Les Ombres de Rodrigue

Rodrigue était le genre de personne que l’on remarquait rarement. Toujours en retrait, discret, il observait plus qu’il ne parlait. Son visage était souvent caché sous une capuche, son regard perçant surveillant chaque recoin de l’île sans que personne ne s’en rende compte. Membre indispensable de La Flamme, Rodrigue était aussi celui qui portait les secrets les plus sombres de l’île sur ses épaules.

Aujourd’hui, pourtant, il ne traînait pas dans les ruelles sombres ni ne complotait contre les anciens. Il se tenait près de la plage, là où les vagues venaient lécher le sable. Cet endroit, loin des regards, lui permettait de se déconnecter de la pression constante de la rébellion. Il regardait l’horizon avec mélancolie, repensant à ce qu’il avait perdu et à ce qu’il avait choisi d’abandonner pour la cause.

Un rire enfantin attira son attention. Il tourna la tête et vit deux enfants jouer au bord de l’eau, riant à gorge déployée en courant l’un après l’autre. Un sourire triste étira ses lèvres. Cette scène lui rappelait un passé lointain, quand il n’était encore qu’un jeune garçon insouciant, ignorant des complots et des mensonges qui marquaient désormais son quotidien.

Enfant, Rodrigue avait grandi dans une famille aimante, avec des parents protecteurs qui travaillaient dur pour lui offrir une vie décente. Son père était pêcheur, et sa mère s’occupait de lui enseigner tout ce qu’elle savait, des mathématiques à l’histoire de leur peuple. Ils lui racontaient souvent les histoires de leur île, les légendes de l’Exil, et comment ils avaient juré de ne jamais franchir les murs qu’ils avaient construits.

Mais l’innocence de son enfance avait été brisée le jour où sa famille avait été accusée à tort de complot contre le Conseil des anciens. Ce fut un événement qui changea à jamais sa vision du monde. Rodrigue se souvenait encore de la nuit où des gardes étaient venus frapper à leur porte, emportant son père sous les cris de protestation de sa mère. Il se souvenait de ses propres larmes, de son impuissance face à l’injustice. Ce fut la dernière fois qu’il vit son père, condamné sans procès pour un crime qu’il n’avait pas commis.

Depuis ce jour, Rodrigue avait nourri une haine viscérale pour le système en place. C’est cette colère qui l’avait poussé à rejoindre La Flamme, bien décidé à renverser les anciens et à briser le cycle de la peur et de la répression.

Alors qu’il était perdu dans ses pensées, une voix familière le sortit de sa rêverie.

— “Rodrigue, qu’est-ce que tu fais là ?” demanda Kevin en s’approchant, visiblement surpris de le voir en plein jour, loin de leur quartier général.

Rodrigue haussa les épaules, ne quittant pas des yeux l’horizon.

— “Je réfléchis,” répondit-il simplement. “Parfois, j’ai l’impression qu’on se bat pour des ombres, pour des fantômes du passé. Est-ce qu’on fait vraiment une différence ?”

Kevin, plus jeune et moins marqué par les épreuves, posa une main réconfortante sur son épaule.

— “On fait ce qu’on peut, Rodrigue. Et ça compte, même si ça ne se voit pas toujours. Regarde Emilie et Sophie, regarde Odilon. On est tous là parce qu’on croit que ça vaut le coup.”

Rodrigue sourit faiblement, appréciant le soutien de son camarade. Mais au fond de lui, il savait que les cicatrices de son passé étaient toujours là, prêtes à se rouvrir à chaque nouvelle trahison, à chaque nouvelle perte.

Les deux hommes restèrent un moment en silence, chacun plongé dans ses propres pensées. Finalement, Rodrigue se redressa, déterminé à ne pas laisser ses doutes prendre le dessus.

— “Allez, on a du travail,” dit-il en tapotant l’épaule de Kevin. “On ne peut pas laisser ces gamins jouer sans leur rappeler que les murs sont là pour une raison.”

Ils quittèrent la plage, Rodrigue jetant un dernier regard aux enfants insouciants. Il se promit que, quoi qu’il arrive, il continuerait à se battre pour que les prochaines générations n’aient pas à grandir dans un monde bâti sur le mensonge et la peur.