Les stylites — 1 (V1)
Il se réveilla d’un coup.
Ce regard ! Il venait à nouveau de percer sa nuit, le faisant jaillir hors de sa couchette, le corps secoué, les mâchoires crispées. La douleur y explosa immédiatement.
Il hurla, mais fut rapidement contraint de fermer la bouche. Son cri se mua en un long gémissement qui résonna le long des parois.
Le mal irradiait dans tout son corps en pulsations depuis sa bouche. C’était à en devenir dingue. C’était à vouloir se…
Il se détourna du trou obscène qui le narguait depuis des jours. Non, ce serait trop facile.
Le regard d’Eriber s’y trouvait, à le jauger, comme il l’avait fait ce jour-là. Cette sorte de lueur qui disait tu peux le faire, il suffit de lâcher.
Pourquoi ne l’avait-il pas laissé tomber ?
Ça le travaillait presque sans cesse, du moins les rares fois où la douleur le laissait un peu tranquille. La scène se rejouait, quasi réelle. Un saut trop court. Le Vide qui grandit. Une main qui le saisit par le col. Le moment de bascule. Sa tête qui percute la roche, sa mâchoire qui… La douleur qui éclate ! dans sa face. Le raclement de son corps sur la roche furieuse. Puis… Eriber qui lui plante ses yeux dedans. L’étudie, pour décider de sa vie ou sa mort. Les autres, ils hurlent de l’épargner. Sa bouche détruite qui murmure pardon. Le sol pierreux sur laquelle il tombe comme un cadavre. Les coups. Les coups. Les coups. L’obscurité.
Et on recommence. Temps détraqué, qui répète les mêmes événements. À nouveau, le saut trop court, le Vide, la face carrée dans la roche, raclement, coups, coups… Et on recommence. Et on recommence.
Pourquoi ne l’avait-il pas jeté au Ciel ?
Pourquoi ne se jetait-il pas dans le trou au milieu de la cellule...
— Tu es dans le tuyau, lui avait glissé la fille, tandis qu’elle soignait son visage, embaumant de tendresse sa blessure, comme si ça allait la guérir.
Aris lui aurait bien demandé ce qu’était le tuyau, il lui aurait bien demandé ce qu’il faisait là, dans cette case munie d’un trou donnant sur le Ciel, mais impossible de parler sans crever de mal.
— Chhhhut… murmura-t-elle dans la clarté tremblante de la torche.
Aris la fixa, incertain de vivre vraiment. Seule sa douleur lui donnait le sentiment de vivre, elle était bien la seule chose qui semblait exister. Cette fille qui s’occupait de lui n’était probablement qu’une sorte d’illusion d’Ironie, un simulacre de Pali, s’occupant de lui dans son délire.
Les jours s’emmêlaient, Temps sursautait, hésitant. Aris n’avait pas compris comment il était passé de l’abri des réfugiés à ce lieu, cette sorte d’hospice médiocre. Il ne parvenait pas à se convaincre d’avoir survécu. Lors de ses moments de vertige, il pouvait vraiment s’imaginer coincé dans un cauchemar de dévalant. Traçant la nuit vers l’infini.
Les dévalants regrettent leur vie pendant qu’ils chutent au firmament, lui disait toujours mamé. Si tu tombes un jour au Ciel, Aris, fais-le sans regret.
Mais, le regret, je ne suis plus que ça, mamé ! La douleur dans sa mâchoire. Le retour en boucle de la chute et des coups. L’obscurité laissant apparaitre Eriber. Le trou. Tout lui rappelait qu’il aurait pu faire autrement.
Et cette fille, si belle, devait-être sa punition…
— Je me demande comment tu t’appeles, lui avait-elle dit, quelques jours plus tard.
À moins que ce ne soit le premier jour ? Ou le lendemain ? Et où était-il ? Qui était-elle ? Il ne pouvait que la regarder, bouche close comme un prêtre du Venteux. Il ne pouvait même pas lui sourire.
