Le tuyau — 1 (V2)

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 Le tuyau avait le teint plutôt gris au-dessus du Ciel dépressif. Chouette endroit pour passer sa journée. Raul s’en faisait une joie. Non, mais vraiment, il avait toujours voulu visiter ce long tube que tout le monde évitait comme la grippe. Il ne le changeait pas des endroits charmants qu’il avait toujours dû se farcir ; toutes ces enquêtes dont personne ne voulait — celles dans les confins, celles dans l’île-hospice, les rares fois où on s’intéressait aux sans-castes et aux abjects — étaient la plupart du Temps pour sa pomme. Seule la prison de la Cité manquait encore à son palmarès.

 Et voilà qui s’arrangeait aujourd’hui.

 Alors, déjà, le tuyau avait le même genre de réputation que les grottes, plaques, tunnels et autres machins malsains. Pour s’en approcher, il fallait prendre le risque d’être pénétré par quelque-chose. Or, si il y avait bien une pensée qui pénétrait le petit peuple, c’était bien l’imminente menace de devenir impur au moindre contact avec des abjects, des sans-castes — qui selon la nouvelle mode envahissaient les ponts —, des prêtres d’Ironie et du Vide — qui, mal aimés, ne sortaient d’ailleurs jamais de leurs temples — et, enfin, des détenus. Les tares de ces criminels ne pouvaient que se glisser insidieusement en vous ; vous infiltrer le carna, vous bouffer l’incarna. Et finalement vous admettre dans le grand club de tous les êtres dégueulasses de ce monde.

 Raul, ça le faisait bien marrer, franchement, côtoyer tous les sordides du Terraume ne lui faisait rien. Que dalle. Preuve : il n’était toujours pas devenu aussi cinglé que sa mère. Ce n’était pas faute d’avoir cherché, s’être mis à l’épreuve. Le tunnel des confins : il en était sorti un peu inquiet, avec l’impression d’être poursuivi par une grande forme noire, mais sa tête tenait toujours en place. Sa sortie nocturne : bonne frousse, quelques problèmes familiaux, mais sinon, toujours en forme. Bon, après, la tempête, le temple… Le temple c’était une autre paire de manches.

 Autant passer là-dessus.

 Donc… Le tuyau faisait peur à tous les honnêtes citoyens. Lesquels évitaient soigneusement de passer à proximité. En contrebas, que des susplaces Vides et des silhouettes voutées, fuyantes. Sale ambiance. Le bruit courait que les crimes des détenus allaient, comme de vieux oiseaux gluants, se glisser hors des cellules par les trous des repentis, planer sous plafond, l’air lugubre, et pénétrer les imprudents par tous les orifices. Alors, les vrais, les bons, les honnêtes citoyens faisaient de grands détours juste pour éviter l’endroit, ils filaient sur les ponts, oreilles couvertes et bouche close, presque à se casser la gueule au Ciel. Attention : contamination.

 Tordant.

 Ces mêmes honnêtes citoyens qui préféraient fréquenter — même se complaire, s’installer, s’étaler ! — aux Colonnes, plus au sud. Ce lieu d’équité, où ils s’imprégnaient de la justice immanente qui suait des procès publics, avant d’aller s’imbiber à l’un des deux banquets communs situés à deux ponts de là. Bolée, sur bolée, sur bolée, trinquer avec l’oiseau justice comme s’ils en buvaient le lait. Du lait d’oiseau… Du lait bien âcre, qu’ils pompaient. Car les Colonnes étaient bien plus un divertissement pour les hargneux avides de condamnations au Ciel et autres hueurs de bannis. Bref, du spectacle, plus que de la justice, du baume pour la bonne conscience.

 Bon, bon. La prison — long tuyau symbolique, passage sens unique de vie à trépas — n’avait pas qu’une allure déplaisante, elle s’accrochait également à une roche grise, pointue, d’allure instable, qui semblait crier au Vide « Viens, mon gars, ils n’attendent que toi ! ». Cri partagé par le peuple, pressé, de voir disparaître les vérités gênantes cachées en ses murs.

 Ah... La prison… Bon, à un moment, il faudrait bien y rentrer !

  Il fit un pas en direction de l’entrée. Allez, mon vieux Raul, tu n’y vas pas comme détenu, rappelle-toi. T’as toujours tes plumes d’élucide.

 Il les regarda, ses plumes. Il y avait vraiment échappé de justesse, cette fois. Ce n’était pas pour rien qu’il campait sous ce subati morose depuis des plombes. Tu y vas comme élucide. Comme élucide !

 La voix grinçante d’Ostiel Sin flottait encore dans l’air. « À deux doigts, Raul. Deux doigts ! Sang-mort, t’as de la chance d’avoir le père que t’as ! Et que tu sois un limier hors pair ! » avait-il glissé, comme une insulte. Ostiel Sin, pas le meilleur des chefs, pas le meilleur des hommes, mais direct et franc comme le Vent. « Est-ce que tu te rends compte que s’il n’était pas intervenu, tu serais déjà en route pour les confins, voire pour le fond du Ciel ? ».

 Raul n’avait rien répondu. Qu’est-ce qu’on pouvait répondre à ça ? Pardon, papa, je le ferai plus, papa ? J’irai sacrifier aux grands dieux, papa ? Sang-mort, ne s’était-il pas déjà assez excusé auprès de lui, dans sa vie ? C’est alors qu’Ostiel, mâchonnant sa rouerie, l’avait détrompé. Ce n’était pas son vieux qui l’avait sorti des problèmes, cette fois. Non, mais celui qui avait intercédé en sa faveur auprès des Ter sortait du même moule. Il était aussi ancien, aussi influent et aussi sournois que son paternel. À la différence près que si l’objectif de son père dans la vie était de tout contrôler ; on ne savait rien de celui de Lias Mav.

