La nuit les ponts glissent — 2 (V2)

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 Parfum de vin léchant la sueur, humeur d’oubli pêchée dans la bouffe et la graisse. Fatras, épaves dormantes, corps éparpillés au petit bonheur. Raul aimait l’odeur des gens qui pionçaient.

 Le banquet commun, ce bordel festif où on finissait toujours par s’effondrer au-delà du jour, était la providence des sans-maison, l’Envers des errants, de sans-place, des fuyants la nuit. Son terraume à lui.

 Somnole d’alcool à droite, épuisement d’excès dansant à gauche et coma derrière, Raul s’extirpa de leurs chaleurs ronflantes pour aller retrouver l’air extérieur et ses torches hésitantes.

 Il se félicita de pouvoir compter sur l’insomnie. Celle qu’il appelait la salope de ses nuits lui avait pour une fois rendu service en le rappelant au monde, le sortant à nouveau du trou béant des confins, l’éloignant de ce qui se tenait au fond, dans les ombres, le visage hurlant de sa mère. Il résonnait encore à son oreille, s’emmêlant avec les furtivités ambiantes. Se frottant les yeux, Raul se demanda s’il était vraiment réveillé. L’obscurité mouvante s’étendant derrière le garde-corps lui paraissait elle aussi cauchemardesque, mais plus tangible, comme lestée du poids du réel. Gagné, la nuit lui appartenait.

 Restait à parvenir jusqu’à destination sans danger. « La nuit les ponts glissent » disait l’adage, mais il faudrait plutôt dire : la nuit, tu risques de te prendre une volée de saletés qui finiront par te faire tomber des ponts, oui ! Tant les ombres s’en donnaient à cœur joie. Sang-morne, s’étonna-t-il, en avançant un peu plus vers la rambarde qu’il voyait à peine, elles emplissaient tout. Il les entendait virevolter bien plus qu’il ne les voyait. Plus de doute, quand le soleil disparaissait, la Cité n’appartenait plus au peuple, mais aux nocturnes.

 Ça tombait bien, Raul se sentait de leur espèce. Mieux valait s’en croire pour tenter ce qu’il allait tenter, d’ailleurs. La route à suivre, il l’avait en tête. De jour, ça mettait une demi-cleps pour arriver ; de nuit, il en faudrait une, voire plus. C’était jouable. Et le courage ? Facile à pêcher s’il se forçait un peu en se rappelant qu’il n’y avait que ce genre de moment pour animer sa vie.

 Restait à savoir si on ne lui avait pas raconté des bobards lorsqu’on lui avait expliqué que les chauves-souris fuyaient la flamme des torches. Aussi, qu’elles n’attaquaient pas autant qu’on le prétendait. Et comme "pas autant" ne signifiait guère "jamais", il savait qu’il risquait bel et bien sa peau. Les filles du Vide, on ne s’en méfiait pas pour rien, elles pouvaient griffer et mordre, glisser leur insidieux venin dans le sang, « Et après vous êtes foutu, juste bon à balancer par-dessus bord tellement vous devenez malade, même cinglé », lui avait claqué un Vox errant, le voyant surveiller la remontée du soleil par les fenêtres du banquet. Comme si Raul était à ça près… La folie, il connaissait. Ce vieux bavard divaguait, de nombreux Artes de sa connaissance travaillaient à l’aube comme à l’aurore, au plus près de l’obscurité, sans aucun problème. Les histoires qu’on racontait — en particulier les mythes des Ter — servaient comme toujours à garder les idiots dans leur logis.

 Il attrapa une torche et son courage, puis avança sur le pont qui se jetait dans le néant.

 Bien protégé par son foulard — ”récupéré” d’un des ronflants — il les voyait fureter tout autour. Les chasseuses l’évitaient soigneusement, préférant sans doute leurs proies à sa bobine. Bon point pour l’Artes qui l’avait convaincu de leur docilité, en revanche le vieux Vox pouvait se rhabiller avec ses poisons et ses attaques. Après tout, rien de plus cohérent, Raul était bien plus gros que ces petites horreurs. Il n’y avait que les humains pour s’attaquer à plus gros qu’eux.

