Ils sont en filigrane — 2 (V2)

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Elles continuèrent en silence sur la grand-susplace tranchant les contreforts du palais. Evitant son centre, encore peuplé de vils macaques, elles longèrent les puissantes attaches qui arrimaient son énorme surface aux hauteurs sculptées et luxuriantes du plafond. Des plantes descendantes s’agrippaient avidement aux fibres de corne, comme pour les renforcer. Leur floraison éclatante emplissait l’air d’un parfum suave, presque désagréable. Entre le surplombs et l'imposante place, se tenaient, inaccessibles, bon nombre de statues alanguies. Elles représentaient ces humains d'autrefois qui n'avaient jamais été inquiétés de sombrer au Ciel ou d'être emporté par le Vent. Felna évita de trop les regarder, redoutant que l'homme-inversé se trouve parmi elles.

— M'Aers… osa finalement Mina. C’est terrible ce que…

— Silence, aide, je refuse d’évoquer quoi que ce soit de l'évènement avec toi, devina Felna, la faisant taire d'une main levée. Explique-moi plutôt d’où proviennent ces on-dit ?

 Habituée aux réprimandes de sa maîtresse, Mina obtempéra, non sans avoir d'abord inspecté les alentours. Hésitante, elle expliqua, un demi-ton plus bas :

— La servante de Mia Tarse Aers, m'Aers, elle raconte volontiers ce qu'il se murmure dans les appartements Réaliens.

— Ah... Si j’étais sa maîtresse, elle serait déjà reléguée aux lavoirs. Tu peux me croire, ma bonne Mina !

 Elles firent silence en passant devant deux dames qui devisaient, l’air un peu triste, en contemplant les jardins suspendus du palais. Les jeunes femmes se fendirent d’un sourire de circonstance, accompagné d’une légère inclinaison du buste. Une fois éloignées, Mina poursuivit, secrète :

— Il semblerait que les nouvelles débordent souvent leurs murs, m'Aers. Il y aurait eut une querelle entre Mia Tarse et son mari concernant la cérémonie. Il l'aurait imploré de quitter l'Acastale après la mort du chancelier !

 Toujours ce vieux mot, issue d'un autre temps, où les hommes dirigeaient. Un mot emprunt de favoritisme, d'exception, de domination sans partage...

— Le Réalien Fard Egan, veux-tu dire ? s'insurgea Felna.

— Le Réalien Fard Egan Aers, bien-sûr, excusez ma bêtise. Son mari l’aurait menacée d’aller vivre loin de la Cité, dans les palais astraux. Ilian Tarse hésiterait à accomplir les volontés de son époux, selon ce que j’ai compris.

— Une Réalienne qui irait se perdre aux confins du monde connu ? C’est ridicule. Je ne peux pas imaginer que cette Aers, dans la force de l’âge, puisse vouloir quitter la vie citoyenne, ainsi que l'Acastale !

 Elles s’interrompirent un instant pour contempler les jardins suspendus qui bordaient la place. Les arbustes et les buissons entremêlés formaient un tableau de contrastes composés de manière à enchanter les membres de la cour, et ce, tout au long de l'alignement. Les jardiniers rivalisaient de créativité et bravaient tous les dangers pour entretenir ces coins de nature préservée et en sublimer l'éclat.

— C’est en tout cas ce que la servante racontait, m'Aers, je crois qu’elle redoute de devoir aller vivre avec sa maîtresse. Est-ce loin, m'Aers, les palais astraux ?

— Très loin, Mina, ma chère, c’est à l’autre bout du monde. C’est un vestige ancien remarquable que certains Aers ont élu comme lieu de villégiature. D’ailleurs mon grand-père y vit la plupart de son temps, et ma mère s’y trouve actuellement aussi. Il y fait, paraît-il, plus chaud.

— Cela n’a pas l’air si horrible, m'Aers.

— Non, ça ne l’est pas, en effet. Mais si tu veux partir à près de deux jours de voile de la Suspendue, libre à toi de t'en aller - quant à moi, je reste !

— Non, m'Aers, je ne vous quitte pas.

Bien entendu, songea Felna. Qu'allait-elle faire sans sa maîtresse ? Depuis que celle-ci savait aligner plus deux pas, on lui avait assigné Mina, alors qu'elle n'avait que deux alignements de plus. Felna se rappelait encore de la curieuse préceptrice Inter qui venait apprendre à sa servante l'art d'être une bonne aide et comment bien la soigner, tandis qu'elle, petite fille, jouait à côté, suivant tout cela de loin, en attendant le jour où elle-même serait éduquée, à décider. Elles avaient pour ainsi dire grandit ensemble. Sans elle, oui, Mina serait perdue.

 Elles restèrent quelques instants à contempler les jardiniers voyageant le long des cordes qu’ils avaient tendues entre les ailes du palais et les ancrages de la grand-susplace. Ils avançaient précautionneusement le long des fibres pour tailler les arbustes dont la floraison cherchait le soleil en contrebas.