 « Un Illum ! Et, qui plus est, cet Illum ! regrettait Ostiel, croisant les bras sur sa bedaine d’Aers sacrifiant peu. Raul, il faudra que tu m’expliques comment tu t’es acoquiné avec ce vieux fou ! Ou, non, je ne veux pas le savoir… En tout cas, il t’a sauvé la peau ! La moitié de la Cité, ravagée par une tempête comme on en a plus vu depuis… Depuis jamais ! Un anaclysme probablement accentué par tes pitreries au temple ! Des prêtres qui te retrouvent fouinant en pleine Terre. En pleine Terre, Raul, tu es fou ? Et te retrouvent le lendemain, déboussolé, certains disent saoul ou bercé d’Ironie. Et même, avec tout ça ! Tu… tu trouves encore le moyen de t’en sortir ? Un tel niveau de chance ne relève même plus du surnaturel. Je sais même pas pourquoi je te laisse encore tes plumes. Je devrais te foutre dehors, t’écrouer, mais sans plainte, je peux rien faire. Alors c’est juste par respect envers ton père que je vais te laisser garder tes plumes. Du moins, pour l’instant. ».

 Tout était dans le pour l’instant. Le chef était bien trop malin pour ne pas tirer avantage des déboires de ses élucides. Durant toute la tirade qui s’en était suivie, Raul entendit, entre les lignes, qu’Ostiel avait encore besoin de lui. Il avait toujours besoin de lui pour les basses besognes. Il lui promettait tous les malheurs possibles s’il ne rentrait pas dans les exigences de subordination. La prison, il l’en menaçait un peu trop. La prison par-ci, la prison par-là. Le vieux ne se répétait pas, loin de là. Il annonçait juste la couleur.

 « Et à ce propos, la prison ! avait-il finalement lâché, changeant d’un coup d’attitude, comme si on revenait enfin aux choses sérieuses. Maintenant que c’est clair entre nous, Raul, j’ai besoin de toi pour un petit interrogatoire. T’as pas trop le choix, tu le sais. Et puis je n’ai que toi, il effraye les autres. Même Axin Ral, qui n’a jamais froid aux yeux, a prétexté être malade. Tu vois, je n’ai que toi, et crois bien qu’autre chose m’aurait arrangé vu ton comportement. Mais voilà… ».

 Il n’y avait pas que l’Illum qui lui avait sauvé la peau, les poltrons de la division arrangeaient aussi bien ses affaires, songea Raul en se disant qu’il devrait tout de même à l’occasion sacrifier à l’un ou l’autre dieu. Pourquoi pas maintenant, d’ailleurs, juste avant de rentrer dans la prison ?

 On lui tapota l’épaule. Il sursauta, s’agrippant à la rampe du pont.

 Ce n’était qu’un Artes livreur, amenant un tonneau à la prison.

— Citoyen, l’interpela-t-il, d’un air narquois. Le tuyau va pas vous manger, vous savez.

— Je le sais, renonça Raul. Je le sais même foutrement bien.

 L’expression du gars changea en voyant son sceau de caste. Il grimaça, se signa et fila vers l’entrée, remorquant son colis.

 Tandis qu’il franchissait la dernière portion du pont, surveillé de près par les gardes, Raul se demanda si ce garçon s’y rendrait si facilement s’il était au courant de ce qui se tramait entre ces murs. Les gardes le savaient eux, et tiraient la gueule jusqu’aux nuages. Les nouveaux détenus foutaient la pétoche à tout le monde depuis qu’ils étaient arrivés. Entre blasphème et outrage aux dirigeants, ils évoquaient, sans se contredire, qu’un remonté du Ciel de sang précieux — Fard Egan, s’il vous plaît — les avait attaqués.

 Les élucides, les gardes, les détenus tremblaient, criaient au Vide ou à l’Art. Raul, lui, jubilait. Avec l’impasse relative de ses recherches au temple, cette histoire avait tout d’une aubaine. Trouver sans chercher, hein ? Foutu Illum, ricana-t-il en y repensant. Ostiel avait raison, il avait bel et bien une chance insolente.

 Il s’avança pour rattraper le jeune Artes qui discutaillait avec les gardes.

— Que Terre vous porte, je suis envoyé par la division d’enquête. Dites, on m’a dit qu’on aurait aperçu, dans le tuyau, un remonté du Ciel se baladant sans tête ! s’exclama-t-il, jouant les affolés. On dit aussi que les nouveaux détenus l'auraient même touché ! Vous en savez quelque chose ?

 Les plantons quittèrent peu à peu leur air sévère pour blêmir.

— Mais taisez-vous ! s’insurgèrent-ils, une fois sortis de la sidération. Ce n’est pas du tout ça !

 Ils considérèrent alors l’Artes livreur, tout paumé, au milieu, si blanc qu’on le distinguait à peine de la corne voisine.

— Vous là ! Laissez votre fret et déguerpissez. Oubliez ce qu’il vient de dire !

 Le gars fila à tout berzingue, en surveillant sur la route que rien ne se cachait au plafond. Sans discutailler plus que « On vous expliquera à l’intérieur ! », les gardes rentrèrent avec Raul dans le sas. Il n’aurait pas su dire ce qui primait chez eux, colère ou peur ? En tout cas, voir tout le monde aussi ému avait quelque chose de réconfortant. Tout à coup, il n’était plus aussi impressionné de rentrer dans le tuyau.

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