeune maman qui couvait déjà d’un œil attendri ce petit être gigotant sur son ventre ? Devait-elle prévenir le jeune papa qui, était descendu boire un café et fumer une cigarette ? Cette alternative l’agaçait beaucoup et, après une longue réflexion, elle préféra ne rien dire, estimant que cet état, n’était pas une tare ni physique, ni mentale, mais uniquement une gêne qui, en fin de compte, passerait inaperçue dans une époque où l’inutilité devenait monnaie courante.

« Puis, conclut-elle, ils s’en apercevront bien un jour. »

Et ce jour arriva lorsque l’enfant fit ses premiers pas. Ce fut la mère qui le constata la première mais, avant de s’en convaincre, elle voulut que son mari eût la même certitude, si bien qu’elle attendit son retour pour le lui annoncer.

« Le petit a fait ses premiers pas.

— Mon Dieu que c’est beau, s’exclama-t-il. Je veux aller le voir. »

Et sans même prendre la peine d’ôter son pardessus et sa veste, il se dirigea illico dans la chambre de son fils. Il le prit dans ses bras, lui fit mille sourires et lui dit :

« Montre à papa comment tu marches bien. »

Et quelle ne fut pas sa consternation en le voyant poser, avec incertitude mais détermination, un pied devant l’autre. Il appela sa femme qui se tenait derrière lui, légèrement en retrait qui lui dit d’un ton rempli de désolation :

« Je le sais mon amour. Je le sais. Je m’en suis aperçue ce matin, mais je n’osais pas m’en convaincre. »

Et, d’une même voix ils s’exclamèrent :

« Notre fils est un inutile. »

Néanmoins, l’enfant grandit, inutilement bien sûr, entouré d’affection et de tendresse. Sa scolarité fut excellente. Inutile, mais excellente. En vacances à la mer, il nageait, courait, jouait au ballon, inutilement ; à la montagne, en hiver, il skiait et faisait des randonnées, inutilement. Bref, tout ce que les autres garçons de son âge faisaient bien ou mal, lui, le faisait inutilement ; mais, Dieu merci, en ignorant tout de son inutilité.

Quand il eut atteint sa majorité – soit deux jours avant de partir à l’armée – ses parents crurent bon de lui annoncer la vérité. Ce fut le drame. Il se leva de table, courut dans sa chambre, s’enferma à clé et, comme un enfant, il se mit à pleurer.

« Inutile de pleurer, fit sa mère à travers la porte. Ça ne sert à rien.

— Ton comportement est infantile, renchérit le père. »

Rien n’y fit, le garçon pleura inutilement le reste de la journée.

Les douze mois qu’il passa à l’armée, furent une suite de tentatives de suicide, aussi inutiles les unes que les autres et qui, fort heureusement, échouèrent. A chacune d’entre elles, ses compagnons de chambrée, pleins de sollicitude à son égard tentaient l’impossible pour le distraire, pour changer ses idées inutiles en idées utiles :

« Inutile, leur répétait-il. Je suis un inutile et tout ce que vous pourrez faire pour moi sera… vain. Il faut que je meure à tout prix.

— Mais, demanda naïvement l’un de ses compagnons, si tu dis que tu es inutile, que tout ce que tu fais est inutile, le geste qui te donnera la mort sera, par voie de conséquence, inutile lui aussi.

— Inutile, sans doute, mais efficace. Une fois mort, il n’y aura plus d’utile ou d’inutile, de bon ou de mauvais ; elle efface tout, elle égalise tout. » Puis il conclut d’un air las : « La prochaine fois, je ne me louperai pas. »

Rien ne lui fit changer d’idée, même les arguments les plus philosophiques faisant le parallèle entre son inutilité et l’inutilité du monde ; même la vision de cet autre compagnon qui sentait venir tout une génération d’inutiles, dont il aurait pu devenir le Messie ; et même les révélations de cet autre bidasse au sujet de sa sœur aînée qui toute sa vie fut traitée d’inutile, et qui était devenue professeur d’université.

