Reflet des profondeurs — 5 (V2)

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 Juste en dessous, à hauteur de ses propres bras dressés, se trouvaient d’autres bras tendus.

Impossible ! pensa Bane. Le Ciel deviendrait-il miroir ?

 Une part de lui en fut profondément troublée, mais son détachement prédominait et le phénomène le fit sourire sans l'empêcher d'avancer. Dans un coin de sa tête, il savait que dans son état normal il se serait roulé en boule de peur. A la place il considéra avec curiosité ces surprenants bras-reflets qui accompagnaient ses mouvements, progressant à la même allure.

 Ils arrivèrent en bout de planche en même temps que lui. Ce ne devait être qu'un rêve-éveillé, Bane se disait qu’il n’y avait aucune crainte à avoir. Tout cela n'était pas réel. Amusé, il se pencha lentement vers le Vide et vit ce que seule une surface réfléchissante pouvait lui renvoyer : son propre reflet.

 Son visage et son torse apparaissaient, ainsi que l’extrémité de ses orteils, et il se contempla dans ce miroir posé juste en-dessous de ses pieds. Il évita malgré tout de se pencher de trop. Même s'il y avait quelque chose d’attirant dans l'idée d'aller à la rencontre de sa propre image, son intuition lui disait qu'il ne devait pas y céder. Il resta quelques instants à regarder son reflet inversé. Tout compte fait, la perspective de s'y plonger lui semblait de plus en plus séduisante. Cet autre, si attirant, se tenait curieusement à l’envers du monde, comme un ancien, pensa Bane, ou comme un dieu… Au fond, pourquoi ne pas le rejoindre ?

 L’image-miroir lui sourit.

 Ou était-ce lui qui se souriait ?

 Ce n’était pas lui. S’attardant sur la sensation de sa bouche et de ses joues, Bane se rendit compte qu’il ne souriait pas, il ressentait plutôt une déformation. À l’aide de ses mains, dont il commençait à retrouver la maîtrise, il toucha son visage. Sous ses doigts, celui-ci semblait se tordre en un rictus de détresse absolue.

 Ce reflet n’en était pas un.

 C'est un autre visage que le sien qui affichait cette morgue amusée.

 Tout à coup, ce qui le portait sembla disparaître, ses jambes cédèrent. Il s'accrocha de justesse à la planche afin de garder l’équilibre. Il s’y accroupit, puis s’assit rapidement en bout du madrier, le cœur battant.

 Sa stupeur reflua, laissant place au malaise. Bane comprit qu'il y avait réellement un homme qui se tenait là, debout, juste en dessous de lui, à l’envers du monde. Et cette brusque certitude lui parut abominable. Il rampa à reculons pour s'éloigner du rebord, tout en gardant son regard fixé sur le bout de la planche. L’homme-inversé avait rabattu les bras et Bane ne parvenait plus à le voir. Mais il savait qu'il se tenait toujours en dessous de lui. Il recula vivement, s'assurant de bien sentir le madrier sous ses doigts, tentant de s'éloigner le plus possible de cette présence.

 Il se rappela qu’il n’était pas seul, le Peuple entier l’entourait ! Il lui suffisait de se retourner – ou de lever la tête – pour se rendre compte que la salle entière voyait ce qu'il voyait - ou assistait à la démonstration de sa folie...

 Non, il chassa cette idée. De toute façon, il ne pouvait pas redresser la tête et quitter des yeux l’extrémité de la planche, de la même façon qu'il évitait soigneusement de se détourner d'une araignée lorsqu'il en trouvait une, de peur de ne plus savoir où elle se trouvait l'instant d'après.

 Les yeux rivés au rebord, il s’aida de son ouïe pour déceler les bruits du Peuple, or un silence oppressant semblait désormais remplir l'amphithéâtre. L'anxiété le crispa, son regard s'accrocha d'autant plus au bout de la planche. Là ! Il venait de surprendre un mouvement fugace. L’homme-inversé bascula de dessous la planche pour plonger... vers le haut de la salle.

