La justice des accès — 1 (V2)
Une grande salle blanche, de petites fenêtres, pour la discrétion, une table immense et du vin — bref, des choses accessoires, mais tellement nécessaires pour soutenir cette magnifique clique bigarrée qui s’étalait devant Ilbion. Tous différents. Tous ensemble, pourtant. Et tout ce petit monde le regardait, avec leurs belles tronches d’espoir.
Ilbion renifla et prit le Temps de regarder chacun, lentement, pour peser leur volonté. Fallait leur insuffler quelque chose, du Vent, ou de la force. Un truc qui pourrait être partagé ensuite. La force, c’était pas mal. Le Vent, trop religieux.
— Mais qu’est-ce que vous croyez ? Que c’est en patientant, inquiets, que l’équilibre va s’inscrire dans la corne de nos ponts ? Il faut plus hésiter, fiers pontiers. Ils arrivent, hein ! On peut plus faire marche arrière. Qui recule tombe. Bon sang, vous le savez !
Voilà ! Les galvaniser, merde Céleste ! Sans ça, ils n’allaient jamais se bouger. Progressivement, les faces se déliaient. Les mots portaient, enfin. Bon, ils avaient peur. Ça se voyait. Ilbion reprit son souffle. Facile à casser, la peur. Il suffisait d’être impitoyable. Mais pas avec eux, ses fidèles sœurs et frères pontiers ; juste avec leur foutue crainte. Crainte de l’inconfort, crainte de faire frémir la corne, crainte du changement, voire des dieux. Tout ça n’était jamais que le fruit des conneries des prêtres et de ces fainéants de la haute. Et ça. Alors ça, ça ne passerait pas !
— Allez ! Réagissez, je vous entends pas. Quoi ? Tout ce qu’il se passe, vous le cautionnez ? Les amis — Ordis, Iber, Erist — plus de souffle ? Vous virez venteux ?
Ne voyaient-ils pas ? Le monde se cassait la gueule au Ciel, pourtant rien ne changeait. Parce que personne ne se posait les vraies questions, comme d’habitude. L’ordre acastal, Ilbion le voyait danser dans leurs yeux. Évidemment, on aime ses habitudes. L’habitude, c’est des légions de gens commandés par une poignée de bouffeurs de vivre imbus de leurs privilèges. Des fats, incapables de se remettre en question. Le peuple pouvait-il les interroger ? Non, car ils n’entendaient pas, trop cachés derrière leurs forces — qui n’avaient de populaires que le nom — pour mesurer l’ambiance sur les plateformes.
— Vous la fermez, pourtant vous entendez tout ! Vous êtes les ponts, vous êtes la corne foulée aux pieds ; le réseau urbain, c’est vous ! L’ambiance, vous la bouffez à chaque déjeuner. Vous portez tout, mais vous ne voulez rien dire, fiers pontiers ?
Bordeciel ! Une tempête avait frappé, un homme inversé se pointait comme la colombe du renouveau et personne ne souhaitait réagir ? Quoi ? On allait laisser les aberrations se multiplier, comme les Ter avec leur nouvelle gent militaire toute fraîche ? Et eux, ils le regardaient, là, bouche bée, tandis qu’impunément deux armées fleurissaient dans une Cité qui s’enorgueillissait d’avoir balancé au Ciel le patriarcat, afin de promouvoir, quoi ? La maternité, l’amour, la paix… Et la justice.
Ilbion éclata de rire. Personne ne comprit. Il s’en foutait.
— Mais vous voyez pas ? Nous sommes une armée ! Sœurs, frères, pontiers des quatre coins, nous sommes la multitude, la masse populaire ! Rien que nous, Inter, on est combien ? Vous êtes-vous seulement comptés lors de la fête du Don ? Facile : des milliers ! Des plateformes rougies par nos étoffes. Qui peut vaincre un tel nombre, hein ? Alors… Alors, imaginez une alliance avec les Artes, encore plus nombreux ! Ils seraient plus rien face à nous, ces Aers, ces Ter : une poignée contre des armées ! Et là, vous voyez, là ! Plus moyen d’éviter de nous écouter.
— C’est bon, épargne-nous tes foutues envolées ! s’emporta Ordis — et bien entendu qu’elle allait le reprendre, Ilbion attendait bien ça d’elle. Tu brandis tes habituels « Il suffit de » : s’allier avec les Artes ; d’opposer aux dirigeants un nombre considérable, dont tu ne connais même pas le chiffre ; d’imposer, comme si c’était facile, une justice que tout le monde imagine déjà présente !