— Tu as raison, Mina, ta place est ici. Et donc ? Que dit-on de l’autre Réalienne ? Va-t-elle également s’expatrier vers les confins ?

 La dame de compagnie eut un petit temps d’absence, les jardiniers effectuaient un travail remarquable, qui forçait l’admiration.

— Pardon, m'Aers. Non, il semblerait que Miir Fenan Aers ne soit pas prête à partir vers les confins. Ses servantes prétendent qu’elle ne serait plus à même de sortir de ses appartements, déclara Mina d'un air conspirateur. Elle aurait expressément demandé qu'on la laisse seule, cloîtrée avec son aide comme unique chargée de soins. Malgré les sollicitations de l'Acastale, elle n’aurait pas daigné quitter ses cubes, continua Mina, incrédule. Vous rendez vous compte, m'Aers ? Même son mari ne peut plus y entrer. L'Acastale, en personne, doit-elle aller jusqu'à se déplacer pour lui rendre visite ? Dans des appartements Réaliens ?

— Ce serait un outrage, tu as raison !

 Felna prit Mina par le bras. Elles s'approchaient du palais. Le brillant vestige du passé descendait ses humbles mais inébranlables tours vers le Ciel naissant. Il semblait les toiser du dessous. Felna continua :

— Je ne sais pas pourquoi mais cette histoire me semble étrange. Penses-tu que les deux Réaliennes aient quelque-chose à se reprocher ? Risqueraient-elles... le même châtiment ?

— Vous croyez, m'Aers ?

— Cessons de parler de cela, veux-tu ? Le monde est devenu bien trop sombre depuis la cérémonie, trancha Felna, sentant l'inquiétude la gagner. Dis-moi plutôt ce qu’il en est de tes amours ? Tu ne m’as toujours pas avoué qui était l’homme qui tourmentait ton cœur. Serait-ce un de ces beaux jardiniers au carnat musclé ou quelque autre charmant Inter chargé de l’administration du palais ?

Mina rougit presque instantanément. Elle fit non de la tête avec insistance.

— Il n’y a personne, m'Aers, qu’allez-vous penser ?

— Tu mens décidément mal, ma bonne amie. Si tu ne me dis rien, mes soupçons se tourneront vers d’autres catégories de personnes, bien moins raisonnables à aimer pour toi. Te serais-tu éprise d’un charmant Aers, braverais-tu les interdits ?

 Mina devint si rouge que Felna crut qu’elle allait défaillir. Après avoir dépassé quelques espaces de rassemblement encore bien vides, la servante confia, timidement :

— Il y a bien quelqu'un, m'Aers, mais je n’en dirai pas plus. Et cette affection est conforme à l’honneur, croyez-moi !

— Te voilà bien secrète ma brave Mina, cela ne fait qu’exciter encore plus ma curiosité !

 Comme apparut de nulle part, un homme vint apostropher Felna en la saisissant par le coude. Surprise, elle se débattit vivement, puis vit qu'il s'agissait de son mari, voulant l’aiguiller vers l’entrée du palais.

 D’un geste agacé, il congédia Mina qui, après un dernier regard à sa maitresse, fila vers les quartiers Inter.

— Toujours à bavasser avec cette pie, dit-il, l'air furieux. Te rends-tu compte qu’elle raconte tout ce que tu lui confies à la moitié des Inter du palais ?

La réponse vint, rapide, sèche. Pour qui se prenait-il.

— Et vous – mon mari – vous rendez-vous compte que l’autre moitié des Inter du palais vous ont contemplé éperdument ivre à la cérémonie d’hier ?

Idas grogna comme un chat mécontent, allait-il feuler ? se demanda Felna.

— Cesse ton mépris, je suis endeuillé et tu n’as rien à me dire. Sais-tu pourquoi je suis levé depuis l’aube ? grinça-t-il, en continuant de la guider. J’ai un encielement à organiser – pendant que tu te prélassais sous tes draps, sans te soucier du monde ou de ton mari ! J’ai dû tenir tête aux brigades suprêmes qui ont séquestré le carnat de mon père. Crois-le ou non, ils veulent organiser une lamentable élucidation sur les circonstances de son décès ! Une élucidation, Felna ! Alors que l’ensemble de la Cité a assisté en direct à son meurtre !

 Felna resta quelques instants à le regarder, déconcertée. Comment pouvait-on à ce point paraître ne se soucier de rien et en même temps sembler démuni ? Une espèce de remord monta en elle. Idas avait la manière, une efficacité particulière pour susciter cela, une sorte de pouvoir. Elle baissa à nouveau les yeux. A nouveau. Au lieu de se défendre, de rétorquer, elle aurait dû se souvenir que son mari était le fils du Réalien décédé, et qu'il avait de quoi être furieux, même agressif.

