Passé le seuil — 3 (V2)

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 Ilbion s’interrompit, laissant ses derniers mots imprégner l'atmosphère.

 Lors de ses envolées, on gardait volontiers silence. Chacun savait que parlementer ne servait à rien. Bien trop sûr de lui, il se débrouillait toujours pour retourner les discours et obtenir le dernier mot.

 Sauf que là, contrairement à ses élucubrations habituelles, qu'on écoutait souvent d'une oreille étourdie, ses nouveaux propos semblaient l'engager lui, Aris, tout fraîchement scellé et au bord de sa vie d'adulte. La suite sentait mauvais. Il aurait bien voulu que pour une fois quelqu'un réagisse. Que sa grand-mère déboule, hurle au sacrilège et à l'invocation d'Ironie. Que son papé sorte un instant de la brume pour s’offusquer, réagir, remettre un peu de calme dans la tête fiévreuse de son fils. Ou que sa mère débarque et, pour une fois, tape du poing sur la table, au lieu de subir tout en silence. Ou bien ses sœurs, ou bien ces pontiers... mais que pouvaient-ils dire, que pourraient-ils faire ?

 Aris était seul, il n’y avait que lui pour tenir tête à son père. Allez, il suffisait de lui dire qu'il ne voulait rien entendre et qu'il racontait n'importe quoi – non, plutôt que ça ne l'intéressait pas ! Qu'il voulait juste entamer sa propre vie sans avoir à s'encombrer de la sienne ! Qu'il n'en avait rien à faire d'avoir été l'un des seuls à recevoir son sceau, tout ce qui lui importait était d'y avoir réchappé, d'être en vie et pouvoir la prendre en main, cette vie. Seulement aucun mot ne vint, sa bouche resta close et son père reprit.

— Aris, tes amis, ta génération, ils vont pouvoir choisir ce qu’ils veulent être. Et ne me regarde pas avec la tête butée de ta grand-mère ! Tu ne trouves pas absurde que nous soyons tous condamnés à ces foutues assignations de castes ? Ce sang, s'emporta-t-il en découvrant le creux de son bras, affichant le bleu de ses veines. Suffit-il à justifier que nos ancêtres, ta mère, tes sœurs – peut-être même toi – soient condamnés à torcher les culs des Aers ou soigner les abjects sur l’île-hospice ? Ce sang a bien la même couleur que celui des Vox, non ? Et nous n’aurions pas le droit d’aller chanter notre joie sur les susplaces, pour nous ce serait humiliant, hors-propos ?

 Il se rassit sur sa chaise, tapota nerveusement du doigt sur la table à manger. Les deux pontiers à ses côtés semblaient hésiter à intervenir, ils attendaient. Se sentaient-ils aussi bloqués qu'Aris et sa famille devant lui ?

— Ce sont juste des mots, Aris. Ce sont des titres Vides que les humains ont conçus pour leurs propres besoins, ce ne sont pas les dieux qui ont décidé de cela. Réfléchis bien à la méthode utilisée par les Ter pour connaitre les édits divins. As-tu déjà vu un dieu s’adresser à l’un d’eux ? Non, c’est par l’entremise d’un Illum que la parole va advenir, toujours ! Et l’évènement de cette cérémonie pourrait même être le premier vrai contact avec les dieux depuis... le cataclysme… Les Illums, bien qu’intrigants, restent de simples humains, de chair et de sang. Et ce qui sort de leur bouche enbarbée reste un fatras de mots humains, des mots qui alourdissent inutilement nos vies !

 La mère d'Aris rentra à cet instant, sans doute interpelée par le bruit qui devait sans doute s'entendre du dehors. Elle avait probablement sciemment attendu avant de revenir. Aris se demanda si elle allait pour une fois dire quelque-chose. Il vit sa bouche s'entrouvrir, et lorsque son père le vit également, il s’empressa de reprendre, et même avec plus de force, comme s’il parlait à une communauté de sourds.

— Vous rendez-vous compte ? On prononce un jour le mot "Ter", lors d’une absurde cérémonie ; puis on vous tamponne le cerveau avec un sceau brûlant ! Et vous voilà condamnés à devoir lécher les pieds des dieux jusqu’à votre mort ! Rien d'autre ne vous est possible, ni bâtir, ni aider. Et les autres là, les privilégiés, les fainéants, on leur clame le mot "Aers", puis on leur imprime sur le front, et ils deviennent les dirigeants du monde, sans mérite, sans effort. Imaginez le pouvoir de simples mots, même leur absence. On tait un seul d'entre eux et vous voilà privé de caste. Abjecte, vous devenez l’équivalent d’un déchet, campé à l'île-hospice pour y être oublié ; condamné à bouffer les restes en contemplant – de loin, de très, très loin – la richesse d’idiots nourris à la volaille !