C’est l’ami Iber Than qui prit le relais. Enfin, le débat commençait. Ils se réveillaient, les bougres. Ils devenaient combatifs !
— Mais personne n’est dupe, Ordis. Le système des castes n’a rien de juste. Ilbion a raison, tout le monde le sait dans nos castes "inférieures".
Ordis ricana. Elle n’avait pas besoin de gueuler fort. Sa conviction faisait le boulot.
— Dites, mais vous oubliez à quel point les prêtres ont bien bossé, Messagère grinçante ! J’crois que vous vivez pas dans la même Cité que moi. Tout le monde pense que le système de caste est l’appareil même de la justice. J’dois vous réexpliquer ? La division des responsabilités est la garantie même de la justice. Rappelez-vous, pas de quête de pouvoir si on l’a de naissance, pas de soumission si, dans le sang, l’obéissance est déjà inscrite. Et vous voulez dire aux gens qu’ils souffrent d’injustice alors qu’ils pensent y baigner !
Bon point, Ordis, jaugea Ilbion, décidément content. Il s’approcha d’elle, sans se soucier de la table imposante qui les divisait.
— Exactement, approuva-t-il. C’est bien pour ça, tu vois, qu’on doit prendre la parole. Pas que pour causer aux foutus dirigeants de mes deux, mais aussi pour enseigner aux nôtres, abrutisés par les temples !
Ordis grimaçait. Elle grimaçait toujours. Surtout, elle refusa son accolade. Ilbion se demanda si elle le soupçonnait encore de la désirer. Si c’était le cas, elle n’avait toujours pas pigé.
— Ton action, c’est l’aboutissement de tout, hein ? Ta grande solution ! claqua-t-elle. Moi je dis que c’est prématuré de se lancer maintenant dans cette action sans avoir consolidé les liens avec les faiseurs de ponts. On les connait, tu penses. Mais qu’est-ce qui nous dit qu’ils ne vont pas se servir de nous ? Et aussi : qu’est-ce qui te laisse penser qu’ils seront si nombreux ? Ce ne sont pas tous les Artes qui proposent de nous épauler ! De la même façon que si tu crois que tous les Inter vont nous féliciter, tu te plantes, Ilbion. Tu confonds Ironie et Messagère
— Non, effectivement, fit celui-ci, décidément content d’une si belle opposition. Je parle pas de sortir d’ici, assoiffés de justice, sans plans, ni moyens et sans s’être assurés de bien connaitre nos possibles alliés, je dis juste qu’il s’agit de ne plus trainer !
— Justice du cul, Ilbion. Du cul ! T’es pressé, tu vois que c’est le chaos partout et tu crois que c’est une occasion. Mais surtout, t’es fâché à cause d’Aris et parce qu’on nous a blâmés pour la gestion cata de la tempête. Voilà, la vérité. Et avec ton foutu charisme, tu veux nous emporter, mais fais gaffe de pas devenir le décideur que tu réprouves.
— Tu te fâches, je me fâche. De notre dispute, il y a quelque chose qui va ressortir. C’est ça la justice, Ordis, c’est ça : l’égalité.
— Conneries ! cracha Ordis, interrompant net deux autres qui tentaient de calmer le jeu. Moi, je dis qu’il faut qu’on réfléchisse, qu’on puisse faire front, afin de leur proposer autre chose qu’un « fonçons, c’est le moment ! ». Ton précieux fils a disparu. L’instrument de ta conquête est perdu. T’as plus de plan, plus d’idées, Ilbion, siffla-t-elle, tapotant sur sa poitrine d’un doigt rageur, avant de s’adresser soudain aux autres. Vous voulez le suivre ? Vraiment ? Vous ne voyez pas qu’il cherche à nous envoyer au Ciel juste pour accomplir ses petites obsessions ? Une révolution, Ilbion, c’est un truc lent, sang-mort !
Ilbion adorait cette femme. L’emmerdeuse parfaite. L’emmerdeuse généreuse ! Alors qu’elle croyait s’opposer à lui, elle ne faisait que servir la cause. C’était parti ! Profitant du court silence, Iber Than rajouta son sel au débat, magnifiquement énervé.
