L'inæterisation — 3 (V2)
Elle se rappelait la mède, ses doigts sur sa peau, ses airs patients. Elle avait dit qu'Ironie grattait à la surface de ses yeux et l'influençait, mais depuis quand ? Depuis quand tout lui paraissait si étrange et sur le point de vaciller ? Depuis quand tous les regards tombaient sur elle, l'écrasant, la malaxant ?
La réponse vint, évidente. Depuis son mariage. Depuis que cet homme, Idas, qu'elle voyait au-devant du protemple et qui attendait de pouvoir avancer avec le cercueil de son père, avait pénétré son existence. Ironie l'avait suivi, accompagné, insidieuse, et passé la porte grande ouverte de sa candeur passée. A présent, elle se tenait dans chaque recoin de ses journées.
Et pas que des siennes. L’enfant moqueuse tourmentait chacun, les dieux autant que les agrippés. Ça l'amusait, cette peste. La Cité dysfonctionnait par sa faute. La crise actuelle ne pouvait qu'être de son fait. À bien y réfléchir – la déchéance de l'Acastale, les manipulations des Ter, les complots des Aers – tout cela lui ressemblait. Les voix à l'autel – ces horribles voix d’outre-Ciel – étaient bien sorties de la bouche de l’enfant sournoise. De nature abjecte, elles ne devaient pas être écoutées. Mieux valait les ignorer, ainsi que tout ce qui, de près ou de loin, les évoquait – tout ce qui laissait penser qu'en filigrane d'un geste ou d'une intention quelconque se trouvait quelque-chose de malveillant. Soit tous les regards autour d'elle, qui la cherchaient, avides ; soit les mots échangés, chuchotés, susurrés. Et même l'éclat de rire d'un vieil orgène. Ironie se trouvait derrière tout cela.
Il n'y avait qu'un être qui échappait à cette condition, une seule dont elle n'avait pas à se méfier, un rayon de soleil de paix et de confiance. Où es-tu ma bonne Mina ? se demanda-t-elle, l'imaginant plus haut dans les travées. Ne pouvait-elle pas la rejoindre, affronter ensemble les médisances qui voyageaient de place en place ?
Tandis qu'elle inspectait les susplaces à sa recherche, une dame Aers se pencha vers elle. Felna sursauta.
— Oh, pardon, mon enfant, fit-elle d'un ton aimable. Où se trouve donc votre mère ? Elle manque désespérément au tableau.
Felna reconnut en ces traits une des amies de celle-ci. Son nom : Arine Gans. Probablement une des rares sympathique dans le lot. Felna ravala sa surprise et répondit comme si de rien n'était.
— Ma mère... Vous la connaissez ! Si elle ne se laissait pas désirer, qui la désirerait encore ? déclara-t-elle entre boutade et aveu, mais l'amie ne releva pas.
Elle se réinstallèrent en soupirant, Felna se sentait étrangement apaisée d'avoir échangé avec cette femme de façon simple, loin des questions gênantes de l'orgène. Une bouffée d'air, comme si on venait de lui redonner une place au sein de son propre monde.
En bas, les Ter accordaient quelques dernières scrupuleuses touches à cette cérémonie qui n’en finissait pas de ne pas commencer. Un cri retentit. Felna sursauta. Il était terrible, suraigu, et secouait l'assemblée. Elle se tourna derechef, cherchant au plafond. L'inversé. Ironie.
Une main se posa sur son épaule. Elle hurla.
— M'Aers ! fit l'aimable Arine Gans, tentant de la calmer. Ce n'est que le chant d'appel.
Felna reprit position, cœur battant. La plainte reprit, plus lancinante cette fois. Le chant d'appel, bien sûr. Pourquoi toutes les manifestations envers les dieux devaient-elles toujours débuter par d'horribles voix perçantes ? Essayant de reprendre son souffle, elle vit que l'orgène n'était plus à côté d'elle. Il s'éloignait dans les travées, sans un regard pour elle. Au bas du protemple, le cercueil faisait son entrée. Son mari se tenait à côté des neufs porteurs. Solennel, pour une fois. Il portait une magnifique tunique de soie fine, azur de deuil.