 L'orateur sembla s’éteindre. Aris crut même qu’il allait s’interrompre, que l'interminable discours s'achevait enfin. Son père lui prit les mains et s’adressa directement à lui.

— Et toi ? Est-ce que ça te convient, fils ? Est-ce que tu acceptes ces absurdités ? Alors que même les dieux nous indiquent qu'elles doivent finir ?

 Ilbion lâcha ses mains, marqua une pause, essoufflé, avant de lentement calmer sa respiration. Il but ensuite une rasade de vin et reprit, en dressant deux doigts vindicatifs. Personne n'allait donc l'arrêter ?

— Papa, je...

— Deuxièmement, insista-t-il de ses deux doigts tendus. Pourquoi crois-tu que cet envoyé ait précisément abattu l’un des personnages les plus importants du terraume ? Il aurait pu, à la place, tuer l'Acastale. Mais non, il a choisi le véritable chef de la Cité, son éminence grise ! C’est aussi un signe, vois-tu ! Fini les messes basses, les manœuvres cachées des Aers, à bas leur pouvoir. N’ont-ils pas assez régné, n’ont-ils pas suffisamment pris de décisions insensées ?

 Il s’adressa d'une voix tonnante à tout le monde, même papé cilla.

— Expliquez-moi donc le sens d'imposer aux jeunes de se balancer au-dessus du Vide ? continua-t-il en dardant sur sa femme un regard terrible, comme si elle était une de ces Aers qu'il décriait. Pourriez-vous me présenter, sans langue de bois, les raisons d'envoyer des arpenteurs dans les confins, qui finirons à coup sûr leur vie dans les nuages ? Dites-moi ! Pourquoi les enterrains et les tunnels seraient – selon les dieux, soi-disant – des lieux impies ? Ne pourrait-on pas y vivre, tranquilles, sans avoir à se soucier des menaces constantes du Ciel qui nous souplombe ? Mais regardez ! Les dieux nous montrent qu’il faut enlever à ces Aers le pouvoir qu’ils ont falsifié en subvertissant l'autorité divine !

 Ilbion baissa la voix et prit un air plus sombre.

— Le symbole est beau, non ? Nos chefs, perdent la tête…

 Là-dessus, Aris éclata, impossible d'écouter plus.

— Papa, non ! Tu vas trop loin ! s'emporta-t-il, élevant la voix pour parvenir à surpasser celle de son père. Même... de ta part, ce que tu viens de dire dépasse toutes les limites ! Alors, maintenant, explique-moi ton idée et après laisse-moi partir parce que j'en ai ma claque de ton baratin ! Tu veux faire la révolution, c’est ça ? Faire tomber les Aers ? Avec quels moyens ? Avec quelles forces ?

 Plus un son ne résonnait dans la pièce. Sa mère frottait benoîtement le bras de Rhona, le regard Vide, son grand-père restait fixé sur le mouvement circulaire qu’accomplissait sa spatule dans la marmite. Les invités buvaient leur vin, l’air gêné. Tu parles d’une fête ! C'est bien pire que j'imaginais ! songea-Aris. Seule sa dernière sœur, Alira – qui avait le bonheur d’être si petite qu’elle ne comprenait rien – babillait doucement, indifférente aux envolées de son père. Celui-ci embraya :

— Justement Aris, et excuse-moi, je me suis peut-être un peu emballé, mais je pense que mon idée en vaut la peine et je vais te l’exposer.

 Ses yeux partant dans le vague tel un Illum, ses dents serrées, tout venait de disparaître. Ilbion, son père, venait de revenir. Aris vibrait encore de ses propres cris. Était-ce la première fois qu'il tenait tête au personnage ? Il n'en était pas sûr, il avait déjà débattu avec lui, mais pas de cette façon. Était-ce ça, devenir un homme ? Voir brutalement les apparences chuter ? Ne plus rien reconnaître de ce qu'on avait toujours côtoyé ?

— D’abord, reprit son père avec douceur. Laisse-moi te présenter mes deux amis, je les ai trop longtemps laissés de côté. Voici Iber Than...

 L’homme interpelé sortit de sa stupeur à l’évocation de son nom, il se leva et salua Aris. Il était plutôt élancé, ses yeux semblaient éteints mais vifs à la fois, ce qui troubla le jeune Inter.

 L’autre homme s’appelait Egar Bhen, son front volontaire portait un bandeau qui masquait son sceau de caste. Aris eut l’impression que cet homme était émerveillé de pouvoir lui serrer la main. Il se demanda ce que son père avait bien pu leur mettre en tête.

