L'opacité d'un voile — 1 (V2)

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 Malaxées par le Vent, les étoffes monumentales claquaient au plafond. Des colombes y observaient sans tendresse leurs homologues taillés dans les colonnes, avant de tourner leurs regards curieux vers les humains. De très haut, ils les voyaient s’installer dans un amphithéâtre parfaitement courbe, sur des bancs recouverts de bordeaux surfilé d’or, afin de voir et surtout d’être en vue de ce qui demeurait en ces lieux l’Attraction principale : le pin-suspendu au tronc craquelé, tordu de façon impossible pour que sa cime se fasse trône plutôt que ramure, où siégeait l’Acastale.

 Tel se présentait le congrès des Etats-Généraux. Tel resplendissait le lieu où tout se décidait.

 Et pourtant…

 Son auditoire embaumait le parfum décrépit de ces endroits qui, négligés trop longTemps, voyaient leur éclat imperceptiblement se ternir. À peine quelques jours sans être utilisé et sa superbe se craquelait déjà. D’invisibles fêlures entamaient ses majestueux murs d’ocre, ses colonnes peuplées d’oiseaux, ses ornements, ses dorures, jusqu’à ses pavages turquoise, et même le brillant de ses tissus — tout paraissait avoir terni.

 Si personne ne semblait souffrir d’assister à l’assemblée entre ces murs au lustre éprouvé, Felna, de son côté, ne parvenait pas à quitter des yeux les étoffes neuves qui avaient été placées un peu partout dans la salle, vaines tentatives de masquer l’indubitable perte de splendeur des lieux.

 On entendait résonner la liesse populaire derrière les murs. Les vivats les avaient accompagnés depuis la grand-susplace, puis tout au long des ponts du pouvoir, jusqu’à la susplace du congrès. Ils ne désemplissaient plus depuis. Presque à croire que l’humanité entière misait sur ces Etats-Généraux.

 Les Hauts-Aers souriaient, parlaient, trinquaient comme à l’accoutumée, indifférents aux soucis du monde. Indifférents aux ravages que la fureur du Ciel et du Vent conjugués avait perpétrés sous leur Cité. Ils buvaient comme si rien ne s’était passé, comme si aucune instabilité n’entamait la beauté de La Suspendue. Comme si nul n’avait sombré dans le néant. Le quartier central n’avait pas été touché, après tout. Alors, ils papotaient, joyeux, sûrs d’eux-mêmes et de leur légitimité. Ils semblaient même oublier que quelque part se terrait un homme marchant à l’aplomb du monde ; un être pourtant capable de tuer l’un des leurs sans être inquiété, et d’une façon terrifiante.

 Ceci dit, Felna n’était pas dupe. Leurs éclats de rire évoquaient des ricanements, leurs sourires francs des rictus et les vins coulant à flots masquaient les amertumes. Les Aers faisaient toujours semblant.

— Exquis, tout bonnement exquis. Il me semble que cela faisait des siècles que je n’avais plus profité de la splendeur de cet auditoire. Quelle merveille, ne trouvez-vous pas ?

 Milia Van Aers, rayonnante dans son drapé blanc et or où frétillaient branches et feuilles fraichement arrachées, ne lui adressait pas réellement la parole, elle s’adressait à tous, sous le couvert d’une conversation mère-fille.

— Certes, surenchérit Felna, habituée à jouer le jeu. Pourtant sa splendeur ne semble guère avoir suffi à dispenser Attraction de vous ramener aux Palais Astraux.

— Douce enfant, minauda sa mère. Tu me surprends. J’aurais cru, au contraire, te voir trépigner à cette idée. La Cité est belle, il est vrai, mais il y a fort à faire, là-bas. D’ailleurs, tout est à faire, il s’agit d’une entreprise digne des dieux.

— Et grand-père a grande chance de vous avoir à ses côtés. Le vil… le village, c’est bien cela ? serait comme une petite cité naissante m’a-t-on confié.

Et en ces lieux éloignés, ajouta intérieurement Felna, vos intrigues peuvent se déployer tels des oiseaux hors de leurs cages. Son départ était le gage de moins de préoccupations et surtout plus de place pour elle.

