L'inæterisation — 1 (V2)
Sous l'horizon, la statue d'Attraction écartait de larges bras d'ivoire, comme si elle s'apprêtait à rattraper la Cité. Sa chevelure de corne, évoquant les branches d'un arbre immense, grattait l'écume livide formée par les nuages. Felna soupira. La déesse n'avait que faire de l'autorité du Ciel. À l'inverse, elle montrait, de ses bras grands ouverts, qu'elle, au moins, allait toujours aimer le peuple et le protéger.
Voilà l'intention qu'on lui supposait, mais Felna ne voulait pas être dupe, ces mains n'accueillaient pas vraiment, plutôt elles lâchaient, disaient « Débrouillez-vous ». Et ce regard blanc, sans expression, n'affichait pas la confiance qu'on lui prêtait. Il n'était même pas compatissant. Depuis les profondeurs, Attraction semblait mépriser à la fois le Ciel et la Cité à laquelle elle s'accrochait. L'imposante statue tournait le dos au temple de la Mère, lequel s'enfouissait dans le plafond une lieue plus loin, au nord de la Cité. De sorte que tandis qu'Attraction s'érigeait pour éventrer le Ciel, Terre se faisait discrète, enfoncée dans les roches, presque effacée. Il lui paraissait étrange que tout oppose les deux temples. Mais, au fond, pourquoi une mère et sa fille devraient-elles se ressembler ?
Les Aers trépignaient en silence en attendant que la cérémonie commence, ils s'occupaient en suivant les allées et venues des prêtresses d'Attraction sur les marches arbitraires qui spiralaient le long de la statue. Felna connaissait assez les siens pour se douter qu'ils n'attendaient qu'une chose : en voir une tomber.
Elle se demandait ce que pouvait cacher l'espace consacré situé dans la tête de la colosse pour justifier un itinéraire aussi périlleux. Clairement, il fallait une foi inébranlable pour s'aventurer sur un escalier pareil. On ne pouvait d'ailleurs pas qualifier d'escaliers des marches aussi bancales. Malgré cela, les prêtresses se montraient étonnement adroites en les parcourant. Elles connaissaient chaque étape, progressaient lentement et s'arrêtaient à la moindre bourrasque. Tout cela pour rejoindre ces intérieurs que seules elles connaissaient. Felna les rêvait remplis de statues et de fresques offrant bienfaits et bonne santé ; voire même, quand son imagination fleurissait, elle imaginait même les dieux s'y rendre. S'y reposer, deviser, boire, tout en profitant des soins offerts par les Ter – un peu comme des Aers servis par leurs Inter.
La cérémonie ne commençait pas, c'était d'un pénible. Pourtant le protemple était préparé, décoré, apprêté, ses colonnes habillées de tissus bleus fins, la corne du sol recouverte des plus beaux tapis. Le four ombilical trônait, attendant l'incinération et, par-delà le rebord, les nuages l'encielement.
Derrière le four, on avait monté une large tente bleu nuit liserée d'or. La plus belle qu'il lui ait été donné de voir. L'Acastale s'y trouvait, sans doute accompagnée de l'héritière. Il était rare de voir circuler des personnes aussi importantes et s’étaler de telles splendeurs dans le piètre quartier nord. La districtète, dans les rangées avant, rayonnait de fierté d'accueillir les hauts-Aers dans son district, malgré les circonstances.
Des moindres petites mains Ter s'affairant aux préparatifs jusqu'aux dieux eux-mêmes, tout le monde s'impatientait qu'enfin commence l'inæterisation du réalien Fard Egan Aers. Il devait y avoir un problème, pensa Felna, soupirant, ou simplement l'ampleur de la cérémonie dépassait les compétences des acteurs en présence. Il avait fallu que l'encielement se passe « Au plus près de la déesse » – comme si on avait quelque chose à se reprocher et qu'organiser la cérémonie en haut de ses pieds faciliterait la transition d'incarna – sans se soucier du fait que les abords du protemple n'auraient jamais la capacité d'accueillir tout ce monde.