« Oui, oui, mais ta sœur, argua-t-il, n’était pas une inutile. On le lui disait, mais elle ne l’était pas. Moi je suis inutile depuis ma naissance et qui sait, depuis le jour de ma conception. Voilà toute la nuance. Il faut que je meure, mes amis. C’est la seule solution. »

C’est ainsi que s’acheva, aussi inutilement qu’elle avait commencée, son année sous les drapeaux. Son retour à la vie civile, ne fut pas rose parce que, d’une part, il eut du mal à trouver du travail (ils les trouvaient inutiles et les employeurs, de leur côté, le trouvaient inutile) ; ensuite, car il ne fut pas un jour où un parent (cousin, oncle, grand-tante) ne débarquât pour contempler le phénomène et, croyez-moi chers lecteurs, tous les prétextes étaient bons :

« Nous passions dans la région… »

« Tante Adélaïde est morte, nous sommes venus te l’annoncer… »

« L’arrière-petit cousin Nicolas se marie… »

Ainsi, il n’y eut plus un seul membre de la famille, proche ou éloigné, qui n’eût aperçu, vu ou dévisagé, l’inutile parent. Ce qui lui fit dire un jour :

« Papa, maman, j’ignorais que nous avions une si grande famille. »

Si l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions, les pavements de la famille ne sont pas toujours mauvais et il se trouva, parmi les membres féminins, une cousine qui était aussi belle qu’éloignée en degrés qui, ayant rencontré son inutile consanguin, décida de rester avec lui. Au début, les parents du jeune homme, prirent cela comme une blague de mauvais goût ; mais au fil des jours, des semaines et des mois, ils durent se rendre à l’évidence que c’était l’amour avec un grand « A » qui avait motivé la jeune et lointaine parente à demeurer près de leur fils.

Le mariage fut célébré en grande pompe quelques temps plus tard, à la grande joie de toute la parenté, qui n’eut pas besoin de s’inventer des prétextes pour revoir une deuxième fois, le phénomène, mais grande fut leur déception en le voyant transformé par l’amour, métamorphosé au point qu’un vague cousin fit la suivante remarque :

« Le mariage a rendu utilisable notre inutile parent. »

Heureux homme qui avait trouvé une utilité à sa vie, et que son entourage trouvait désormais utile. Elles étaient bien loin, désormais, les tentatives de suicide d’antan.

De leur union naquirent deux enfants, un garçon et une fille, beaux, en bonne santé et, surtout, utiles.

L’histoire, chers lecteurs, pourrait s’arrêter ici, sur cette touche optimiste et pleine d’espoir. Hélas, je ne suis ni Perrault, ni Grimm, ni Andersen, et je me dois d’être fidèle à mes principes, fussent-ils inutiles.

Je vous avoue que ce qui va suivre, n’a pas été sans me provoquer de violents maux de tête, et bien des fois je me suis posé la question :

« Ai-je le droit de l’écrire ? Le pauvre garçon a été longtemps malheureux, pourquoi ne pas le laisser en paix, enfin ? »

Et maintes fois je l’ai entendu m’implorer :

« Ô toi qui as tout pouvoir sur moi, préserve ce bonheur que j’ai construit petit à petit. Il est si beau mais si fragile, qu’il pourrait s’écrouler comme un château de cartes, au moindre trait de plume maladroit. Je t’en prie, ne le rature pas. »

Qui d’entre vous ne se serait ému devant une telle supplique ? Moi-même j’ai failli l’être et, au moment de mettre le mot : « FIN », je me suis vu à la place du jeune homme, suppliant le Tout-Puissant, qui ne m’entendait guère. Alors, j’ai pris ma plume et d’un trait, j’ai anéanti tout ce bonheur inutile, fondé sur un amour non moins inutile.

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