Joutes affleurantes — 1 (V2)

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 Les rayons du soleil laissaient apparaître de fines poussières qui dansaient dans l'air. En l'absence de bruit, même les pensées semblaient résonner.

Ce vieux borné ne changera jamais ! enrageait Aris, qui tournait et retournait la scène en boucle dans sa tête, doutant même qu'elle se soit vraiment passée. Comment ai-je pu le manquer ? J'aurais dû le voir venir, ces réunions constantes, ces gens qui défilaient ! Les propos de son père lui paraissaient complètement irréalistes. Le grand contestataire se prenait à présent pour un révolutionnaire. Quelle honte, quel danger.

 Aris regrettait de ne pas être resté, de ne pas avoir tenté de le dissuader, car qu'allait faire son père devant son refus de participer à ses manœuvres politiques ? Avec son attitude pleine d'Art, il allait devenir capable de tout, y compris de débaucher sa sœur, bientôt transpassée, ou encore foncer tête baissée dans le coup qu'il semblait préparer. Ces deux idées donnaient envie à Aris de rebrousser chemin, taper du poing sur la table, affronter ce foutu bourru qu'il avait toujours essayé de respecter. J'aurais dû le frapper, lui faire bouffer son autorité, je ne suis plus un enfant !

 Comment cet imbécile pouvait-il ne pas se rendre compte du danger ? Et pas seulement pour lui : pour toute la famille. Il connaissait pourtant les Aers, il devait savoir qu'il n'avait aucune chance, que n'importe quel embryon de révolte serait instantanément tué dans l'œuf !

 Il affleurait l'aplomb, le vieux, depuis qu'il était chef-pontier. Le pire était que s'il parvenait à liguer les autres autour de sa foutue idée de révolte, il se croirait capable de renverser le pouvoir. Après tout, les pontiers tenaient la Cité entre leur main, géraient chaque accès, même toute la circulation. Ils pourraient à eux seuls paralyser La Suspendue. Et puis quoi ? S’imaginaient-ils vraiment pouvoir déséquilibrer l’ordre des Aers avec leurs moyens ? Immobiliser les ponts était une chose, mais penser que les forces militaires allaient les laisser faire en était une autre.

 C'était n'importe quoi, une absurdité, une folie. Et ça ne servirait à rien d'y retourner. On ne convainquait pas les fous. Aris n'allait plus mettre les pieds dans l’antre de ce révolutionnaire aveugle. Ses sœurs, sa grand-mère, son grand-père, il les verrait ailleurs. Il pousserait sa mère à abandonner son père à ses délires ; même délier son sang du sien, pour éviter les ennuis à toute leur descendance. Il était temps qu'elle arrête de se laisser impressionner par lui, qu'elle se rappelle qui décidait !

 Il perçut sa respiration légère, presque timide. Pali le regardait ruminer sa colère de ses grands yeux dorés. Sa présence, ses mouvements lascifs, tentaient doucement de l’éloigner de son énervement. Aris soupira et lui prit la main. Cette fille... son pouvoir défiait l’imagination, il suffisait qu’elle apparaisse et d’un seul coup le monde, si souvent déplaisant, devenait soudain magnifique. Comme si les images et les sons étaient instantanément repeints avec des couleurs vives. Et ses yeux d’or... Ils étaient bien plus beaux que le marron qu’arboraient la plupart des citoyens, ils illuminaient comme deux petits soleils.

 Elle s'approcha. Sans un mot, lui proposa de se calmer. Pali était une déesse, une fille d'Attraction, il se devait de l’aimer, il se devait de l’épouser, faire des millions de bébés avec elle. Pourquoi attendre son transpassage et risquer de la perdre, la voir tomber au Ciel lors de cette absurde cérémonie ? Alors qu'ils se trouvaient là, ensemble. Tout paraissait simple, clair. Leurs trajectoires déjà s'emmêlaient. Alors, pourquoi ne pas en profiter ? Vivre, enfin.

 Elle passa la main sur son front et souleva ses mèches drues pour laisser apparaître la marque des Inter, encore rouge vif. Elle y posa un baiser. La tête lui tourna.

— Nous ne pouvons pas, Pali...

 Elle ne lui répondit pas. Elle n'était pas tout à fait comme d'habitude, mais comme toujours sa présence irradiait, l'apaisait. Non, ils ne pouvaient pas. Pourtant ils étaient si bien, là ensemble, sur ce lit, cachés du monde. La bouche de Pali descendit, frôla la sienne. Sans un mot, elle l'invita à s'étendre. Ils se retrouvèrent couchés, face à face, un peu gênés. La distance entre eux, Attraction la grignotait. Leurs souffles s'emmêlaient. Au Vide son père, au Vide la Cité et ses lois, au Vide les Ter et leur interdiction de s’aimer. À quoi bon se cacher ? Seuls dans cette maison, ils étaient libres. Plus rien pour arrêter Attraction. Pali posa sa main sur sa poitrine et sa tête sur son épaule. Aris sentit le désir s'écouler en lui, le laissant palpitant.