 Pourquoi était-il toujours si difficile de lui parler ? Pourquoi cette tension et, de sa part, cette abjecte soumission ? Elle ne lui devait rien ! C'est vrai, elle aurait dû garder son calme et lui offrir d'humbles condoléances. Cela aurait suffi à la prémunir, et ne pas à devoir baisser les yeux. En même temps, qu'avait-il donc à l'apostropher ainsi ? Et de quelle détresse parlait-il ? Elle savait pertinemment qu'il n'aimait pas son père. Allait-il donc prétendre qu'il comptait à ses yeux, à présent ?

Cesse donc ! se tança-t-elle. Mieux valait arrêter de l'affronter sans cesse et toujours le croire insensible. Pas maintenant ; son père était mort ! Il ne pouvait pas ne pas être affecté par les évènements. Il ne fallait pas négliger l’impact de ce crime horrible sur lui. Il avait assisté à la destruction de son parent, pas moins ! Et cette horrible réalité s’imposa soudain à elle, venant gonfler son remord d'avoir cru naïvement avoir été la seule à souffrir.

Certes, elle n’aimait pas Idas, mais il était son compagnon aux yeux des dieux et il n’avait nul besoin d’entendre ses petites remarques méprisantes en pareil moment.

— … Excusez-moi, j’aurais dû avoir la présence d’esprit de vous proposer de vous seconder ce matin.

— Je ne te parle pas de ça, Felna ! fit-il, tranchant son élan de sollicitude. Je préfère m'occuper de cette affaire sans ton intervention, merci. Mais j’ai bel et bien besoin de toi. Ta cousine est bien Générale des brigades du nord ? Je voulais te demander de discuter avec elle. Sa parole aurait bien plus de poids que la mienne auprès de l'archimaître-général.

 À cette demande, Felna s’arrêta net. Pendant quelques instants elle avait cru être en face d'un homme endeuillé, mais revint sur sa première impression ; il n’avait pas l’air si affecté que cela, finalement. Et l’heure était aux manœuvres politiques, visiblement.

— Vous voulez donc, mon tendre époux, que j’aille interférer auprès d’une cousine – auquel je n’ai peut-être parlé que deux ou trois fois : de la douceur du temps ou de la candeur des enfants – pour qu’elle intervienne dans vos affaires familiales, ceci au mépris des ordres acastaux ?

— Cesse tes simagrées, ce ne sont pas des vulgaires « affaires familiales », glapit-il. C’est l’honneur de ma famille qui est en jeu ! Mon père doit être encielé selon les coutumes. Et puis, tu crois vraiment que c’est l'Acastale qui a ordonné cette élucidation ? L'Acastale, elle reste cloitrée dans sa grande salle du trône, absente à elle-même et aux autres. C’est à peine si on l'a entendu aligner deux mots depuis les évènements. Bon sang ! Qui dirige ce terraume ? Je te le dis-moi, c’est l'archimaître-général Vink Goor qui a pris la tête des opérations… Il n’a rien d’un Réalien, c’est un militaire ! C’est presque un coup…

Il s’interrompit soudain, tout en la regardant.

— ... Enfin bref. Alors, vas-tu m’aider, oui ou non ?

 Felna éleva la voix de manière à être entendue par les Aers et leurs Inter qui commençaient à remplir l'espace alentour.

— Je dois me présenter aux autels, je vous prie de m’excuser, mon tendre époux, je suis éprouvée par le terrible deuil qui nous frappe. Je dois aller prestement me confier aux dieux !

 Elle fila vivement, pénétrant le palais en serpentant entre le personnel. Elle se débrouilla pour distancer suffisamment son mari pour intercaler plusieurs personnes entre eux. Il y avait tant de monde qui s’affairait en ces lieux, qu'on avait tôt fait de perdre ses compagnons dans le charivari des allées et venues de la cour.

 Elle se demanda comment elle avait pu se laisser à nouveau bercer d'illusions. Elle savait pourtant que cet homme ne changerait jamais ! Comment pouvait-il lui demander d’aller quémander de l’aide à sa cousine ? Quelle honte ! Et Mina qui n’était plus là, à présent ! Un comble ! Felna serait contrainte de se présenter seule aux autels.

 Parcourant les allées claires-obscures du palais, elle se demanda si son mari la poursuivait silencieusement. Il n’était pas homme à abandonner une idée une fois qu’elle l’avait saisi et il fallait trouver une parade si, d’aventure, il insistait au sujet de son intervention. La solution se trouvait au bout de sa destination. Le temple des dix, aménagé dans le palais, était un lieu de vénération et de silence. Si elle y parvenait avant lui, elle pourrait-y demeurer jusqu’à l'épuisement de sa vindicte mal placée. Une longue matinée de prières pieuses et de sacrifices aux dieux découragerait aisément cet homme trop impatient.

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