 Des ailes membraneuses le frôlèrent néanmoins, comme pour l’avertir. Concentre-toi ! se tança Raul, en poursuivant sa route, un peu désorienté. Il fallait que son périple tombe au pire moment, bien entendu, lors d’une nuit sans lune. L’obscurité avait quelque chose de solide, comme s’il fallait la pénétrer. Outre les étoiles clairsemées, il y avait, au loin, des torches qui semblaient répondre à la sienne. Heureusement la Cité n’était pas complètement offerte au néant, ces petites lueurs lui rappelaient que le monde continuait d’exister par-delà l’obscur. Malheureusement elles donnaient aussi une idée de la quantité de bestioles que l’air charriait.

 Une chauve-souris lui cogna l’oreille, crépita dans son conduit. Raul sursauta, répugné. Il se trouvait trop à découvert sur cette fine bande de corne, une cible parfaite. Il se dépêcha d’arriver sur la plateforme en bout de pont — enfin, celle qu’il supposait en bout de pont. Les cordages, les rampes sous ses doigts s’écartèrent, les prises s’enfoncèrent dans le noir laissant place à une étendue de corne dont il ne voyait plus les bords. Désorienté, il s’y sentit perdu, sans repère. Le dôme, en journée, se voyait comme le nez au milieu du visage, mais de nuit, il aurait pu être juste à côté, il ne l’aurait pas trouvé. Sers-toi de ta mémoire, se rappela-t-il, tandis que les filles du Vide continuaient de danser autour de lui.

 Le malaise brouillait son souvenir de la route à suivre, tout en le pressant de continuer. Après une courte hésitation, il finit par s’aventurer sur le pont suivant, par pari bien plus que par certitude. Quelques torches lointaines lui semblaient éclairer le pourtour de la partie supérieure d’une des grappes d’habitation Vox. S’il ne se trompait pas, le dôme se trouvait derrière. En espérant que le monde, la nuit, gardait la même forme dans l’obscurité…

 Il avait l’impression de patauger dans l’irréel. Naviguer dans les ombres devenait de plus en plus angoissant. Raul avait le sentiment de quitter lentement le monde des vivants, le monde du jour, sous l’empire du soleil qui rendait tout visible, pour s’enfoncer dans les entrailles du Vide. Ce n’est pas pour rien que l’on a peur des ténèbres. Du noir, tout semble pouvoir émerger.

 Sur un des ponts parallèles oscillaient deux flammes qu’il avait l’impression de voir avancer lentement ; derrière, plusieurs silhouettes se massaient. Il préféra rigoler en pensant qu’il n’était pas le seul fou à affronter la nuit. Mieux valait cette idée que la terreur. Ce ne devait être qu’un mirage, une simple torsion d’Ironie, due à l’obscurité. Ces formes étaient de toute façon trop éloignées pour qu’il puisse en décider, à part le mouvement certain de ces lueurs, impossible de savoir qui portait ces torches — ni même s’il s’agissait de torches.

 Une volée de noiraudes fila devant lui, l’obligeant à se baisser. Les lueurs disparurent. Cœur battant, il rajusta son foulard et sa capuche, se disant que la nuit n’abritait apparemment pas que ces maudites membraneuses. Agitant sa torche, il se demanda dans quoi il était en train de se fourrer. Il mesurait aussi le nombre de fois dans sa vie où il s’était posé cette même question. Pourquoi donc aller, au péril de sa vie, fouiller le dôme de nuit, alors qu’il n’y trouverait probablement rien ? La réponse résonna dans les ombres. Pour comprendre… toujours comprendre, mais aussi braver, inlassablement. Alors qu’il suffisait de laisser le mystère à ses néants, comme laisser la nuit à ces sales bêtes.

 Le frôlant, celles-ci crissèrent, lui assenant leurs suraigus. Il ne voulait plus les entendre, ces monstres contre nature. Non, il ne devait pas penser à ce que les Ter et les peureux disaient d’elles, même faire abstraction de leur existence. Mais comment les oublier, elles étaient partout. Il en voyait des rangées, accrochées au garde-corps, d’autres passaient devant ses yeux ou le touchaient avant de repartir. Parfois, il sentait son pied se poser sur un petit volume, qui réagissait à chaque fois. Il préférait imaginer qu’il s’agissait de ces bestioles plutôt qu’autre chose.

 Tandis qu’elles grattaient, frôlaient, trépignaient le long de ses pelures, il se félicita de ne pas avoir lésiné sur les couches vestimentaires. Les rats volants s’effondraient dessus, n’existaient plus, ou si peu. Tout ce qui importait désormais était cette flamme, au loin. Sa destination.