 Elle lui demanda de se calmer, mais l’expression de son souffle sur son oreille eut l’effet inverse. Il se tourna vers elle, il lui fallait plus ; plus d’elle, plus de sa peau...

 C'est alors qu'une ombre passa sur son visage. Pali se redressa d'un coup. Il essaya de la ramener, mais elle résista, les yeux fixés vers la lumière. Elle avait sans doute raison, c'était plus sage. Ils devaient se retenir... Il se borna à caresser sa hanche d'une main, maigre satisfaction en attendant qu'elle décide du bon moment. Elle se tourna soudain vers lui. Dans son regard, les soleils avaient terni.

— Aris, tu y étais, fit-elle, hésitante. Tu en sais sûrement plus que nous : où est mon frère ?

 Brusquement ramené à la réalité, Aris sentit son ardeur se briser. L'heure n’est pas à l'amour et à la tendresse, sang-morne. Pali s'inquiétait pour son frère, Ister, l'un de tes meilleurs amis, laissé derrière, on ne sait-où, sans aucune nouvelle.

— Je… je ne sais pas… répondit-il, piteux.

 Vraiment le dernier des imbéciles ! s'enragea-t-il à nouveau. Comment pouvait-il avoir oublié Ister et tous les autres. Tous les exclus. Ceux qui n'avaient pas eu sa chance.

— Les prêtres étaient comme des venteux, ils m'ont à peine parlé, se défendit-il. Nous n'étions pas avec les autres. Quand ils m'ont raccompagné vers la sortie je n'ai vu personne - n'ai entendu personne.

 Il n'avait rien à lui offrir, aucune information qui puisse aider. Et le peu qu'il avait glané dans ses pérégrinations indiquait que nul ne semblait au courant, pas même les prêtres - seuls les Aers devaient savoir ce qu'il en était. Le pire, avec toutes les bêtises que son père avait tenté de lui planter dans le crâne, c'est que toutes les options, même les plus terribles, lui semblaient possible. Mais il préféra ne pas s'y aventurer. Pali avait besoin d'être rassurée.

— Ils sortirons bientôt, j'en suis certain. Ils ne peuvent pas garder tous les transpassants à l'écart, rien ne le justifierait...

Pali se pressa contre lui. Douce torture.

— Essaie de te rappeler, Aris, s'il te plaît. Le moindre détail compte. Était-il avec toi après l'arrivée du...

— Non… l'interrompit-il, n'ayant absolument pas envie d'aborder le sujet glacial de l'inversé. Il n’était pas avec moi, personne d'ailleurs, à part cette fille, transpassée juste après moi.

 Pali le fixait intensément. Ses yeux !

— Aris, je voudrais te demander quelque-chose...

 Sa façon d’insister sur son nom à chaque phrase lui donnait l’impression d’être l’homme le plus important au monde. Elle tendit la main et la posa sur son genou… L'excitation reflua d'un coup.

— ... Pourrais-tu nous aider, ma famille et moi, à le retrouver ?

 Il eut envie de la prendre dans ses bras, lui hurler la première réponse qui montait dans ses tripes, mais se retint, fit l'effort de lutter contre ce que sa main, à présent sur sa cuisse, suscitait, puis reprit, yeux dans les yeux, mesuré, calme. Le plus possible.

— Bien sûr, tout ce que tu voudras. Je serai là, pour toi. Je trouverai ton frère, je te le promets !

 Elle s'inclina, prit une moue dépitée qui lui donna envie de la manger. Un sourire timide naquit sur ses traits, un merci discret, un « Je sais que tu es là, pour moi », sans qu'aucun mot n'ait à être prononcé. Elle continuait à dégager une infinie tendresse, malgré l'inquiétude. Elle était si belle… Aris se sentait prêt à tout lui donner sur le champ…

 Leurs mains se joignirent, ils restèrent comme cela longtemps. Dehors, les Artes sur les ponts parlaient fort, des citoyens riaient. Le brouhaha de la Cité leur semblait pourtant à des milliers de portées.

 Pali n'était pas comme d'habitude. Il n'y avait pas que la disparition d'Ister qui la tourmentait. Il la connaissait trop bien, il la sentait trop bien, pour l'ignorer. Quelque-chose avait changé, entre eux. Elle semblait à la fois déterminée et absente. Coincé dans leur silence, il ne savait pas trop comment réagir. Il oscillait lui-même entre le malaise d’avoir négligé la disparition d'Ister et l'envie, pressante, de la serrer, jusqu'à la faire disparaître en lui. Fusionner, pour que toutes leurs difficultés disparaissent.