Le cercueil du réalien avait tout de l'œuvre d'Art. Taillée dans un bois ancestral venu des réserves royales, il affichait des gravures évoquant l'envol croisé des quatre oiseaux sacrés survolant un Ciel vaincu. Sa facture rappelait à Felna les plus belles gravures de corne du palais, les artisans Artes s'étaient surpassés. Comment pouvait-on atteindre un tel niveau de détail sur du bois ? Comment pouvait-on même toucher quelque-chose d'aussi sacré ? Et surtout comment tolérer qu’une telle merveille soit mise au feu à l'instant ? Quel gâchis ! songea-t-elle. Ce trésor, incinéré et jeté, à la grâce du Vide, dans le grand Ciel. Comme si le bois n’était pas suffisamment rare. Mais rien ne semblait assez beau pour le chancelier de l'Acastale.
Pendant que la procession s'avançait, les chants lancinants s'élevaient, vrillant les roches. Felna frissonnait, une authentique souffrance sourdait de ces plaintes. Pourtant quelque-chose la dérangeait, des bruits fugaces qui gâchaient l'ensemble, ses voisins de rangée gigotaient désagréablement. Elle aperçut alors sa mère tenter de se frayer un chemin jusqu'à elle. Voici qu’apparaissait la tant attendue Milia Van Aers, son auguste et magnifique mère, qui déplaçait son indubitable beauté au cœur de la foule et qui de surcroit se payait le luxe d’arriver en retard – pour que tout le monde puisse bien la voir, songea Felna.
Indifférente au cruel crescendo, elle avançait, resplendissante dans sa magnifique robe bleue-deuil. Deuil dont elle ne portait que le nom, car sa mère n’avait nullement l'air endeuillée. Plutôt que de s’assoir, elle s’inséra, souple, auprès de Felna. Devant sa splendeur, tout le monde ne pouvait que la manger du regard. Elle attendit que les voix finissent de mourir et que le cercueil soit posé avant de parler.
— Ma fille… lui glissa-t-elle en posant sa grâce sur le siège qui lui était réservé. Mes amis ! ajouta-t-elle à l’adresse des Aers assis autour. Je vois que vous avez veillé sur ma fille en mon absence, comment pourrais-je vous remercier ?
Elle avait cette voix susurrante qui lui faisait gagner tous les cœurs et bien sûr personne n'allait lui dire de se montrer plus respectueuse. Un homme, un vieux militaire que Felna avait déjà vu quelques fois - un veuf -, se pencha, tout sourire.
— Votre seule présence est déjà notre récompense, m'Aers !
— Ah ! fit Milia, comme touchée en plein cœur, avant de se tourner vers Felna, se désintéressant radicalement du personnage. Ma fille. Il était Temps que je vous retrouve !
Felna se crispa. Sous ses dehors charmants, sa mère pouvait se montrer brutale quand les choses ne se passaient pas comme elle désirait, et Felna se sentait d'avance fatiguée de devoir dévier ses attaques. Elle se mit même à espérer que ces chants affreusement stridents reprennent au plus vite.
— Mère… répondit-elle, complaisante, comment vous portez-vous ?
Elle prit un air troublé, et commença, théâtrale.
— Mal, aux vues des circonstances, les évènements sont effrayants ! Quand je pense que vous avez assisté, impuissante, à cette horreur !
Après un rapide coup d'œil au protemple où plus rien ne se passait, sinon des prières silencieuses, Felna se décida à embrayer sur l'attitude de sa mère.
— Oh oui, mère, j’en ai pleuré toutes les larmes de mon carna ! Les dieux ne peuvent pas être responsables d’un pareil crime, ça ne fait aucun doute !
— Je partage votre avis, mon enfant, fit sa mère, avisée.
Elle ramena ses longs cheveux vers l’avant, ce qui lui donna l’air encore plus noble.
— Quand j’ai eu vent de cette scandaleuse affaire, j’ai pris la première voile disponible et suis arrivée le plus rapidement possible ! Mais... comment va votre époux ? Le pauvre homme doit être brisé, ils n'ont pas la même force de caractère que nous.
Felna savait pertinemment qu'il ne fallait pas autant de Temps pour arriver de palais astraux, mais ne préférait pas le relever, mieux valait jouer dans son jeu et inonder leur relation de faux-semblants.