 Il arriva enfin sur le ponton visé, assuré d’être au bon endroit par une rangée de grelots qu’il reconnaissait, les ayant écoutés tintinnabuler le jour d’avant. Il se baigna quelques instants dans la lumière chaude, puis chemina, sans bruit et en espérant ne croiser personne, sur le pourtour de la grappe d’habitation. Le voir, ainsi enturbanné, débouler hors de la nuit provoquerait à coup sûr l’effroi de n’importe quel insomniaque. En plus d’éveiller des soupçons.

 Il quitta le ponton avant que cela n’arrive.

 S’éloignant, assuré sur sa destination, il jeta un dernier coup d’œil aux éclairages — leur lueur, leur chaleur lui manquait déjà. Ce faisant, il vit au loin les deux torches mouvantes réapparaitre. Des formes bougeaient à leur suite, plus de doute, il n’était pas seul. Les prêtres du Vide ? Son sang se glaça.

Il se pressa, filant en direction opposée. Les légendes sur les prêtres du Vide errant sur les ponts de nuit pour communier avec leur dieu l’emplissaient d’effroi, qui sait ce que ces Ter faisaient au juste dans ces circonstances, entourés de ces choses ? Lesquelles devenaient frénétiques, excitées par sa précipitation. L’une d’elles s’agrippa au manche de sa torche, juste au-dessus de sa main. Elle se tenait repliée, boule velue. Rampant sur ses membres difformes, elle le regarda.

 Raul, hérissé d’horreur, n’osa pas la chasser, de peur de la toucher. Au contraire, il ne parvenait plus à se détourner d’elle. Ses minuscules yeux, ses pavillons, semblaient plus sombres que la nuit, Raul se rappela ce qu’on disait des filles du Vide, leur origine. Sa mère adorait lui rappeler cette histoire, elle lui trouvait une forme de poésie sombre. « Quand on jette un nouveau-né au Ciel, disait-elle, comme si elle parlait des jardins suspendus, Vide l’adopte et lui insuffle son image. Les enfants morts reviennent la nuit, et marchent au plafond le jour, quand ils retrouvent leurs parents, ils les précipitent au néant ». Voilà précisément le souvenir qu’il ne voulait pas réveiller en ces circonstances et voilà qu’il lui revenait, aussi vivace que la chose qui le fixait en haut de sa main. Le malaise, presque la nausée, l’emporta. Il se précipita, rivé non plus au chemin, mais à cette chose qui descendait, descendait…

 Le Vide apparut soudain sous ses pieds. Raul se sentit basculer à toute vitesse. Par réflexe, il tendit le bras sur le côté et réussit à attraper un bout de rampe sur sa gauche. Il haletait, penché vers l’infini. En bas, elle était là, l’ombre échappée de la grotte. Elle l’appelait, immense parmi les étoiles.

 Il se hissa comme il le pouvait, retrouvant la relative sécurité du pont, puis essaya tant bien que mal de calmer sa respiration. La chauve-souris ne se tenait plus sur le manche de sa torche — y avait-elle seulement été ? Au loin les lumières salutaires brillaient, le dôme se profilait, masse sombre se découpant au-dessus des astres.

 Il agrippa la rampe à portée, tenta de ralentir comme il le pouvait sa respiration. Il se répéta à plusieurs reprises qu’il n’était pas fou, juste effrayé. Qu’il y avait de quoi avoir peur. Qu’il y était presque. Mais, d’abord…

 Sa torche, il devait l’abandonner. Ceci pour éviter d’être repéré par la garde nocturne. Il devait à présent avancer, échapper à cette nuit qui cherchait à la rendre cinglé. Il s’approcha à distance raisonnable des tentes, résolument certain que les gardes ne veilleraient pas au grain. Puis lorsque le halo de leur éclairage lui parut suffisant pour se repérer, il lança sa torche au Vide. Tiens ! Ça t’fera les dents !

 Il couvrit la distance restante en se repérant à la lueur croisée des éclairages de faction et celle des étoiles.

 Filest lui avait dit comment s’introduire dans le dôme, ce n’était pas bien sorcier, personne n’imaginait qu’on puisse circuler de nuit, ainsi les portiques n’étaient pas gardés, les seuls vigiles étant des brasiers.

 Une des entrées n’offrait pas d’éclairage, ce fut par là qu’il passa.

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