— Là, là, Felna, rassure-toi ! fit sa mère, s’accompagnant d’un sourire charmant pour mieux frapper. Je resterai avec toi, cette fois. Il semblerait que ton grand-père administre parfaitement la sous-Terre nouvelle. Je l’encombrais — disons-le, sans ambages — et il m’a intimé, par missive, de rester pour m’occuper de toi, ma fille.

 Le visage de Felna était trop exercé à la détente et à l’inexpression pour manifester quoi que ce fut, en revanche, ses entrailles se nouèrent. Le message paraissait on ne peut plus clair. Son grand-père attendait lui aussi qu’elle procrée. En ce sens, il respectait l’adage qui disait que la présence d’une mère auprès de sa fille encourageait son ventre à gonfler. Leur lignée devenait faible. Trop d’enfants morts en couche, trop de transpassants au Ciel. Le tarissement était si grave que l’Oblat des Palais Astraux avait même reçu les orgènes pour en parler. Il ne restait que deux cousines éloignées pour perpétuer la lignée, et elles ne convenaient pas aux projets familiaux de son grand-père.

 Quantité d’Aers, qui avaient bien entendu suivi leur échange, se ruèrent dans la conversation pour féliciter sa mère quant à sa réinstallation à la Cité, sans oublier de vanter les qualités de sa fille et de son mari. Fille et mari qui, bien entendu, n’avaient de réelle qualité qu’en tant que faire valoir, car personne ne s’adressa vraiment à Felna. Quant au mari, il brillait, bien entendu, par son absence.

 Milia virevoltait désormais entre les compliments. Elle n’était que danse lascive, enlaçant son entourage comme le lierre s’enroule dans les fixations des plateformes, de façon légère, non invasive, mais néanmoins insidieuse.

 Felna s’en détourna, préférant regarder les belles couleurs de hauts-membres de caste qui se réunissaient en face. Le rouge des Inter, dont nombreux étaient sang-guidants, se confondait avec la soie écarlate des bancs. Le marron Artes tirait tellement sur l’ocre qu’on aurait volontiers cru qu’il bravait l’or des Aers. Le vert époustouflant des Vox suffisait à les faire remarquer sans même qu’ils n’aient à chanter ou raconter quelque histoire. Même le noir austère des hauts-prêtres semblait presque briller, et encore plus celui d’Ober Hin, le Ter-élu, qui étincelait.

 Malgré toute ces couleurs, toutes ces lueurs, les mines s’affichaient sombres.

 Par contraste, presque par pied de nez, il y avait, chez les Hauts-Aers, au-delà de leur habituel cabotinage, une certaine complaisance à exhiber leurs joies, qu’elles soient fugaces, franches ou feintes, du moment que ce fut de concert. Felna connaissait trop la chanson, il s’agissait de convaincre le monde de la quintessence de leur société. En regard, les membres des autres castes ne pouvaient que paraître mornes. Et ils avaient raison de l’être, les circonstances ne se prêtaient nullement aux éclats de rire. L’heure était à la gravité. Les Aers pouvaient s’égosiller tant et plus, ils n’effaceraient pas de l’ambiance les drames et déséquilibres successifs qui faisaient encore frémir les mains de l’Acastale alors qu’elle s’adressait à ses sujets.

 Du moins, lui semblait-il, car Felna ne l’entendait guère. Sa mère, souveraine par prétention, élevait suffisamment la voix pour couvrir celle de l’Acastale, mais pas assez pour qu’on puisse l’accuser de vouloir le faire. Si Milia Van Aers brillait par sa capacité à subjuguer son assistance, en contrepartie, l’Acastale, bien que trônant, magnifique, au centre de la salle dans les branches d’un arbre pluricentenaire, paraissait éteinte. Elle se tenait là, sinistre, le visage reclus derrière son voile de brume, à parler d’une voix faible. Sans espoir, aurait-on dit. Nul espoir, se rappela Felna, revoyant les cendres choir dans l’infini.

— Et tu as vu l’héritière ? continuait de commenter Milia Van, se tournant à nouveau vers Felna. Sa mise me semble un rien provocante, tu ne trouves pas, chère fille ?