— Tu sais bien qu’Ilbion a bien plus à proposer que ça ! Tu connais les lignes de son plan comme chacun ici. La perte d’Aris ne change rien et tu le sais très bien ! Le pauvre, il est affecté. En cassant ses propositions, tu frappes le père. Tu ferais mieux de te calmer, Ordis. Ton rêve de révolution lente, tu le brandis à chaque réunion, mais as-tu seulement un exemple historique de ce genre de chose ? L’Acastale ne s’est pas pointée lentement, que je sache ; elle a frappé les patriarches, en force, sans leur laisser le Temps de réagir !
— Mais, nous, on sort pas de Terre, bénis des dieux, mon vieux Iber. Rentre-toi cette certitude dans la tête. Les exemples, je les ai pas — Je suis pas Vox. La question n’est pas là. Je te parle d’intuition. Pour avancer, faut y aller mollo.
Ilbion jubilait. Ordis était lancé, Iber aussi, et devant leur rage magnifique, la salle commençait à bouillir.
— T’as peur surtout ! rebondit Iber. Et tu résonnes encore comme une encastée ; écoute-toi : « Je suis pas Vox ». Ridicule ! T’es Inter, donc t’as pas de mémoire, c’est ça ? Une pontière, donc tu peux pas chanter ? T’es sûre que tu es des nôtres ?
Beaucoup l’acclamèrent. Parfait, on avançait enfin. C’est le moment que choisit Ilbion pour reprendre la parole — avec sa voix profonde, rien de plus facile.
— Je vous entends enfin, mes pontiers. Vous voyez comme on vit, vous voyez comme on est forts ? On lutte bien. Vous n’y voyez sans doute que des disputes ; moi je vois l’amour ! Rien de tel pour s’entraîner aux joutes qui nous attendent. Cet Art de la lutte, nous le porterons sur un autre terrain très bientôt. Mais avant… Avant toute chose, dois-je vous rappeler qu’ils nous attendent ? Ils sont dans l’antichambre, à entendre la rumeur de nos passions.
Ordis tapa du poing sur la table. Malheureusement, la corne ne résonnait pas.
— Mais attends ! Tu vas à nouveau trop vite, merde ! On n’a même pas décidé jusqu’où partageait nos plans avec eux !
Ilbion avait envie de l’empoigner et l’embrasser en même Temps. Il le fit avec les mots.
— Magnifique, Ordis ! Que ferions-nous sans toi ! Entre tout dire et rien dire, je propose une voie centrale. Inutile de leur confier l’ensemble de nos plans, mais juste ce qu’il faut pour les attirer, les accrocher !
Rumeur grossière, agitation passionnée dans l’assemblée. Ça, c’était la vraie vie : le remous, l’émulation, l’échauffement des corps.
— Moi ce qui m’inquiète, déclara Erist, tranchant calmement dans le vif après avoir longuement réfléchis. C’est qu’ils nous livrent.
— Justement ! éclata Ilbion, lui tendant une main passionnée. Justement, Erist ! Qu’ils nous livrent seulement, et on verra qui gèrera les surports, les passerelles et les ponts, qui fera la circulation à notre place, qui évitera le chaos urbain ! On rira bien, tiens. Tu vois bien que dans tous les cas ils doivent nous entendre, Erist. Avec nos amis faiseurs, il ne s’agira pas d’être inquiets ou méfiants, mais d’être stratèges ! Allons, pontiers, laissons-les donc entrer. Aventurons-nous sur ce chemin, sans nous laisser d’avance inquiéter ou impressionner. Car nous sommes prêts !
— Je ne suis pas d’accord, lança Ordis. Ta fougue pleine d’Art nous perdra. Regarde chacun, regarde-les bien. Rien n’est clair pour personne, mais ils préfèrent suivre ta grande gueule. Rien n’est évident, sauf pour toi !
— Il n’y pas à comprendre, pas à réfléchir. Il y a à rencontrer ! s’époumona Ilbion, levant les bras comme on écarte des portes. Ouvrez-leur donc ! Ils sont des nôtres, désormais. Ils sont Inter, nous sommes Artes !
Sa chère Ordis avait bien servi la cause, mais il fallait avancer. Tout le monde était remonté. Les Artes verraient leur rage splendide, le mouvement qui les animait, gage de toutes les révolutions.
— Espèce de sale…
L’amie Ordis n’eut pas l’occasion de finir sa phrase que le fond de la salle se remplissait déjà des ombres de la délégation. Ilbion lui sourit, reconnaissant, avant d’accueillir leurs hôtes.
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