Quelques ombres fugitives traversèrent le protemple, Felna eut un haut le cœur. Ils venaient même ici, plus irrespectueux que jamais, ces maudits macaques. Elle respira, se rappelant que ce n'était que des singes, comme lui avait dit la mède – la seconde meilleure du terraume, après l'archiâtre –, juste des singes.
— Vous l'avez vue ? lui avait-elle demandé, main posée sur son front. L'aberration ?
Felna avait hoché la tête, encore étourdie après l'évanouissement.
— M'Aers, avait-elle poursuivit, écartant sa paupière droite de doigts experts. Voir l'impossible, c'est ouvrir une faille dans son regard. Une faille par laquelle pénètre Ironie.
Ce qui concluait son diagnostic. Voilà, Felna était devenue une nouvelle frappée d'Ironie, comme « Bon nombre de citoyens ; vous êtes loin d'être la seule ». Ce qui lui faisait une belle jambe. Et le remède ?
— Il vous faudra chaque jour sacrifier à Ironie. Il n'y a que cela à faire. En plus d'être patiente et ne pas s'inquiéter de voir le monde apparaître parfois sous un jour étrange. Et puis...
Et puis la mède l'avait encore examinée. Au point que c'en était devenu gênant. L'Inter avait placé une main sur son ventre, puis bas-ventre. Puis plus bas encore.
— Il n'y a pas que l'impossible qui cause ce genre de symptômes, m'Aers. Il se pourrait...
— Il se pourrait que ce soit tout, mède. Veuillez disposer, avait tranché Felna ne voulant pas entendre la suite de peur de la rendre trop réelle. Il n'y a rien d'autre là que les méfaits d'Ironie. C'est entendu, j'irai au temple.
Et elle avait envoyé Mina, chaque matin, offrir des babioles à l'affreuse déesse. Aussi, plusieurs jours durant, Felna avait laissé vagabonder ses oreilles le long des discussions accablantes des Aers pour s'assurer que personne ne mentionnait de singes parlants, avant de décider que ce qu'elle avait vu était bel et bien l'une de ces choses du monde qui « apparaissait sous un jour étrange ».
Depuis, elle doutait de tout. De l'existence réelle de ces animaux vulgaires, jusqu'aux plantes qui peut-être ne fleurissaient que pour elle ? Et même de la présence tangible des autres Aers. Elle doutait de bien entendre les mots qu'ils prononçaient lors des discussions, du sens des regards appuyés de certains et parfois même des gestes parfois étranges des Inter. Tout lui donnait l'impression qu'elle baignait dans l'irréel. Y compris ce vieil homme affable qu'elle croisait sans cesse. Elle le voyait trop souvent, comme s'il rôdait dans son sillage, l'endormissant de son sourire doux. Et tandis qu'elle le voyait traverser les travées en la fixant, affichant son sourire désarmant, Felna fut persuadée qu'il n'était pas vraiment là.
— Puis-je, m'Aers ? demanda-t-il, de son sourire trop aimable pour être vrai, désignant la place à côté de Felna.
Son front ancestral portait le sceau Inter. La seule raison possible à sa présence dans les rangs hauts-Aers était qu'il devait s'agir du maître-orgène. Sa longue robe écarlate ne pouvait le démentir. Cette originalité dans un décor aussi teinté d'or lui redonna un peu plus le poids du réel.
Comment devait-on s'adresser à l'Inter le plus noble de sa caste ?
— Que Terre vous porte, fit Felna, sans prendre trop de risques : la formule consacrée valait pour tout le monde. Cette place est réservée à ma mère... commença-t-elle, avant de voir l'expression d'absolue déférence de ses congénères. Mais... je vous en prie, Inter. Venir jusqu'ici a dû être une épreuve des plus pénibles, prenez donc du repos.
— Je vous remercie, Felna Van Aers, fit-il, affable. Que Terre vous porte également.
