Animalités — 1 (V2)

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Idas n’était qu’une bête. Il soufflait, haletait comme ces affreux macaques que Felna détestait chaque jour un peu plus.

Les toiles tendues au plafond allaient et venaient de façon constante. Elle préférait les détailler plutôt que se tourner vers son mari pendant qu’il essayait de prolonger leurs lignées. Le regarder avait toujours pour effet de transformer l’acte en un assaut douloureux. Depuis le premier soir de leurs noces d’Attraction ce type de contact visuel les avait mis en déroute. Son regard avait pour effet de le déconcentrer — ce qui lui semblait apparemment nécessaire — et provoquait finalement sa colère. Ou s’agissait-il d’autre chose ? De la honte ? Allez comprendre. Allez tirer quelques vérités d’un incarna aussi fermé, songeait Felna, rajustant le drap pudique qu’elle avait placé entre eux. Après tout, ils n’avaient jamais désiré être ensemble, ce mariage n’était qu’un arrangement commode, une affaire de sang et de liens entre familles. Aucune joie, aucune connivence, aucun plaisir. Le plafond oscillait. Ce n’était qu’un mauvais moment à passer. Certes, vaguement douloureux, mais supportable pour autant que sa fougue demeure approximative.

A chaque fois, Felna se faisait substance molle, avec juste ce qu’il fallait de chaleur pour que la chose s’accomplisse. Elle consacrait cette petite part d’elle-même à la mission, et celle-là uniquement. Le reste demeurait et demeurerait à jamais inaccessible à cet homme. Elle faisait juste ce qu’il fallait pour être une bonne citoyenne en se prêtant à devenir le réceptacle d’une vie. Durant quelques instants, elle devenait Terre. Est-ce que les graines-amorces faisaient souffrir la déesse lorsque les Artes les susplantaient ? Non, bien entendu, elles étaient si petites, il s’agissait d’un mal nécessaire qu’Elle pouvait sans difficulté accueillir dans sa chair afin de permettre aux agrippés de survivre. Pour l’immense Terre cette minuscule offense n’était en rien comparable aux ravages que les hommes avaient osé perpétrer auparavant. Juste une broutille, un mal nécessaire.

Quel choix avait Felna de toute façon ? Elle ne pouvait s’inventer stérile ni se dérober à cet acte veule et déplaisant. La puissance féminine devait s’encombrer de cette chose médiocre comme d’une vieille malédiction. Le défaut masculin devait, coûte que coûte, garder une place sous ce monde. Servir à quelque chose.

Cela devenait long. L’acharné s’épuisait à la tâche. Felna se demandait si elle n’allait pas changer les tissus du plafond. Le rouge avait un charme grisant prétendait Galina Amber, mais Felna l’imaginait mal à son plafond. Elle commençait de plus en plus à considérer la possibilité d’y accrocher du bleu. Ce serait audacieux, mais après tout qui le verrait, à part elle et ses aides ? Ah ? Une soudaine accalmie. Un demi-râle. Avait-il fini ? Non. Il reprit son labeur. Elle se demandait souvent ce qui l’aiderait à se décharger. Qu’on en finisse enfin. Mais que faire ? Cet homme ne supportait aucune intervention et elle ne pouvait condescendre à… l’inspirer.

Elle délaissa ses étoffes pour penser aux amours secrètes de son aide Mina qui restait obstinément discrète sur ses bonheurs. Ce matin encore, elle l’avait surprise avec le visage rose quand elle s’était présentée à son éveil. Felna avait beau avoir tenté de la cuisiner pour savoir, l’Inter n’avait rien avoué pendant que son teint passait du rose au rouge vif. Aurait-elle trouvé un amant ? Pourquoi ne pas lui en parler, alors ? Était-ce un amour interdit ? Ou bien était-elle à vivre des choses similaires à la corvée qu’elle subissait, mais assorties d’une passion inavouable ? Car Felna le savait bien, elle avait surpris suffisamment de conversations honteuses entre dames avinées ; l’acte n’était pas toujours pénible. Au contraire, elle avait entendu des mots parfois étonnants : plaisir, émoi, volupté…

Volupté. Qu’était-ce donc ? Le mot parlait au cœur, mais point au corps, il y manquait le sel de la sensation. Volupté, qu’était-ce ? Un plaisir doux, qui pénètre la chair, la remplissant presque, et qui ensuite se laisse glisser dehors comme autant de soupirs lascifs ? Volupté, était-ce une ambiance, un doux flottement ; comme un bassin rempli d’une eau chaude, qui vous pénètre et réchauffe tout votre être, jusqu’à atteindre une extase que se refuserait à elle-même, de peur de se perdre ? Qu’était-ce donc, volupté ? Et pourquoi cette bête, s’échinant de plus belle, restait incapable de l’éveiller ?