— Tu es un Inter, comme moi, lui avait-elle glissé, un jour où le trou s’était fait clair.
Elle avait relevé les mèches ambrées qui masquaient le haut de son glyphe. Aris avait eu du mal à le reconnaître. Une Inter, voulut-il dire, et ses doigts se crispèrent sur les mains qui le soignaient en lui faisant mal.
— Tu n’as pas compris que tu es dans la prison, n’est-ce pas ? continua-t-elle. Je suis désolée. J’aimerais t’en dire plus. Les éclairés guérissent plus vite, me dis dame Litvia. Moi, je ne sais rien. Je suis juste là pour soigner les détenus…
Puis, elle était partie. Une fille de peu de mots. À croire qu’elle estimait que lui parler risquait de le heurter. Alors qu’il n’attendait que ça : des mots !
Elle avait fini par le comprendre, et avait commencé à lui expliquer des choses de sa vie. Ses déboires avec son instructrice. Les rapports compliqués avec ses parents. Le fait qu’elle refusait les prétendants qu’on lui proposait pour se consacrer à l’apprentissage mède.
— On s’occupe moins bien des souffrants quand notre ventre fait grandir la vie, je crois, disait-elle, hésitante.
Elle remplaçait le soleil. Une lueur courte dans des journées noires. Elle éclairait quelques instants, puis revenait l’agonie des ténèbres. Où sa tête n’en finissait pas de grincer et le sang de battre à ses tempes. La cellule pulsait avec sa douleur.
Dans le noir, il l’étudiait, cherchant comment la rendre supportable. Il avait fini par trouver : rester complètement immobile, comme mort, et ne se contenter que de respirer, le plus doucement possible. Petit réconfort de rien du tout, dont le défaut était de favoriser le sommeil. Or, il ne voulait plus dormir. Dormir, ça voulait dire souffrir au réveil, souffrir quand son foutu corps sursautait, après avoir oublié de respirer ; souffrir des images que les dieux mauvais lui envoyaient.
Et puis il y avait Temps, qui n’avait plus aucune cohérence ; qui semblait avancer et reculer, se perdre, se suspendre, puis se précipiter. Dans la pénombre, il chavirait. Aris n’avait que le battement de sa souffrance pour rythmer ses journées. Et le trou insistait à travers le mal, doux synonyme de la fin de son règne. Mais Aris luttait : dans le lit, il pourrait mieux gérer son agonie que lors d’une chute effrénée dans les nuages.
Quand dormir redevint enfin possible. Éveil et sommeil commencèrent à se confondre. Des formes s’agitaient souvent autour de lui. Elles n’avaient d’humaines que la taille, leurs traits étaient ceux d’insectes aux proportions inconcevables, qui couraient sur les murs et sur le plafond, alternant entre vitesse et extrême lenteur.
Une fois, son corps, brulant de froid, laissa échapper son être. Il se vit de loin, tremblotant pitoyablement dans son lit. Il paraissait si blême, cet Aris, avec son visage marqué de bleus et sa bouche enflée. Il avait du mal à le reconnaître. Lorsqu’il avait repris chair, la douleur revint, encore plus brutale.
La douleur vivait à présent avec lui.
Ce n’était pas Pali qu’il avait épousé, pas plus que cette fille sans nom. On l’avait marié de force à cette chose détestable, nommée douleur. Elle campait au plafond, avec tous ses cauchemars. Tantôt elle en descendait et l’agrippait, jalouse du monde entier, l’enfermant dans une cage coupante pour le punir d’avoir osé rêver à une autre vie ; tantôt elle l’abandonnait, le laissant presque démuni, n’osant qu’à peine espérer qu’elle puisse l’avoir vraiment laissé et il attendait alors son retour, terrifié. Car elle revenait toujours. Parfois forte, parfois faible, mais toujours : elle revenait. Sans s’annoncer ; nuit et jour, jours et nuits.
Il essaya de négocier avec elle, il n’y avait que ça. Mais sa bouche flasque ne parvenait à rien.