— Enchanté, dit-il, tout désolé de les saluer que maintenant.

 Il voulut discuter avec les deux pontiers, mais son père ne le laissa pas poursuivre.

— Ces hommes vont nous aider, Aris... Non, ils vont t’aider ! corrigea son père. Ecoute, fils, je crois que tu ne prends pas encore bien la mesure des choses. Sache, pour commencer, que le surnom que les gens du peuple vous ont donné, toi et cette fille, n’est pas anodin.

 Aris eut un moment de suspension. On parlerait de lui, dans la population ? – c'est à dire plus loin que leur petit voisinage au Nord du Nord ? Vraiment ?

— Toi et cette fléautée, on vous nomme les rescapés, continua Ilbion, la voix reprenant en puissance. Tu te rends compte ? On dirait presque le nom d’un dieu ! Ils murmurent déjà que vous seriez tous deux des élus divins ! Ce n’est pas rien ça, Aris ! fit-il, en dressant un index qu'il agita sous le nez de son fils. C’est même, en tant que tel, une partie de ces fameuses forces dont tu parlais ! Tu vas devenir un symbole… Vous êtes, cette femme et toi, les symboles de la transition. Il faut s'en servir, mon fils ! Les Ter ont vu juste pour une fois, nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère ! Une ère où seuls les méritants pourront décider de l’avenir du peuple !

 Son père se tenait à nouveau debout, tentant d’exciter les passions de son auditoire restreint, ses yeux semblaient partir, mais il s’interrompit dans son ascension et tendit les bras vers ses compagnons de tablée.

— Ces deux hommes vont te conseiller, ils vont t’introduire auprès des gens importants, des gens d’influence ! Il va falloir préparer un plan méthodique…

 Pendant que le discours de son père se poursuivait, fiévreux, sans limites, Aris eut comme un sursaut de pensée. Cet homme – son géniteur – tentait-il de faire de lui une espèce de manœuvre politique ? Voulait-il l'employer comme fer de lance d’un sombre mouvement révolutionnaire ? Le transformer en un objet de propagande anti-caste ?

 Si Aris connaissait depuis longtemps les idées de son père, il ne soupçonnait pas l’ampleur de l’organisation qu’il y avait derrière, et qui se laissait à présent deviner. Ces deux inconnus ne devaient être qu’une infime partie d’un groupe bien plus large.

 Le souvenir de ces réunions auxquelles son père participait durant des nuits entières prenait un sens nouveau. Cet homme – le bien respecté Ilbion Rhian Inter, fidèle pontier de la Cité – était occupé à fomenter une révolte bien réelle. Ses discours habituels n’étaient pas que de simples rêveries d’idéaliste borné. Il se révélait maintenant au grand jour et rêvait que son fils vienne servir sa cause.

 Les idées en pagaille, Aris voulut sortir pour respirer, trouver l'air, voir le Ciel, rattraper sa mamé qui détesterait autant que lui toute cette folie. Le pontier Iber Than le saisit par le bras pour le retenir.

— Ecoute, Rescapé, nous allons t’aider à retrouver la fléautée qui a transpassé avec toi. Il est important que, tous deux, vous fassiez des apparitions publiques. Connais-tu son nom ? Ou sa caste ?

 Aris ricana intérieurement, ces hommes ne voulaient plus des castes mais en gardaient la référence pour retrouver quelqu'un ?

 Ces deux hommes venaient de se démasquer comme les agents de la folle révolution de son père. Combien pouvaient-ils être derrière ?

 Aris se leva, bouillonnant.

— Tout à l’heure, j’ai dit que j'allais partir. Je vais à présent le faire. Est-ce que vous m'avez demandé mon avis ? Que dalle ! Or c’était peut-être la première chose à faire, non ? gronda Aris, serrant les dents. Pour le moment, j’ai juste envie de cracher à vos pieds et vous maudire... tous ! Mais je vais m’abstenir, ne pas me précipiter, et aller réfléchir là où l’air me semble plus frais. Frères Inter – Père –, au Vent !

 Sa mère essaya mollement de le retenir. Mais Aris était plus que déterminé à mettre le plus d'air possible entre lui et son père, il partit en tapant de ses pieds la hargne qu'il ne voulait plus crier – et si en prime toute la maison pouvait disparaitre dans les nuages avec son père et ses plans, ça l’aurait soulagé !

 Aris quitta la grappe d'habitation et le district qui l’avait vu naître. Il fila en direction d’un lieu où il savait avoir une vraie place. Même une place de choix.

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