Le râpeux pour toute volupté et l’inflammation en guise de tendresse. Qu’est-ce qu’un animal y comprenait ? Il n’entendait que les glapissements, les grognements, ses seuls langages. Il soufflait, à l’assaut d’une cité en paix, s’épuisant sans raison, esclave d’obsessions fades et sans objet. Il luttait, l’assaillant, mais pas contre elle, ni contre sa chair, mais bien contre lui-même ; contre un plaisir ennemi, impossible à vaincre. Il était au fond incapable de l’honorer, il n’était que haine et mépris, rétentions et rage, à mille lieues du don et du partage.

Une plainte monta, tel le cor ancestral remontant du Ciel où il avait été précipité, annonçant l’assaut final. Les ponts et passerelles seraient piétinés, le sang se mêlerait au blanc. La corne demeurerait blessée, rougie et sale, avant de se réparer. La guerre, Felna la connaissait sans même se trouver au front ; elle la vivait là, à même son corps. Les forces finissaient toujours par s’épuiser, les armes et les combattants s’émousser, les rages s’essouffler. Les guerres étaient inutiles, elles ne faisaient qu’épuiser la paix, sans l’abolir. Elles ne triomphaient pas, mais mourraient en s’étalant sur l’ennemi, affalées, vaincues.

Et Felna venait de vaincre sans combattre.

La fatigue gagnait l’animal. Il se retirera, dépourvu de l’Art qu’il venait d’abandonner en elle, et quitta la pièce.

La lueur de la bougie dansait dans les voiles. Un air de musique revenait à Felna. Elle joua quelques instants avec les ombres de ses doigts, avant de se redresser. Il ne fallait pas traîner. Les odes de ce matin reprenaient place dans ses oreilles, elles l’entrainaient à nouveau dans leurs rythmes. Des percussions inaudibles la firent danser, virevolter, même sauter. Et tandis qu’elle piétinait le sol, aux prises avec l’extase, elle ne pouvait s’empêcher de songer aux danses que devaient accomplir les soldats lorsque les guerres s’achevaient. Ces danses qui convoquaient avec force la gravité. Ces percussions, qui étaient comme autant d’appels au Vide, le martelant pour le forcer à emporter les échos douloureux des batailles.

Felna dansa longTemps. Appela le Vide longTemps.

L’épuisement la fit s’effondrer sur sa chaise. Cette nuit là, comme toutes les autres qui suivaient l’affrontement, Felna s’endormit assise.

Un glapissement la tira du sommeil. Elle s’empressa de vérifier que ses volets étaient bien fermés.

Peut-être pas assez, elle insista sur le bois usé de la crémone. Un jour, ces vaillants volets, datant au bas mot de ses arrière-grands-parents maternels, allaient lui rester dans les mains. Pourtant ces battants avaient été travaillés de main de maître pour durer, ce qui ne les empêchait pas de se dégrader à vue d’œil. Sûrement que les Venteux singes les attaquaient durant la journée, lorsque Felna avait le dos tourné. Elle y avait déjà entre aperçus des traces de griffures, peut-être de dents.

Les volets solidement clos, Felna se coucha en proie à l’inquiétude. Il lui semblait entendre quelque respiration derrière les battants. Lesquels semblaient parés à s’ouvrir et laisser s’infiltrer quelque infâme créature. Depuis le jour où ce singe lui avait parlé, dans cette scène proprement irréelle, tressée d’Ironie, Felna avait l’impression que ces choses lui en voulaient. Elle les apercevait partout, les entendait glapir sous les ponts, sentait leurs regards lubriques, percevait leurs intentions dont elle récusait toute connaissance. Elle aurait préféré les voir tous précipités au Ciel.

Folie que tout ça, se répétait-elle en fixant les volets. Ironie lui en voulait personnellement. Le monde entier devenait fou, mais tout lui intimait qu’elle le devenait elle-même. "Comme ta grand-mère, ma pauvre fille", lui avait glissé sa mère, pas plus tard qu’hier, lorsque Felna lui avait fait part de ses doutes sur les États généraux et sur ces singes dont elle était à présent certaine d’avoir saisi les mouvements au plafond du congrès ; ajoutant qu’elle se serait penchée au Vide d’avoir vu l’Acastale les écouter !