— Lss… m...
Laisse-moi, c’était ce qu’il voulait dire, mais ça ne sortait pas. Elle ne comprit rien et lui fit mal en tirant sur la plaie.
— Laisse-toi faire, répondit la douleur.
Aris la laissa faire. Il y avait de la tendresse dans sa torture. Il lui causa dans sa tête. Essaya de lui expliquer. Il lui parla longTemps, des journées entières. Elle semblait parfois l’écouter, se calmer. Puis revenait, en fureur, et rentrait pour le ravager.
Comme si elle l’entendait attaquer, la fille Inter ouvrait parfois d’un coup la porte. L’autre filait alors à toute vitesse se tapir au plafond ou dans le trou, avec les autres monstres, pour attendre son heure.
Parfois, il semblait à Aris qu’elles étaient la même personne.
— Essaie de dormir, lui demanda-t-elle, une fois sa besogne surveillée par tous les yeux du plafond terminée.
Aris s’était alors précipité pour attraper sa main frêle. Il lui avait crié reste avec les yeux et sifflé de sa bouche foutue.
— N’insiste pas, fit-elle, soupesant sa main. Ta mâchoire est cassée, il faut la laisser guérir.
Douleur, dans les hauteurs, éructait. Sa jalousie, encore. Aris allait morfler dès que la porte allait se fermer et emporter la lumière. Ses doigts s’accrochaient au poignet fin comme à la paroi salutaire qui sauve du Vide.
— Je dois continuer ma ronde, continua-t-elle, retirant doucement sa main. Tu guériras, si Temps le veut. Après… Après, tu seras jugé.
Jugé ? Lui ? Mais pourquoi ? Mais la main se retira, l’abandonnant à la sentence. L’obscurité se referma et les cogitations se jetèrent sur lui. Aris avait oublié qu’il était capable de réfléchir. Plutôt de ruminer. Un jugement, aux Colonnes ? Pour l’incident avec Pali ? Ce n’était pas comme cela qu’on procédait, normalement, si ? Ne devait-on pas organiser une rencontre entre les familles pour trouver un genre de réparation. Il avait déjà entendu parler de ces rencontres, il lui semblait même en avoir vu une, il y a longTemps, à quelques passerelles de sa case. Il se rappelait encore les stylites et les prêtres de Messagère discuter âprement devant des adultes dépités. Ça s’appelait des arrangements de paix publique, lui semblait-il. Les familles se rencontraient sous la direction d’autorités et réglaient les affaires à coup de réparations et de compensations. Alors, pourquoi un jugement ? À moins qu’il ne soit question de… de…
Le mot ne parvenait pas à lui venir, trop atroce, trop inadéquat pour s’insérer dans sa douce relation à Pali. Ses mâchoires se crispèrent. Le mal de tête le frappa d’un coup, comme une décharge. L’autre furie se jeta sur lui. Il espéra qu’elle allait lui arracher ce mot affreux de la tête. Voire qu’elle le lui infligerait, pour en épargner sa tendre Pali. Douleur l’assaillit alors avec sur le visage le masque de celle qu’il aimait plus que tout. Aris se laissa punir, s’accrochant à l’idée que cette affaire n’était qu’un grand et ridicule quiproquo, qu’il suffirait de dissiper devant l’oiseau-justice. Il se laissa subir, résigné. Moins il luttait, plus vite ça passerait.