 L’héritière figurait dans une branche basse, presque périphérique, Felna ne l’avait pas remarquée. Sa mère souffrait d’une sorte d’obsession galopante pour la fille de l’Acastale, à tel point que c’en devenait presque absurde. Felna avait renoncé depuis longTemps à faire état de son désintérêt pour la future souveraine, tant sa mère l’abreuvait de considérations à son endroit. « L’héritière, tu ne lui parles pas ? Vous vous entendez si bien », « L’Héritière est charmante, mais hélas discrète. Ne doute pas qu’elle soit déjà ferme dans sa pensée, comme toi, mon entêtée de fille », « L’Héritière a ton âge, Felna ; votre amitié s’inscrit déjà dans l’œil lunaire ». L’Héritière par ci, l’Héritière par-là. Toujours les mêmes rengaines, répétées telles quel et à l’envi. Felna les connaissait toutes par cœur.

— Elle est femme et le montre, mère, déclara Felna, sans même regarder ladite mise. Quand bien même fut-elle Acastale.

— Pas l’Acastale, justement, la railla-t-elle, prenant les autres à témoins. Enfin, Felna, tout le monde sait ça !

 Felna n’écouta pas vraiment la diatribe sur la transcendance du féminin qui s’en suivit. Laquelle n’était probablement qu’une énième façon subtile de faire entendre à quel point la féminité de sa mère valait mieux que celle des autres. Elle préféra se concentrer sur la souveraine. Son attitude lors de l’encielement lui restait en tête. L’Acastale n’était-elle pas en train de sombrer dans les tourments de quelque dieu profond ? Sa cécité déjà, allait en s’aggravant. Cela se voyait à sa façon de s’enfoncer dans son siège tout en avançant la tête, comme si elle tentait d’accommoder sa vision sans y parvenir. Son voile sacré semblait ne plus avoir pour fonction d’atténuer la puissance de son regard, plutôt masquer l’opacité de ses yeux. Le blanc des aveugles. Qu’allait faire le Terraume d’une dirigeante incapable de regarder le monde ? Et qui allait commander seule, de surcroit, dépourvue de ses réaliens. Lesquels avaient fui aux Palais Astraux comme des lâches.

 Sous son voile, ses lèvres tremblaient. Ce n’était pas un aparté. L’Acastale leur parlait bel et bien et personne n’écoutait parmi les Aers. Un tel irrespect confinait au crime. La honte monta aux joues de Felna en constatant que les membres des autres castes essayaient de tendre l’oreille pour entendre sans vraiment oser intervenir. N’était-ce pas dangereux de ne pas écouter l’Acastale ? Felna, affolée, essaya de faire taire sa mère, qui s’en vexa et commença à faire encore plus de bruit. L’Acastale s’interrompit. Elle pivota dans leur direction. Son regard aveugle sembla les dévisager à travers son voile. Elle le soutint un instant, puis baissa la tête. Qu’a-t-on fait ? Pour qui nous prenons-nous ? Quelle honte ! Une de ses incoercibles crises de larmes se préparait, Felna le sentait. Voir la femme la plus puissante du CéliTerre ainsi sombrer lui paraissait insurmontable. Une Acastale pathétique était chose impensable. Le monde risquait de s’en décrocher.

 Et tandis que l’affliction montait en elle comme dans les rangs, il se passa soudain quelque chose. Quelque chose de discret, mais de très intrigant. La souveraine releva la tête, tout doucement, comme pour aviser le plafond. Felna suivit son regard. Dans l’ombre des hauteurs : des colombes batifolant et des étoffes agitées. Que voit-elle ?

 Brusquement, L’Acastale se dressa hors de son trône arboré et fit face à ses sujets.

— Silence ! gronda-t-elle de sa vraie voix, celle qui faisait trembler jusqu’au Ciel. Vous parlez, enfants ! Alors que notre Cité souffre des plus grands déséquilibres… Il faut faire silence, à présent, souffla-t-elle en direction de leur délégation. Se taire, écouter. Pour comprendre. Les dieux sont là. Terre attend justice et Attraction pleure nos pertes. Regardez donc sous nos ponts : Ciel n’est point apaisé et Vide espère encore nous accueillir. Sentez, l’ambiance : Art redevient fort, Ironie également ; Vent semble avoir tous les mandats et Inspiration n’a jamais paru aussi loin de nous qu’en ce jour. Silence, car Temps nous examine, enfants. Le peuple également. Il en va de notre devoir d’empêcher la Cité de choir. Pour cela, il nous faudra écouter. Le déséquilibre n’advient jamais sans raison. Chaque cause sera examinée. Et chaque caste s’exprimera !

