Joutes affleurantes — Vox
« Vous avez sûrement des frères et des sœurs. Il ne peut que difficilement en être autrement !
Après tout, l'Acastale, Terre et Attraction vous le demandent : reproduisez-vous ! Vous êtes fragiles et vous mourrez trop facilement, alors compensez en vous multipliant !
Bienheureuses filles, bientôt vous serrez les garantes de l'ordre et du maintient, en plus d'être des ventres pour vos lignées - et accessoirement pour vos maris - jusqu’à avoir complétement vidé votre… disons… potentiel – et dans la douleur, s'il vous plaît.
Les garçons, vous continuerez à respecter mère, femme et filles ; vous travaillerez et pourvoirez les vôtres – tout cela sans douleur, s'il vous plaît.
En gros, vous voyez à quel point – filles, garçons – vous ne vivez pas dans le même monde. Ainsi, en est-il également des fratries.
Toi là ! N’as-tu jamais jalousé ta sœur, aux doux yeux de fraises, car elle se faisait câliner bien plus souvent par vos parents ?
Et toi, garçon - pardon "presque-transpassé". N'as tu jamais rêvé devenir fille pour diriger un jour la famille, avoir le dessus, le pouvoir - comme si les femmes aimaient ça !
Et toi, petite. Ne t’es-tu jamais dit que tu aurais préféré trancher les immenses bambous comme ton frère, ton père et comme tous les hommes qui les ont précédés ?
Allons, allons... Vous voyez, tout le monde semble crier à l’injustice.
Même les dieux sont jaloux. Regardez Vent et sa sœur Messagère, quasiment jumeaux, ils ont été séparés lors de la guerre entre Ciel et Terre. Il ne semble pas y avoir un jour sans que l’un ne sabote l’autre. Tel est l’ordre tordu du monde, il n’est pas de message parfait, car sitôt inscrit dans une quelconque caboche, le Vent vient sitôt le brouiller.
C’est ce conflit qui provoque bon nombre d’ennuis : quand vous dites une chose et que votre partenaire comprend l’inverse, dites-vous que vous êtes des victimes de disputes jalouses entre les dieux.
Non ! Je n’ai pas fini, bande de pestes ! J’arrive à peine à mon point, écoutez donc, rapaces !
Car à l’injustice, omniprésente, répond la justice. Et alors là, accrochez-vous car pour la définir, cette justice, faudra vous lever tôt !
Laissons aux dieux le soin de lui donner forme :
Terre, face à ces conflits, a longuement cherché. D’autres l’y ont aidé : Attraction a défini un certain nombre de lois à respecter, sinon… sinon quoi ? Les Dieux ont bien trop à faire pour punir en cas de transgression, alors Terre a demandé à Art (celui qui connaissait le mieux les humains) de trouver une solution.
Alors Art, dont l’intelligence équivalait à la brutalité, a arraché du carna de sa mère la manifestation de l’idée qu’elle tentait confusément de faire entendre au monde. Sympa, hein ?
L’oiseau-justice était né. C’est une bête étrange :
Son aile droite manifeste l’idée de confiance, de soutien indéfectible à l’autre ; son aile gauche, à l’inverse, est l’image même de la méfiance, la condamnation absolue de l’autre.
Ainsi, ces deux propositions quant au regard à porter sur un être ou une chose, doivent sans cesse s’équilibrer pour permettre à la créature de pouvoir voler sans peine.
Entre ses deux ailes, dont l’opposition doit sans cesse s’harmoniser, se trouve le poitrail lumineux de la bête. Il brille car la vérité – la condition de la justice – qu’il projete est tellement pure et belle que les humains, imparfaits, ne peuvent l’apercevoir qu’au prix de devenir aveugles.
Sa tête porte des traits qui changent inlassablement, comme la succession infinie des juges. Oui, car la justice est sans visage.
Ses pattes sont multiples et puissantes, capables de saisir un seul humain, comme une douzaine.
Sa queue, enfin, porte une lame tranchante, capable de réduire au silence toute personne qui aurait l’impudence de braver les lois divines.
Belle bête hein ?
Si vous voulez l’entrapercevoir, allez donc assister à un jugement public aux Colonnes.
Vous le verrez, suspendu au-dessus de la plateforme, étendant ses ailes derrières les pupitres de Gauche et de Droite et son bec derrière celui du juge. Il y a, en son centre, une ouverture qui laisse passer les rayons de l'oeil solaire. Mais n’oubliez pas de ne jamais y regarder.
Devenir aveugle dans notre Cité ne présage jamais rien de bon. »
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