Récits obliques — 3 V2
L’urgence s’imposa à lui comme un coup en pleine figure. Il n'avait aucune idée de ce qu'il se passait quand on ratait son transpassage. Aucune idée ! L'image de l'affreuse Île-hospice flotta quelques instants devant ses yeux. Tout sauf ça ! Presque étourdi, le cœur bondissant, Aris s'extirpa en vitesse de l’assemblée des jeunes. Soudain électrisée, la conteuse l’interpella.
— Hé, reste là ! Réponds à la question !
Mais Aris ne l'écoutait plus, seul le Dôme comptait. D'une précipitation tremblante, il fonça vers le pont. Derrière, la voix de Sim Mana trancha, stridente.
— Il en va de ta vie, petit ! lança-t-elle par-dessus les têtes.
Il s’immobilisa. Comment ? La Vox reprit, jubilant de son effet.
— Alors, réponds, gamin ! Que va-t-il se passer, ensuite ?
— Laisse-moi, Sim Mana, pas le temps ! dit-il, manquant de piétiner un enfant qui n’avait pas réussi à s’écarter de sa route à temps. Je vais à la cérémonie. De toute façon, tout le monde connaît la suite de ton histoire !
Elle le pointa du doigt, les anneaux blancs dans ses tresses tintinnabulèrent.
— Non ! Personne ! Tu ne sais rien ! lança-t-elle en le regardant atteindre à l'orée du groupe.
— C’est une vieille histoire que j’ai déjà entendue de ta bouche mille fois, répondit-il, par-dessus son épaule. Ils refusèrent tous les deux et Vide les abandonna. Comme plus rien n’existait pour les séparer, ils se perdirent l’un dans l’autre. Faire un, ça vous tue ! Voilà, ta morale ! Maintenant, je dois y aller ! asséna-t-il en s’éclipsant.
Sim Mana Vox sautilla nerveusement puis fit tonner sa voix.
— Non, petit débile ! Car cette histoire n’est pas le passé ! hurla-t-elle. C’est l’avenir ! C’est l’ancienne fin que tu viens de nous baver là ! Et la prochaine fin sera la tienne !
N’importe quoi, pensa-t-il, en bousculant une rangée d'adultes captivés par la scène.
— Tu radotes et tu vas me mettre en retard ! riposta-t-il, en se débattant avec les curieux massés sur son chemin. Laissez-moi passer, sang-Vide !
Jetant un dernier coup d'œil en arrière, il vit Sim Mana Vox braquer son regard sur lui, dressée telle un félin. Soudain, elle se précipita dans sa direction. Sur sa route, les enfants horrifiés s’écartèrent d’un seul bloc, comme animés par le même mouvement. En la voyant se précipiter, Aris paniqua. Ce regard, cette détermination. En un instant, elle était devenue effrayante ! Bousculant plusieurs personnes ahuries, il finit de se dégager de leur gangue pour retrouver le courant des citoyens qui cheminaient vers le Dôme.
Plus de temps à perdre pour arriver à cette foutue cérémonie. Il fallait se dépêcher, il y avait encore trois plateformes et autant de ponts à parcourir, une véritable trotte ! Sans compter tous ces citoyens allègres qui figuraient comme autant d'obstacles sur sa route. Aris bifurqua vers les ponts transversaux. Bien plus larges, ils autorisaient le passage de beaucoup de monde et il pourrait se faufiler sur les côtés. Il espérait juste que les pontiers n'avaient pas cloturé de passages pour "équilibrer" le flux, comme ils disaient ; auquel cas il serait fichu.
Abordant une susplace où des gens dansaient au rythme des Vox musiciens, il hésita, désorienté. La fête battait son plein, ça partait dans tous les sens. Il se fia au Dôme énorme qui heureusement prenait une place considérable dans le paysage pour s'y retrouver. Tandis qu'il dépassait le plus de monde possible, il entendait Sim Mana le poursuivre à toute allure, criant et vociférant. Aris ne comprenait pas la moitié de ce qu’elle disait.
Il continua de percer la foule multicolore. Il se heurta, trébucha, puis reprit sa course, haletant, en se sachant poursuivit par la conteuse prise de fureur. Autour, la procession citoyenne ressemblait à un gigantesque corps qui réagissait à leur présence. Cette Vox était un être surprenant, son vieux corps semblait pourvu d’une incroyable agilité. En filant entre les jambes des citoyens, elle évoquait une sorte de chat gigantesque qui gagnait de plus en plus de terrain sur sa proie. La foule se faisait si dense qu'Aris dût bousculer des gens pour arriver à progresser. Elle, en revanche, traversait le Peuple sans encombre, en se faufilant, comme si elle pouvait prévoir leurs mouvements.