Le vieil homme s'installa au beau milieu de ces Aers qui pour la plupart lui devaient la pureté de leur sang. Personne, pourtant, ne tenta de lui parler. On ne devisait pas avec les Inter, on les dirigeait. Felna ne savait pas non plus comment poursuivre. À quoi pouvait s'intéresser un orgène ?
— Le peuple est venu en nombre, déclara-t-il, indifférent aux remous qu'il provoquait.
— Sans nul doute, Inter, confirma Felna en se rendant compte qu’elle ne connaissait pas le nom de celui qui présidait à la congrégation des sang-guidants.
— Il me semble, fit-il presque narquois, que l'ensemble des troupes suprêmes s'est déplacé. N'est-ce pas sécurisant ?
Son sourire était si invitant. Ce n'était finalement pas si difficile de lui parler.
— Je n'aurais pu sortir de mes appartements sans leur protection, Inter, déclara Felna, tentant d'adopter un ton qui lui semblait approprié. Aucun ennemi n’oserait attaquer une telle armée, ajouta-t-elle sans croire un instant à ce qu’elle venait de dire.
Car qui pourrait empêcher le monstre suspendu de frapper à nouveau s’il le désirait ? Ces soldats aux casques en forme de têtes d'oiseaux, soi-disant menaçants, allaient-ils arrêter un être capable de tuer à distance ? Et ces arbalétriers, qui n'avaient probablement jamais tiré sur personne, sinon des mannequins, auraient-ils le courage de le mettre en joue ?
Elle s'affichait fière, la garde citoyenne. Mais aucun d'entre eux n’avait arrêté l’inversé lorsqu'il avait infligé sa sentence muette. Alors, qu’allaient-ils faire s’il apparaissait à nouveau ? L'orgène, en tout cas, n'avait nullement l'air inquiété. Son sourire franc semblait conjuguer ses rides.
— Ah, en effet. Votre sang charrie une belle confiance, m'Aers, s'enorgueillit-il.
Felna lui rendit son regard avenant. Bien sûr, il ne parlait pas d'elle, mais du sang qui coulait dans ses veines, si précieux. On pouvait en effet dire que sa mère ne doutait de rien, et encore moins de sa beauté, réputée dans tout le terraume. Une splendeur avec laquelle Felna ne pouvait pas rivaliser. Quant à son père, lui non plus ne doutait de rien... jamais.
Pourtant, malgré tout ce que pouvait penser ce vieil orgène qui avait certainement présidé au mariage de ses parents, Felna ne se sentait ni confiante, ni courageuse – ni belle. Elle avait plutôt le sentiment de ne faire que douter de tout, sans cesse.
— Un sang fort, en effet, Inter, affirma-t-elle, presque en défi. Un sang confiant, qui bannit l'incertitude. Plaise aux dieux.
— Plaise aux dieux.
Voyait-elle du cynisme au fond de son regard si doux ?
— Excusez le vieil homme que je suis, m'Aers, continua-t-il en se tournant aussi vite que son dos séculaire le lui autorisait. Il me semble... Ces plateformes ne sont-elles pas neuves ?
— Les Artes, suivant... leur dieu, commença Felna, évitant de prononcer ce nom indigne. Ont travaillé dur, jours et nuits, pour permettre à une bonne partie du peuple d'assister à l'encielement. Comme vous le voyez, le réalien Fard Egan Aers était aimé de tous.
L'orgène hocha la tête, toujours affable, tout en avisant les structures fraîchement susplantés. Se rendait-il compte que les citoyens massés sur ces susplaces à peine ancrées risquaient leur vie ? Voyait-il les craquelures dans le plafond ?
— Tout ce bleu, m'Aers, fit-il. C'est comme si le peuple se confondait avec le Ciel...
Le bleu du deuil... c'est la mort qui les rassemble, voulut répondre Felna, mais l'homme était trop charmant pour qu'elle ne le prive de sa contemplation. Là où il voyait un peuple lié, uniforme, elle ne voyait que division. La même couleur, mais aucune union. Depuis les évènements, la population ne se rassemblait pas autour du deuil et de l'épreuve commune, mais autour de la confusion et des dissentions.