 Temps lui infligea de voir le déroulement de la scène au ralenti. Bane vit l’homme "tomber" vers le plafond, en un plongeon renversé. Un instant, il croisa son regard - son sourire - avant de le voir chuter dans les hauteurs. Il ne s’y écrasa pas, il était bien trop habile. A la place, l'homme-inversé se redressa en pleine remontée et atterrit sur ses deux pieds à quelques pas de l'arrimage de la corde-axe.

Un dieu, pensa Bane. Nécessairement ! Aucun homme ne peut survivre à une chute pareille, même un ancien !

 L’homme-inversé se mit debout au plafond de la salle. Il rajusta ses vêtements - qui étaient simples et de très étrange facture.

 L'assemblée n'existait plus, l'épreuve non plus. Bane n'avait d'yeux que pour lui. Sa formidable présence le fascinait, il se sentait privilégié d'être aux premières loges pour le voir se tenir ainsi dressé en haut du monde.

 Cet homme – non, ce dieu – n'avait que faire de l'emprise du Vide, il ne pouvait pas y tomber. Pour lui, le monde demeurait inversé. Il se tenait simplement là, à contre-sens de la gravité, indifférent à la mort qui attendait chacun au plus profond du Ciel. Il semblait même serein, ria nerveusement Bane, comme s'il ignorait l'inquiétude constante de vivre au-dessus d'un gouffre immense.

 Une pointe d’envie le traversa, il serait si beau de pouvoir librement arpenter les allées de la Cité, sans risquer à chaque instant que la moindre bourrasque un peu trop violente ne vous fasse basculer et sombrer dans les étoiles. Quelle liberté incroyable. Pouvoir aller et venir à chaque endroit du monde sans devoir utiliser des voiles glissant sous de précaires cordages. Marcher simplement d’un lieu à l’autre, sans que des arpenteurs, risquant leur vie à chaque instant, n’aient à se sacrifier pour planter des pylônes dans la roche, en tentant vainement de sécuriser des ancrages jusqu’à ce qu’ils finissent invariablement par céder sous le poids du temps, les précipitant ainsi dans les nuages.

Ah, quelle facilité pour les anciens et pour les dieux !

 Bane voulut tenter de rejoindre cet homme-inversé, qu'importe la manière, afin de l’implorer de le sortir de sa condition d'humain, de pitoyable agrippé, et l’emmener de son côté du monde. Il lui avait souri après tout, peut-être que cela signifiait quelque-chose ?

 Des mots se formèrent alors sur ses lèvres, ils sortirent dans un murmure :

— Emmenez-moi !

 Mais l’homme-inversé ne lui souriait plus, son regard se portait d’ores et déjà ailleurs. Il balayait la salle des yeux. De l’endroit où il se tenait, il avait une vue bien dégagée sur l’ensemble du Dôme. Il cherchait quelque-chose ou quelqu’un.

 Le Peuple – que Bane apercevait enfin – se tenait dans un état de sidération absolue. Un silence, dense, terrible, emplissait les lieux.

 L’homme-inversé chercha un certain temps, tournant sur lui-même, scrutant chaque allée, une à une. Le public demeurait suspendu, comme Bane, à son attitude ; personne ne semblait savoir quoi faire.

 Alors qu’il balayait du regard les allées remplies de monde, son attention se fixa soudain sur un endroit précis. Tous les membres de l’assemblée se tournèrent d'un seul coup en direction l'endroit qu'il regardait, scandant « Dieu, viens à nous, dieu renverse-nous ! » . L’homme-inversé braquait son regard sur les travées des hauts-Aers. L'Acastale, masquée par son voile de brume, s'y dressait, bras écartés.

 Bane se sentit ridiculement déçu. Il était clair qu'un dieu n’allait pas venir à la rencontre d'un citoyen de basse-caste, comme lui. Qu’imaginait-il donc ? L’honneur de ce premier contact était réservé à des Aers ou à des Ter, mais pas à un vulgaire Artes. Et ce dieu semblait vouloir directement rencontrer la plus haute autorité de la Cité, l'Acastale.

