Rêves aériens — 5 (V2)

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— Toi, là. Reste tranquille. Et vous, silence !

 Deux gardes les pointaient de leurs lances hésitantes. Bane n'avait qu'à peine eu le temps de s'éloigner du tumulte qu'il avait lui-même provoqué. Il se rassit, furieux, sur lui, sur les autres d'avoir été si bruyants. Ça ne servait à rien. Ils étaient condamnés.

 La Cité n'était même plus visible, les terrassements l’avaient engloutie, avec leurs vies.

 Malgré les Ter à l'affut, les autres tentaient de l’interpeler discrètement, entre eux le débat faisait rage, mais Bane ne voulait pas leur répondre.

 C'était fini. Mieux valait effectivement rester tranquille et se préparer.

 Il songea à son bel élan et se sentait fier de lui, malgré l'échec. Il n'avait pas eu besoin d'Aris pour prendre position cette fois. Il se rappelait de tous ces moments où ses parents et ses amis avaient essayé de le sortir de ses cogitations, lui disant de passer à l’action, de ne pas toujours hésiter. Pour une fois, il s’était lancé. Il avait fallu arriver au bout du monde et être privé de liberté pour le faire, mais il y était enfin parvenu.

C’est déjà ça c’est manqué mais c’est déjà ça…

 Il regarda l'œil solaire par-dessus la rambarde, essayant d'oublier l'agitation étouffée qui régnait autour. Il valait mieux se résigner. Sa vie d'avant partait au Vent désormais. Son avenir, ses projets, sa famille. Tout flottait là, quelque part, entre Terre et Ciel... Il se blottit contre ses propres jambes, comme s’il s’agissait d’amies tendres et réconfortantes.

Ô Temps, dieu paisible, donne-moi les moyens de supporter ma condition, et d'accepter mon sort.

— Jamais ! fit une fois profonde.

 Bane crut qu'elle de venait jaillir tout droit du Ciel, mais elle surgissait d'un point éloigné du pont, son écho avait été porté par le plafond.

 Vers la proue l'agitation explosait. Ça criait de se calmer, de rester couché, des insultes fusaient en réponse. Les jeunes autour de lui s'agitèrent, bientôt le tumulte se répandit à l’ensemble du pont. Se redressant en même temps que les autres, il se demanda qui avait pu déclencher l'insurrection qu'il avait manqué de créer. Aris ?

— Bougez pas, on vous a dit ! glapirent les templiers qui les tenaient toujours sous leurs lances.

 Les cris s’amplifièrent, le plancher répercuta le vacarme de nombreux pas précipités. Bane entendit d'autres gardes aboyer de rester calme, en réponse on leur hurla de reculer. Des gens se défendaient, on voyait des lances se lever. Des corps chutèrent lourdement, accompagnés de cris. Puis un réel mouvement, visible même depuis l'autre bout du pont, poussa une partie de la foule vers le bord droit de la voile. L’insurrection était là !

Tu dois y aller ! L’idée l’avait traversé brusquement, comme venant de nulle part. Tout n’est pas perdu !

 Ses forces revenaient, les cris de rage issus des affrontements l'appelaient. Il devait aider ! Plus ils seraient nombreux, plus ils auraient de chances de les vaincre. Enfin. Ils allaient enfin payer !

 Il s'avança vers l'avant, en même temps que deux autres. Les deux qui les tenaient en joue leur aboyèrent de se rassoir, dressant leurs pointes. Par dessous, quatre adolescents se relevèrent brusquement et leur arrachèrent leurs canes. Parmi eux, la fille aux yeux d'ambre lui fit signe, pointant à son tour une lance vers l’un des templiers. C'était comme un merci. Bane ne sut comment lui rendre, il n'avait rien fait. Mais ça allait changer. Il se précipita vers l'avant.

 Près du bord, un Ter qui tenait en respect trois transpassants, essayait vainement d’interpeler un de ses frères d'arme pour savoir ce qu’il se passait plus loin. Bane s'immobilisa, l'homme ne l'avait pas vu, trop affairé qu'il était à essayer de savoir quoi faire. Il pouvait le frapper, se rendit-il compte, incrédule. Il pourrait même le désarmer. Bane tremblait, serra les poings. Ce ne devait pas être si compliqué, surtout compte tenu de l’élément de surprise. Il avait déjà vu d'autres se battre, c'était à sa portée. Et puis les autres jeunes allaient l'aider, attaquer eux aussi.