 Déjà au moment où il avait atteint la fenêtre de sa chambre, suspendu aux poutres de corne qui connaissaient ses mains par cœur, Aris avait senti que quelque chose se passait. Rien qu'à la manière dont Pali avait ouvert les battants, son regard vif, même intimidant, presque solennel. La façon dont elle s'était affalée sur le lit, fondant sur place. Ses mouvements, qu'il connaissait par cœur à force de l'avoir observée, n'avaient plus la même amplitude. Même la façon dont elle l'avait écouté, sans oser l'interrompre – ne correspondait pas à sa manière habituelle de l'apaiser. Non, elle n'était pas tout à fait avec lui.

 Mais peut-être était-ce lui qui avait changé. Elle ne le voyait peut-être plus comme le garçon qu'elle avait l'habitude de côtoyer, l'ami de son frère qu'elle avait aimé en cachette, mais comme un transpassé, dont le sceau marquait la différence, mais surtout un homme. Peut-être ne savait-elle plus comment le considérer sachant qu'il avait échappé à la mort, ou le croyait-elle différent depuis qu'il avait changé de statut et avait peur de ne plus lui convenir. Si ce n'était que ça, il ferait vite disparaître son malaise. Il la serra encore plus fort dans ses bras. Elle le laissa faire.

— Tu sais, rien n'a changé. J'ai juste mal au front.

— Je sais... sourit-elle, se détendant légèrement.

 Elle l'embrassa, doucement, puis s'écarta. Ses petits soleils, voilés, le perçaient. S'y trouvait de la résignation, mais aussi autre chose...

 Elle s’étendit, invitante. Sa tunique laissa apparaître une petite portion de peau dorée qu'il ne parvint plus à quitter du regard. La tension dans son ventre se répandait peu à peu à tout son corps. Il fallait que ses mains se posent sur cette peau offerte, rien d’autre ne semblait exister que ce petit rectangle de chair. Il l’embrassa comme s'il s'agissait de la chose la plus sacrée au monde. Pali le laissa faire.

 Plus rien n'existait d'autre que ce baiser. Que cette peau, offerte, et le tissu lentement qui remontait, la dévoilant de plus en plus. Ses lèvres se firent plus aventureuses. Tout le corps de Pali réagit à ses baisers. Sa peau, sa douceur, sa présence, sa chaleur. Pali était à lui, il devait la posséder.

 Elle se cambra alors, invitante, et ses baisers se firent encore plus pressants. S'enfouissant sous le tissu complaisant, Aris s'aventura au cœur de ce temple qui ne lui était plus interdit. Elle ne l’interrompit pas, elle n’allait plus l’interrompre, il le sentait de tout son corps. Ils ne pouvaient plus échapper à ce que le désir réclamait d’eux.

 La tunique de Pali glissa au loin, comme emportée par un Vent pressé. Aris se pressa contre elle, évitant de la manger du regard, sa nudité offerte l'étourdissait trop. Sa respiration s'accélérait, il essayait de la maîtriser, mais c'était peine perdue. Ses mains cherchaient, découvraient. Il la caressa, peut-être trop fort, peut-être maladroitement ; il ne connaissait rien au corps féminin, n'avait aucune idée de comment s'y prendre. Pali, elle, savait, et le guida comme elle le voulait, selon les façons et les lieux que seule elle connaissait.

 Aris sentit son cœur battre à tout rompre, son corps lui donnait l’impression d’être prêt à exploser. Il essaya de se refreiner, ces moments étaient si bons, si beaux. Il voulait qu’ils durent le plus longtemps possible.

 Pali, en se mordant les lèvres, fit apparaitre sur son visage le début d'une extase qui le rendit fou. Il envoya bouler ses vêtements comme s’il s’échappait de prison. Les mains de Pali s’étendirent sur son torse et descendirent lentement en direction de son ventre, puis plus bas...

 Leurs peaux pressées s’échauffèrent. Leurs frottements, fougueux nuages, semblaient émettre de petits éclairs les piquant de décharges. Aris ne pouvait plus s’interdire d’aller plus loin, toutes les courbes de son corps, suant, ne semblait plus attendre que lui. Le feu en lui s'impatientait, prêt à la consumer. Elle n’était plus qu’invitation à le laisser entrer…

 Il la pénétra… Pali grimaça légèrement – la porte s’ouvrit.

La porte…

 Ils se tournèrent, ensemble, vers l’entrée de la chambre ; leur désir venait de se transformer en une horrible crispation.

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