Il percuta un Ter inattentif et ils valsèrent à même la corne pleine de poussières colorées. Plus le temps de s'excuser, l'autre folle était là et le Dôme s'approchait ! Encore un effort et il y serait. Sans demander pardon au prêtre qui le dévisageait, il reprit sa course, trop conscient que l'increvable conteuse allait arriver. Il avait encore un peu d'avance et comptait dessus. N’allait-elle donc jamais s’épuiser ? Jusqu’où irait-elle ? Allait-elle le suivre jusqu'à l’intérieur du Dôme ?
Bon sang, comment cette femme peut-elle courir si vite ? pensa-t-il, terrifié.
La silhouette du Dôme se dessina au bout de sa route, mais son image chavira d'un coup. D'un seul bond, Sim Mana venait de se jeter sur lui. Elle le précipita au sol, atterrissant sur son dos, féline. La bouche d’Aris mordit la corne tressée de la susplace. Il eut l’impression de manger les poussières portées par les centaines de pieds qui l’avaient foulée tout au long de la matinée. Vivement maintenu, il ne pouvait plus bouger. La vieille conteuse, malgré sa légèreté, avait une façon, très particulière, de l’immobiliser. Elle se pencha vers son visage et dit à son oreille :
— Tu ne fais pas le poids face à la vieille Sim !
Il sentit son haleine, fruitée et âcre, ses boucles de corne tombèrent sur ses joues. Une forte douleur apparut dans ses coudes et ses genoux, elle sourdait aussi dans sa mâchoire et sa bouche pleine de crasses. Il voulait se débattre, fuir, mais elle le maintenait fermement.
— Et maintenant tu vas répondre, siffla-t-elle entre ses dents usées. Qu’adviendra-t-il d’Arride et Pluie ?
— Je ne sais pas et je m’en fous ! éructa Aris, la bouche meurtrie.
Elle raffermit sa prise. Comment faisait-elle pour peser de plus en plus lourd et pour rendre son emprise de plus en plus douloureuse ? En se débatant, Aris vit des pieds se réunir autour d’eux. Personne ne va m’aider ?
Dire qu'il ne restait qu'une portée à parcourir. Il apercevait déjà au loin les transpassants se rassembler dans l'espace dédié, qui apparaissait et disparaissait au rythme des pieds des citoyens montant et descendant. Vaincu, Aris se soumit à la force de la conteuse démente, n'espérant plus les rejoindre.
— D’accord, d’accord, je vais répondre, mais arrête, j’ai mal !
La Vox, déterminée, ne diminua pas son emprise.
— Réponds d’abord !
Sa force était surprenante, Aris ne comprenait pas comment elle faisait. Il essaya de se concentrer, de se remémorer l’histoire, le marché du dieu Vide. Qu’était-ce ? À chacun, il avait proposé le renversement ou la liberté, avec ce qu’elle comportait de problématique : ne plus être capable de distance. Si l’un des deux choisissait le renversement, qu’allait faire l’autre ? Et si les deux le choisissaient ? Il devait y avoir une sorte de piège là derrière, la phrase ne disait-elle pas « toi et toi seul ? ».
Il n’arrivait que péniblement à réfléchir à la question. Non, il valait mieux répondre vite, pour qu’elle lâche prise et qu’il arrive à temps, il dit ce qui lui vint spontanément :
— Aride choisit de rejoindre le sol et Pluie se laissa aller à la folie d’Attraction. Ils ne pouvaient plus s’aimer car ils ne vivaient plus dans le même monde ! Lui, sécurisé, les pieds arrimés au sol, le Ciel au-dessus de la tête, renonçant à l’amour, et elle se mourant d’amour, restée suspendue au-dessus du Vide. Tout les séparait et Vide gagna, comme toujours !
Puis, en bandant tous ses muscles, dans un ultime mouvement pour quitter son emprise, il cracha : « Et maintenant lâche-moi ! »
En une fois, le poids de l’ancêtre disparut de son dos, comme s’il n’avait jamais été là. Aris se retourna douloureusement, prêt à se défendre contre une nouvelle attaque.
— Pas terrible, ton choix, freluquet, déclara Sim Mana d’un ton sarcastique mêlé de déception. J’espère que d’ici à ce que tu sois confronté à ce même dilemme tu aies trouvé quelque chose de plus malin... Mais bon, je te laisse ! Deviens un homme ! ricana-t-elle. Et prend bien garde au Vide, car lui aussi prend garde à toi !
Aris se redressa et, sans demander son reste, se précipita vers le Dôme. Il espérait être suffisamment concentré pour pouvoir passer l’épreuve. Sa vie en dépendait. Transpassés trépassés, se rappela-t-il.
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