Les deux réaliens survivants, ces lâches, avaient déserté, laissant l'Acastale à sa perte, brisée, incapable de gouverner. Le monstre inversé, dont les temples ne communiquaient pas la nature, courait toujours. Ils ne parlaient pas plus de la volonté des dieux, impossible de savoir comment rétablir le lien, à qui sacrifier. Même la Dicte restait silencieuse. Et comme devant un bassin-puits que personne ne rationnait, les soifs de pouvoir s'épanchaient. En silence, les siens convoitaient. Y compris des hommes. Ils disaient à mi-voix que l'Acastale ne serait plus jamais apte à gouverner. Que l'Archimaître-général avait eu raison de récupérer la dépouille de Fard Egan, afin d'essayer de comprendre pourquoi et comment il était mort. Pour eux, le quadrant du pouvoir s'était effondré, la Cité était menacée. Ils le disaient dans l'ombre, ils ne prenaient pas de risque, mais on le sentait, du moindre pont jusqu'aux surbassements du palais : l'équilibre vacillait.
Felna n'osait songer à ces révolutions dignes d'Art, l'instabilité qu'elles allaient générer ferait chavirer la Cité droit au Ciel. Il n'y avait qu'une solution. L'Acastale devait se redresser, rétablir le quadrant en nommant trois nouveaux réaliens.
— Qu'en pensez-vous ? demanda soudain l'homme, et Felna se rendit compte qu'elle n'avait rien écouté de ce qu'il venait de dire.
Toujours souriant, il attendait une réponse. Autour d'eux, les Aers jouaient l'inattention, voire la lassitude, mais n'en rataient en réalité pas une miette.
— Pardon... aimable Inter, tout cet azur m'a emporté. A trop regarder le bleu... Vous connaissez le dicton.
— L'Acastale est loin de son peuple, reprit-il, comme s'il parlait du Temps qui passe. Pourra-t-on encore compter sur elle, à l'avenir ?
Felna crut suffoquer. Elle comprenait à présent pourquoi l'assistance demeurait furieusement muette. Cette seule phrase suffisait pour que le vieil homme se voit jeté au Ciel sans procès.
Que le général prenne les devant face à une souveraine désorientée passait encore – Vink Goor ne serait probablement pas mis à mort, et c'était heureux – mais si même un orgène pouvait s'autoriser à remettre en cause le pouvoir, où allait-on ? Il fallait que Felna réagisse, que, d'une façon ou d'une autre, elle rétablisse l'équilibre.
— Une mède m'a dit, s'exclama-t-elle, plongeant son regard dans celui du vieillard. Que la vision de l'impossible ouvrait la voie à Ironie en chacun. Je le crois. Alors, reprenons-nous, Inter, ne nous laissons pas abuser : l'Acastale a perdu un compagnon – un ami, même –, certes, mais sa tristesse ne sera que pour un Temps. Nous devons prier, Inter : rendre réel son rétablissement par nos voix rassemblées. Et surtout rendre hommage aux dieux, et, dès maintenant, à celui que nous lâcherons bientôt, Fard Egan Aers.
Felna crut entendre des soupirs de soulagement autour d'elle, à moins que ce ne soit de déception.
— Votre sagesse vous honore, Felna Van Aers, reprit le vieil homme, sans avoir l'air conscient de l'outrage auquel il venait d'échapper.
Cette fois, il ne parlait pas de son sang, mais bien d'elle. En d'autres circonstances – s'il ne venait pas de frôler la peine de mort –, Felna aurait été honorée par ce compliment. Mais à la place elle redoutait tous ces regards qui, lassés du ballet des prêtresses, les scrutaient désormais en coin. L'orgène échappait, certes, mais pour combien de Temps...
— Est ce que ça commence ?
Felna suivit le regard de son voisin, espérant que celui des autres se détournerait également, vers quelques jeunes Ter qui s'efforçaient de chasser les derniers singes du protemple. En effet, quelque chose se mettait en branle. Felna soupira et remercia Messagère pour la diversion.
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