Un jour, pendant les assauts brutaux de sa compagne, il y eut un bruit terrible derrière la porte. Probablement un des monstres qui voulait en rajouter une couche, avant que le mède n’arrive. Sauf qu’elle n’arriva pas ce matin-là. Pourtant, elle venait toujours. Le vacarme ne faisait que grandir, empirer jusqu’à devenir effrayant. Là, il ne s’agissait plus de ses ténèbres, ces cris étaient réels. Des gens hurlaient, couraient en tout sens. Et lui, il se trouvait là, impuissant, incapable de bouger. Ou si peu… Il essaya de s’extirper de sa couche, ramper comme une larve sur le sol poussiéreux, au moins se tapir dans un coin. Quelqu’un frappa à la porte, ou quelque chose ? Des cris retentirent, encore. Puis glissèrent au loin. Mais Aris, entreTemps, en avait compris des bribes. Quelqu’un s’était enfui…
Il s’effondra, sans force, à deux pas du trou. Tant mieux pour lui, songea-t-il, en regardant l’infini qu’abritait le trou. Même considérer de s’y jeter lui semblait déjà de trop. Va-t’en, qui que tu sois, quitte cet endroit injuste…
Dans un autre Temps, dans un autre monde, la porte s’ouvrit.
— Mais qu’est-ce que tu… ? fit Pali, se précipitant sur lui. Ne fais pas ça, je t’en supplie, lui commanda-t-elle, tout en le halant vers la couchette. Ce n’est pas à toi de décider, mais aux dieux !
— Qu’es… Pass...
Pali le considéra, après l’avoir réinstallé sur son tissu pisseux.
— Tu veux savoir ce qu’il s’est passé, c’est ça ?
Il voulait lui demander pardon, mais ce n’était pas vraiment Pali.
— Par…
— Ne te fatigue pas, tu as eu peur, c’est tout. Je ne vais pas pouvoir rester longtemps, les autres détenus sont aussi affolés. Reste bien au calme, rassure-toi, tout est terminé. Je reviens, plus tard, promis !
Pali partit. Non. La mède partit. Puis vint l’obscurité.
Les jours filèrent. Temps retrouvait peu à peu consistance. Aris percevait l’ouverture du soleil par le trou et l’interstice sous la porte. Les allées et venues de Janni — même son nom évoquait celui de Pali — présentaient la même ponctualité que les gongs urbains. Il y avait deux repas par jour : une purée de carottes grossièrement écrasées baignant dans de l’eau jaune. Pénible, voire impossible à manger. Le soir, il y avait une soupe aux ingrédients indéfinissables, bien plus facile à ingurgiter. Il n’y avait rien entre les deux, pas même une bolée d’eau. La soif lui importait peu, de toute façon. Lorsque la nuit arrivait, l’orange emplissait le trou, et la fatigue tirait les traits de Janni lorsqu’elle lui rendait sa dernière visite. La nuit disparaissait chaque jour un peu plus dans son sommeil, exilant son mal de tête et de mâchoire. Douleur le délaissait. L’abandonnait.
— Tu… n’as… pas… d’aide ?
Sa bouche avait regagné en mobilité. Il se surprenait de chaque jour mieux articuler les mots.
— Je ne suis pas seule, sourit-elle, en desserrant les bandages de lin. Il y a dame Litvia. Et Reno, mais il est maladroit, c’est pour ça que tu ne vois que moi.
Elle l’avait dit d’une drôle de façon, comme pour se justifier.
— Je pré… fères avec… toi.
Ces petites discussions simples, ce rougissement fréquent chez elle, tout cela l’éloignait toujours plus du jugement à venir. Ses grands yeux verts laissaient transparaître son embarras face à lui. Il sentait que si ça n’avait tenu qu’à elle, elle l’aurait probablement libéré sur le champ. Elle répétait souvent qu’elle n’était qu’une jeune apprentie mède. D’ailleurs, elle n’avait que quelques alignements de plus que lui. Le genre que mamé aurait adoré, bien plus encore que Pali.
— Moi aussi, lui glissa-t-elle, tout en ajustant une dernière fois le bandage.
Le jour où elle lui vola un baiser, Aris comprit qu’il allait bientôt se passer quelque chose. Il y avait dans le contact de leurs lèvres comme une décharge, comme si elle chipait vite un fruit sur l’étal de la cohue avant d’être attrapée ; comme s’il lui fallait vite profiter avant que l’inéluctable n’arrive. Un timide aurevoir.
Aris la regarda partir au ralenti et murmura, à la fois pour elle comme pour lui-même :
— Oui… Auxdieux et… merci.
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