 Elle étouffa d’un geste le brouhaha qui suivit sa phrase. L’Acastale se trouvait à nouveau parmi eux. Endeuillée, faible, meurtrie, mais assez solide pour rappeler qui décidait dans le Terraume. Felna soufflait, heureuse de voir sa mère le bec enfin cloué. Quel soulagement.

« Ces Etats-Généraux sont hélas amputés. Point de triade à nos côtés. Celui qui marche au plafond a emporté notre réalien Fard Egan Aers. Ce faisant, il a également brisé la volonté de Ilian Tarse Aers et Miir Fenan Aers. Lesquelles se sont vues confisquer par les dieux leur mandat auprès de nous. Le cadrant est brisé. Nous venons seule, face à vous, enfants… Les dieux l’ont voulu ainsi. Notre Cité doit continuer à s’accrocher, se suspendre, ferme, au-dessus de l’insidieux Père, comme elle le fait depuis des Temps immémoriaux !

 Felna sentit se mère se tendre à côté d’elle, ainsi que nombreux Aers, dont le souffle se suspendait. Les élections s’établiraient-elles dès cette séance, comme beaucoup le pensaient ? Cela présageait du pire. Dans les rangs Aers, on s’entredéchirait déjà. Il n’existait aucune fonction plus honorifique que réalien.

« C’est donc seule, que nous nous présentons à vous, enfants ! Seule comme la Terre après avoir été rongée par les humains et Art ! Endolorie et faible, il est vrai, mais prête à empêcher de nouvelles catastrophes de se produire. Le désespoir nous frappe, vous le savez bien ! Mais, contrairement à la Mère, nous ne nous tournerons pas vers le Vide. Nous affronterons la douleur et réparerons une à une les blessures infligées. Entendez-nous, enfants, nous réparerons les plaies de notre Cité !

 Sa voix s’éteignit, elle se réinstalla dans son siège noueux. Sa tirade lui avait couté.

 Felna sentait la crispation de ses voisins, leur déception et leur inquiétude se faisaient palpables. Malgré ce qu’elle venait de dire, malgré la puissance de sa voix, l’Acastale n’évoquait plus qu’une esquisse du personnage qu’elle avait été. Elle était pareille à une Vox jouant le rôle de l’Acastale plutôt qu’une vraie souveraine. Pourquoi, dans son état, faisait-elle l’impasse sur l’élection de nouveaux réaliens ? Espérait-elle vraiment diriger seule un Terraume en crise majeure ? Felna inspecta les Hauts-Aers, elle implora sa mère du regard. Partout, de la déception. Il n’y aurait pas d’élection. Mais n’était-ce pas dangereux, les dieux pouvaient-ils admettre ça ? Tout le monde semblait mal à l’aise, mais personne n’osait rien dire. D’ailleurs, que pouvait-on dire à une Acastale sans être instantanément appelé au Vide ? Tandis que la souveraine se remettait, les débats faisaient rage, à voix basse. De mémoire Aers, jamais Acastale n’avait commandé hors du cadrant formé avec les réaliens, elle serait la première à le faire.

— Enfants ! reprit-elle, toujours aussi fort, mais du fond de son trône. Ces Etats-Généraux seront longs et difficiles. Cela sera nécessaire. Alors, commençons sans attendre. Nous appelons Messagère à mener la séance par l’entremise d’Oilis Ern Vox.

 Comme si elle émergeait droit du Ciel, l'Instructrice apparut au pied du trône de bois. Longue, impassible, solennelle, elle s’inclina cérémonieusement devant l’Acastale avant de se poster au centre de la salle. Sa longue toge d’ébène soutenue d’améthyste et sa coiffe oblongue lui donnaient l’air bien plus grande qu’elle ne l’était déjà. Elle ferma les yeux, attendant que Messagère se manifeste en elle. Plus personne n’osa parler, pas même les Aers. Elle ouvrit les bras, prise de légères secousses, puis sa voix entonna.

— Messagère est là. Que les Etats-Généraux s’ouvrent !

 Felna fut traversée par un frémissement. Depuis le début, elle essayait d’identifier ce qui la mettait mal à l’aise, sans y parvenir. Mais il se passait bien quelque chose. L’Acastale n’était pas dans son état normal. Elle levait la tête vers le plafond avec trop d’insistance.

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