 Bane se tendit. Il devait cesser d'hésiter. Les mots qu’Ulri lui avait murmuré durant la cérémonie lui revinrent : avance, simplement ; respire et pars. Il sentit alors le puissant mouvement que les dieux imprimaient à sa chair, ses muscles. Il suffisait de se laisser aller vers l’avant, suivre la trajectoire. Comme sur la planche de l’affront.

 Bane se précipita mais, surpris par sa propre témérité, il se vit chanceler tandis qu’il s’élançait à pleines foulées. Sans parvenir à reprendre son équilibre, il poursuivit sa course désordonnée vers le garde.

— Tous avec moi ! brailla-t-il comme il put, alors qu’il heurtait violemment les flancs du Ter.

 Ils basculèrent à deux sur le pont. Une douleur violente déchira le bras droit de Bane à l’endroit même où il venait de percuter l’homme.

 Alors qu’il tentait de se redresser, ayant perdu le templier de vue, il entendit soudain le bruit des sandales percuter le plancher - s'était-il déjà redressé ? Tenait-il toujours sa lance ?

 Cherchant tous azimuts, Bane finit par le retrouver sur sa droite. Le garde lui faisait face – il ne tenait plus sa lance – et essayait de dégainer le couteau fixé à son ceinturon. Une brusque décharge poussa Bane à attaquer l’homme avant qu'il n'y parvienne. Il bondit, avec bien plus de force qu’il ne voulait, sur lui et, malgré le manque de précision, parvint à le saisir par les bras, l’empêchant de tirer sa lame.

 L'élan les emporta vers le bastingage. Lequel frappa le dos du templier avant que Bane ne le percute à son tour. Ils se retrouvèrent poitrine contre poitrine. Bane raffermissait sa prise de toutes ses forces afin de l’empêcher d'atteindre son arme. Son haleine avait une odeur âcre, désagréable. Son regard disait toute la haine qu’il lui vouait. Le sceau Ter encore rouge qui marquait son front paraissait si étrange au-dessus de son regard furieux.

 Il cessa tout à coup de se débattre, et esquissa un sourire.

 Une douleur fulgurante explosa à l'entrejambe de Bane. La souffrance se propagea à l’ensemble de son corps depuis le point d’impact. Il s’effondra, à la limite de l’inconscience, mais le garde l’empêcha de sombrer, le maintenant droit en se servant de sa propre prise.

 Le Ter, serré contre lui, se mit alors à pivoter en une danse absurde qui s'interrompit devant l'horizon. Son regard afficha une morgue glaciale lorsqu'il le fit passer par-dessus le bastingage.

 Terrassé par la douleur, Bane sentit ses bras passer par-dessus la rambarde.

 Son ennemi allait se débarrasser de lui de la pire manière... Il n’y aurait aucune trace, personne n’allait remarquer sa disparition. Aucune cérémonie pour lui faire rejoindre la Terre.

 Sa tête et sa poitrine pendaient au-dessus du Vide. Le Ciel était magnifique aujourd'hui. Messagère lui avait bel et bien annoncé sa fin au travers de son rêve. Il allait rejoindre l'étrange monde qu’il avait entre-aperçu sous les nuages mouvants.

 Oui, Ciel était décidément magnifique ce matin. Il allait à présent partir au Vent. Il ferma les yeux, prêt à rencontrer les dieux...

 Une main agrippa son col et le tira en arrière. Il s’échoua lourdement sur le plancher.

 Ulri se dressait entre lui et le templier.

— Vous n'êtes que des sales sans-castes ! cracha celui-ci en dégainant son couteau.

 Les deux adversaires se jaugeaient. Autour, le pont était parcouru d'une telle frénésie que l'altercation se noyait dans le tumulte des autres affrontements.