— C'est évident, mère. Le pauvre est complètement désolé. Il ne mange plus, ne dort plus.
— Ah, ma pauvre enfant. Votre affection ne suffit donc plus à le sortir de sa tristesse ? Offrez donc à cet homme ce qui calmera son cœur.
Ça y est, elle attaque, songea Felna. Mais elle ne comptait pas se laisser impressionner, elle connaissait trop bien le jeu.
— Il délaisse notre lit pour dormir là où rien ne viendra le tourmenter…
Felna sourit doucement, l’air attristée.
— Mère, je crains que cette période ne soit guère propice à l‘arrivée des petits-enfants que vous espérez tant…
— Ne songez pas à cela, reprit vivement sa mère, passant une main magnanime dans l'air. Rassurez-vous, les hommes sont si versatiles qu’il reviendra bientôt ! Parlons d’autre chose, voulez-vous, je n’ai pas à vous inquiéter avec ces questions pour le moment. Je m’inquiète beaucoup pour la fille de l'Acastale, l'héritière Aélis me semble si troublée.
Et cette cérémonie qui ne reprenait pas... Felna avait envie de lui répondre que l'héritière du voile, elle aussi, venait de perdre son père. Mais ce genre d’insinuation n'avait pas sa place en public et elle se garda bien de suivre sa mère sur ce terrain. Bien que la tradition impliquât que l’identité du géniteur des Acastales soit tue – laissant le bas-peuple croire que leur descendance n'émanait que du divin –, l’origine d'Aélis ne faisait néanmoins aucun doute. On reconnaissait dans ses traits le front volontaire du réalien décédé. Ce qui faisait d’elle, officieusement, la demi-sœur de son époux.
Si depuis une centaine d’alignements, la dynastie Acastale prétendait que chacune de ses filles naissaient par la grâce de Terre, dont elles étaient les tenants-lieu, en réalité les Acastales choisissaient depuis toujours des favoris afin de prolonger leur succession. Si presque tous les Aers savaient que Fard Egan était l’amant de la souveraine, en plus d’être un réalien, rares étaient ceux qui avaient l’audace de le dire. Sur l’identité des géniteurs sacrés, le silence était de mise, telle était la tradition. Et cela arrangeait d’autant mieux Felna, car cela lui épargnait d’avoir à se penser comme étant la belle-sœur de l'héritière.
— Avez-vous pu lui offrir une épaule ? poursuivit Milia Van. N’étant pas présente lors de l’attentat, je n’ai pu venir la réconforter, mais vous étiez là ! Après tout vous êtes si proches, vous avez le même âge toutes les deux, et vous vous êtes toujours tant appréciées.
Encore une pure rêverie de la part de sa mère, laquelle avait pour fonction d’être entendue par leur entourage direct. Il s'agissait d'un de ses habituels coups de force. Elle racontait ouvertement des mensonges qui devaient servir sa cause. Cela faisait nombre d'alignements qu’elle escomptait de Felna qu'elle se rapproche de l'héritière Aélis, un placement stratégique important pour Milia, ainsi que pour un autre habile comploteur que Felna s’étonnait d'ailleurs de ne pas voir parmi les convives.
— Voyons, mère... L'héritière du voile a déjà suffisamment d’épaules courtisanes sur lesquelles se reposer pour s’intéresser la mienne, bien frêle... Mais, chère mère, dites-moi, je ne vois pas grand-père dans l’assemblée. Serait-il resté en villégiature ?
Milia Van prit son air hautain habituel avant de répondre.
— Votre grand-père est un homme âgé qui a amplement mérité sa retraite paisible aux palais astraux. Ce brave homme a connu suffisamment d’intrigues dans son existence pour venir s’intéresser aux derniers outrages du palais.
Elle se radoucit, se fit même caressante.
— Quand je l’ai quitté, il regrettait de ne pouvoir venir vous voir, mais la traversée est longue jusqu’ici, vous le savez. Il regrette aussi que votre père, son fils fuyant, ne lui rende jamais visite. D’ailleurs, avez-vous des nouvelles à son propos ?
Sa mère eut à peine l’occasion de finir sa phrase qu’un grand tumulte commença devant elles.
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