Image figée
Ludo ne dit rien, pas un mot, et ne dira rien pendant des heures. Elle accuse le coup, encore sous le choc. Elle revoit la scène se jouer devant ses yeux, encore et encore. Interminable.
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Ludo est assise sur le rebord abrité de sa dévanture, comme tous les soirs. De guinguois, la pancarte en ardoise indique "Fermé : mais pas d'esprit !" sur la poignée de porte – cadeau de sa meilleure amie. Tourner cette pancarte lui procure toujours une joie furtive mais intense. Elle attend les derniers livreurs en profitant de ce moment de répit avant les fêtes. Une Chesterfield entre les doigts, et une tasse brûlante dans sa main libre, elle se délecte de la vue. Après cinq ans à tenir son petit commerce d'artisanat, elle ne se lasse pas de cette rue, et des passants qui la font vivre. Passer de l'autre côté de la vitrine – dans un sens comme dans l'autre – est un bonheur indéfectible.
Ludo inspire une bouffée pleine de saveur, soupirant à l'idée que d'ici quelques semaines cette quiétude sera un vieux souvenir – au moins jusqu'à janvier. La rue sera bientôt décorée de ces milles lumières multicolores, de ces étoiles étincelantes sur les poteaux et de ces ridicules barbus aux fenêtres. La rue sera envahie de Noël et de ces sourires enfantins collés à la devanture, de la joie plein les rires... La rue sera en effervescence et son chiffre d'affaire en hausse – tout comme son irritabilité et sa fatigue.
En attendant elle profite. Il a plu toute la journée, de cette pluie que la jeune femme aime, fine mais condensée, de celles qui vous mouillent les cheveux en quelques secondes sans vous détremper jusqu'à l'os... Elle a admiré du comptoir les gouttes tomber à travers la vitre, derrière les bols en terre cuite et les colliers en chambre à air, elle les a regardées se coller au verre et glisser dans une course effrenée, pour finalement disparaître derrière les sacs en toile de jute. "Picciola pioggia fa cessar gran vento"* aurait dit son grand-père, et cette pensée l'a fait sourire.
Ses yeux promènent autour d'elle, vagabondent. La pluie fait scintiller en halo les éclairages nocturnes et les enseignes. Les voitures aspirent la fine couche d'eau qui parsème le bitume, pour la recracher quelques fractions de seconde plus tard, dans un crépitement aqueux. Un tour de manège gratuit ! Sur le trottoir en face, un gamin haut comme trois pommes saute à pieds joints dans une flaque, si peu profonde que la décéption se lit sur son visage face aux peu d'éclaboussures qu'il arrive à produire. Sa mère, à la fois amusée et agacée, le tire par la main doucement pour l'enjoindre d'avancer. La flaque encore tremblante fait frémir la pâtisserie, jusqu'à se calmer complètement et lui rendre ses contours stricts. Et Ludo laisse son esprit divaguer sur de vieux souvenirs. Elle regarde sans voir la vie autour d'elle...
Soudain la belle italienne pousse un hurlement dont elle n'aurait jamais pensé son coffre capable. Elle lâche sa tasse, qui se deverse sur ses collants en plumetis et s'éclate sur le trottoir en dizaines de fragments. La stupeur la saisit. Dans ses pensées, la jeune femme n'a pas prêté attention à la silhouette qui se tenait à quelques pas. Une silhouette sombre, invisible. Dans ses pensées, Ludo ne l'a pas remarquée se rapprocher de la chaussée à l'arrivée du bus, un pas après l'autre. Dans ses pensées, elle ne l'a pas aperçue abandonner son parapluie et se lancer sous les roues du véhicule... Le son du corps sur la tôle, des os qui se brisent, des pneus qui crissent sur la route humide. L'odeur de la gomme échauffée et de celle de son thé qui se mélangent en une fragrance indescriptible - et inoubliable. Le chauffeur qui se précipite hors du bus, les visages sous le choc compressés contre les vitres, leur respirations formant des halos de buées...
Un piéton tué dans un choc avec un bus TCL à Lyon
Un homme de 60 ans est mort ce vendredi soir à Lyon, renversé par un bus TCL de la ligne C12. Le choc s'est produit vers 19h20 à hauteur du 40 cours Gambetta, dans le 7e arrondissement de Lyon. Le trafic a dû être interrompu sur la ligne en question. **
* petite pluie abat grand vent
** article issu du Lyon Capitale du 1er Octobre 2016
exercice: écrire à partir d'une image _ https://cdn.pixabay.com/photo/2016/11/29/05/55/adult-1867665__340.jpg
22 Novembre 2019
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