« Billevesées, ma pauvre enfant, s’était crispée Milia, en affichant un mépris évident. Prends garde, Felna, la folie dort dans ton sang — remercies-en ton père —, alors prends garde de ne pas l’éveiller ».

Seule. Felna se sentait plus seule qu’elle ne l’avait jamais été. Le manque vital de son frère jumeau résonnait dans chaque battement de son cœur. Elle n’était pas folle, le monde était fou ! Et ces macaques pestiférés en étaient le symbole !

Preuve en était que ces terreurs se faisaient légion et nul ne s’en souciait. Personne ne déplorait leur pullulement dans le quartier central. Personne ne s’inquiétait de leurs larcins constants. Felna n’était pourtant pas prise d’Ironie lorsqu’elle les voyait camper avec leurs airs rougeauds et leurs faciès presque humains pour importuner les Aers sur les susplaces. Pourtant, aucune réaction dans le peuple, on les laissait faire ! Ces pestes riaient lorsqu’elle les pourchassait pour les faire déguerpir. Qu’ils rient seulement, qu’ils glissent seulement sous les susplaces, et disparaissent au Vide ! Oh, bien sûr, ils ne tombaient guère, non, ils continuaient de ricaner sous ses pieds, en la narguant.

Leurs rires résonnaient dans la nuit, derrière le volet, et leurs voix se mêlaient aux songes qui se glissaient sous le plafond du monde.

Les volets volèrent en éclat et des mains noires la saisirent pour l’emporter. Rentrèrent en elle. Et ce faisant, des voix lui susurraient qu’elle comptait plus que tout au monde, que tout ce qu’elle représentait avait une importance inouïe et que bientôt elle parviendrait à réenfanter le Terraume. Felna glissait sous les susplaces et les ponts, filant de bras en bras, pour aller déjeuner avec d’hirsutes bêtes souriantes, lesquelles forniquaient partout, sans aucune gêne ni égard pour les citoyens, qui pudiquement détournaient les yeux de leurs actes copulatoires et frénétiques. Felna souriait, jusqu’à s’en faire mal, et son propre sourire la révulsait.

C’est là que, derrière leurs faciès écarlates et lubriques, la porte de sa chambre s’entrouvrit, dévoilant une silhouette blanche, évaporée, au visage pourpre. Presque violacé…

Felna hurla en s‘éveillant.

Mina lui rendit son cri.

Gourde d‘aide qui ne frappait jamais avant d’entrer, trop habituée qu’elle était d’aller et venir à sa guise dans ses appartements. L’imbécile arborait, suprême coïncidence, le visage sanguin de ces macaques tant haïs.

— Mina ! s’écria Felna en se dressant sur sa litière. Ne peux-tu point frapper ! Et… Et quelle est cette horrible couleur sur tes traits. Te voilà encore rouge comme la passion ! N’as-tu donc aucune pudeur !

— M’Aers ! s’écria-t-elle, comme prise en flagrant délit. Je n’ai rien fait, je vous le jure !

Felna déboula hors de son lit et lui fit face. La vérité devait éclater dès à présent.

— Et tu me mens en plus ! Qu’est-ce que ces joues écarlates ? Qu’est-ce que cet air bienheureux ? cracha-t-elle, saisissant ses mains. Qu’est-ce que cette moiteur ? Pourquoi transpires-tu ? insista-t-elle en passant un doigt dégouté sur son front humide.

— Excusez-moi ! m’Aers, j’ai couru pour venir vous trouver, je devais vous prévenir : l’Acastale ! Notre bien-aimée souveraine demande à vous voir !

— Quoi ? balbutia Felna, soudain prise de cours. L’Acastale ?

Cette annonce estompa en un instant les rougeurs honteuses de Mina, qui n’étaient que le fruit de ses préoccupations d’arriver à Temps. Felna passa sur l’idée que les dames Aers allaient probablement trouver à médire sur l’épuisement qu’elle entrainait chez ses aides pour considérer cette annonce insensée. L’Acastale la faisait mander.

— Tu devrais cesser de courir ainsi, Mina, ton teint en pâtit. Allez, procède ! ordonna Felna en s’installant dans une posture digne, pour s’offrir à l’habillement. Que t’a-t-on dit, Mina ? Pourquoi l’Acastale me convoque-t-elle ?

— Je ne… commença l’aide, mais Felna l’interrompit prestement.

— Que fais-tu ? Pas ce tissu, allons ! La plus belle soie, Mina, la rouge, symbole de respect et soumission. Et ne travaille pas seule, voyons ! Il faut que cette robe soit nouée de si belle manière qu’elle reste gravée dans la mémoire de l’Acastale !

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