 L’attaque ne dura qu'un instant. Le garde précipita son couteau vers l’avant, visant le ventre d’Ulri. Avec des réflexes que Bane ne lui prêtait pas, le jeune homme s’écarta du trajet de l’arme et, tournant autour de sa trajectoire, imprima un mouvement pivotant, à la manière d'une danse, qui lui permit de dévier la lame, puis d'envoyer, avec une violence inouïe, un coup de pied en retour à l’agresseur.

 La puissance du coup était telle que le templier fut projeté en arrière. Bane eut l’impression de voir la scène au ralenti : propulsé par le coup, l’homme recula de plus en plus jusqu'à se rapprocher de la rambarde. Il poussa un cri lorsque son corps bascula derrière le bastingage.

 Tout s'était passé si vite ! – si vite et si facilement ! Le templier venait de disparaître.

 La nausée revint d'un seul coup. Bane tomba sur le pont, parmi les huées et les bousculades. Il vomit pour la seconde fois de la journée. Son estomac ne parvint qu'à produire que quelques vagues filets de bave. Il tremblait de la tête aux pieds, n'en revenait pas. Un homme venait de mourir sous ses...

— Lève-toi, l’ami ! ordonna Ulri en se précipitant sur lui.

 Il le saisit par le col et l’aida à se redresser, puis il l’attira contre lui, enserrant ses épaules, et désigna la scène de pugilat qui s’étendait sous leurs yeux.

— Regarde cette révolte, l’ami, fit-il avec fermeté mais sans colère. Regarde ce dont ces jeunes sans-castes sont capables ! Vois, les dieux sont avec eux !

 Mais c'était la barbarie qui s'étalait devant eux. Les transpassants, enhardis par leur nombre, frappaient les templiers complétement débordés. Ceux-ci n’étaient pas assez nombreux pour contenir leurs attaques, même malaisées. Noués par la colère, certains s'empilaient sur des soldats pour les engloutir ; d'autres faisaient front et, comme des vagues assassines, faisaient lentement reculer l'ennemi vers les rebords. Plus loin, des adolescents éperdus se réfugiaient, terrifiés ; tandis que d’autres emportaient les gardes vaincus vers le bastingage, projetant clairement de les envoyer dans le Vide. Une poignée de jeunes essayaient pitoyablement de les arrêter pendant que d’autres, à l'inverse, les encourageaient.

 Près du mat, les aérins se rendaient déjà. Ils essayaient de se ranger sur le côté, en attendant que l’émeute cesse.

 Ulri, le tenant toujours, pivota vers la proue.

— Regarde, encore.

 Un groupe de transpassants passa fugitivement devant eux. Hurlant des mots décousus, ils grimpèrent quatre à quatre les marches qui menaient vers la cabine de pilotage. Allaient-ils obliger le Capitaine à faire demi-tour, se demanda Bane... Ou le tuer ?

 Bane n'avait jamais vu une telle confusion. Quelle folie ! Ses camarades faisaient n’importe quoi sous le coup de la fureur. Ils devaient s’arrêter et réfléchir, préparer un plan, mettre en suspens leur colère. Ne voyaient-ils pas qu'ils avaient déjà gagné ? Pourquoi ne pas s’arrêter ?

 Du haut du vaisseau retentit un son strident.

 Cela n'avait rien du traditionnel appel d’arrivée que les voiles émettaient lorsqu’elles arrivaient au port – sonorité commune que l'on entendait à longueur de journée et qui faisait partie intégrante de l'ambiance de la Cité –, ce son-ci était comme amplifié, tordu, il ressemblait à un long hurlement plaintif. Il allait être entendu à plusieurs portées à la ronde.

 La lamentation s'éteignit brusquement, comme si on venait d'arracher la trompe de son support.

 Quelques instants après l’interruption, un adolescent essoufflé descendit les escaliers de la cabine, le visage aussi blanc que la tunique des templiers. La peur se lisait sur son visage.

— C’est le capitaine… Il a envoyé un signal de détresse !

 Pendant que l’insurrection se suspendait, accusant le coup de l'annonce, Ulri murmura à l’oreille de Bane :

— L’heure approche, l’ami, tu vas bientôt découvrir l’endroit d’où je viens…

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