 Qu’allaient-ils se dire ? La souveraine allait-elle le recevoir dans ses quartiers privés ? Comment allaient-ils procéder ? Elle au sol, inférieure, et lui au plafond ? Arriveraient-ils à parlementer d’une façon aussi étrange ?

« C'est un dieu, est-ce le Temps ? Serait-ce Art ? » résonnaient les voix.

 L'acclamé descendit – ou devrait-on dire gravit ? – les marches de l’antique parterre du Dôme, en direction du trône, autour duquel les Réaliens et les troupes suprêmes s'agitaient déjà. Il arriva rapidement au-dessus de l'Acastale, qui lui ouvrit ses bras. Sous son voile, on pouvait voir sa bouche ouverte, avide.

 L’étrange personnage se tenait à présent à quelques pieds au-dessus d'elle. L'Acastale semblait lui parler, mais la distance et les cris du peuple ne permettaient pas à Bane d’entendre ce qu’elle lui disait. « Renverse le monde, renverse-nous, ô dieu remonté des cieux ! », glapissait la foule.

 Le dieu la dévisagea, mais ne semblait pas vraiment l’écouter. Il prit un air méprisant, puis pointa du doigt un homme non loin d'Arma Terra Cael, laquelle se retourna vers celui qui était désigné et se mit à l’apostropher avec colère.

 L'inversé ne fit rien de plus, en tout cas rien d’apparent, mais, quelques instants après avoir tendu l’index vers le personnage – un haut-Aers, songea Bane, probablement un Réalien – une chose inimaginable se passa : la tête de l’homme explosa, projetant des volutes de sang en tous sens.

 L'Acastale émit alors un cri terrible, suraigu, qui recouvra les autres voix et résonna dans tout l'amphithéâtre. Les Aers alentour prirent le relais de son hurlement et plusieurs se précipitèrent en direction du Réalien, désormais décapité.

 Agitation, cris, heurts. Au-dessus de cette scène absurde, l’apparent instigateur de l’horreur semblait détaché, sans émotion. Quel genre de dieu pouvait commettre un crime aussi implacable ? Que justifiait une telle cruauté ?

 Les gardes suprêmes, sidérés, reçurent d'abrupts ordres qui les rappelèrent à leur fonction. Ils brandirent des arbalètes et des lances en direction de l’homme-inversé. Lequel avait déjà amorcé sa fuite et se précipitait, courant au plafond, en direction de la plus proche sortie du Dôme. Les flèches, mal décochées, ne l’atteignirent pas – pire : elles retombèrent sur le public et Bane vit confusément des gens être touchés.

 Au-dessus des mouvements furieux, yeux révulsés et cris abominés, l’homme-inversé disparut dans l’obscurité d’une des voûtes s’ouvrant vers l’extérieur.

 Un nouveau beuglement finit de ramener Bane à lui. L’immense salle grouillait, débordée par l’abomination qui s’abattait sur elle. La foule dense, et parmi eux sa famille, commençait à fuir en toutes directions, n’hésitant pas à s’entre-piétiner. Bane, pétrifié par la scène, se rendit soudain compte qu’il se trouvait toujours assis sur la planche de l’affront, ses ongles enfoncés dans le bois, jusqu’à sang.

 Deux mains le saisirent brusquement par derrière et le tirèrent jusqu’au bord du puits. Là, couché sur le dos, il ne reconnut d’abord pas le visage de celui qui l’aidait.

 Ulri essaya d’attraper son regard affolé alors qu’il partait en tous sens. Quand le jeune homme réussit enfin à le capter, Bane le regarda intensément, croyant presque avoir affaire à l’homme-inversé. Il finit par reconnaitre son nouveau compagnon. Son visage n’affichait aucune peur. Comment pouvait-il paraître si calme dans ce chaos ?

— Allons-nous-en, l’ami, lui lança-t-il en essayant de ne pas le brusquer.

 Bane lui tendit alors la main et Ulri l’emporta.

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