La rage est-elle le fait des dieux ? — 2 (V2)
Bilias ne la suivit pas, il fonça à l’autre bout du pont, la dépassant, pour s’arrêter à la périphérie d’un rassemblement de jeunes qui grossissait à vue d’œil. Kael le rattrapa malgré ses jambes pantelantes et resta près de lui tandis qu’il observait la scène. Elle se méfiait, son cousin avait parlé d’une idée, mais son regard sombre et la tension qui le secouait ne laissaient pas penser qu’il se préparait à négocier. Il puait le sang et la sueur, son odeur se mêlait à l’âcre anxiété des autres. Il fixait quelque chose : un transpassant, perché sur un tonnelet, occupé à échanger vivement avec d’autres.
— Bilias, risqua-t-elle, s’il te plait, ne…
— Chhht ! siffla-t-il entre ses dents. Écoute.
Celui qu’il observait délassa son échange pour écouter d’un air pensif les rumeurs du groupe. Il avait une certaine prestance, trouva Kael, on ne voyait que lui parmi tous les jeunes énervés. Grand et mince, il avait la posture fière et la stature d’un Aers, à l’exception qu’elle ne l’avait jamais croisé parmi les siens. Un homme de ce genre, s’il était d’une caste inférieure, ne pouvait qu’être de belle descendance. Des cris retentirent, deux personnes commencèrent à se pousser, en s’insultant. Le gaillard sortit de sa réflexion pour intervenir.
— Écoutez tous ! les interrompit-il d’une voix bien plus puissante que Kael ne l’aurait supposé. Inutile de continuer à se disputer. Il nous faut suivre la raison, nous n’aurons aucune chance contre ces terraportées, c’est évident. Le plus prudent serait de continuer notre route et passer la frontière.
— On pourrait faire demi-tour, non ? gémit quelqu’un. Tout expliquer au gens de la Cité. Nos parents seront là, ils nous protègeront, se porteront garants !
— Nos parents seront impuissants, tout comme nous. Des Ter sont morts, des Artes blessés, on nous blâmera ! Et je vous rappelle que nous ne savons pas qui a ordonné notre bannissement. Si nous sommes perçus comme hors loi des dieux, considérés comme abjects, c’est l’Acastale elle-même qui aura ordonné notre éviction. C’est plus que certain. Ces terraportées seront bien moins tendres que les templiers. Il est clair que les Ter nous avaient imaginé un sauf-conduit en nous menant vers l’aire sans-caste. C’est probablement déjà un geste magnanime de leur part.
— C’est ridicule ! L’Acastale ne jetterait jamais ses enfants. Et puis, cette aire sans-caste dont tout le monde parle, comment pourrait-elle exister sans que personne ne soit au courant ? J’y crois pas !
— Les Aers vous le cachent depuis des générations. Mais croyez-moi, tous les enfants d’Aers sur ce pont sont bien au courant et une bonne partie des Ter également. Ils se taisent, ils ont honte…
— Qu’importe, hurla une autre. Aire sans-caste ou pas, comment veux-tu passer ce mur et cette porte ? Elle sera gardée, ils vont nous tirer dessus. Quoi que tu dises : devant nous, derrière nous, le danger est partout. On doit se rendre, implorer les Aers et les dieux. Demander pardon !
— Les dieux n’ont pas à pardonner, rappelez-vous, pour eux nous sommes déjà déchus. Seuls les humains pardonnent et croyez-moi, les Aers n’en feront rien, ils n’attendent qu’une chose : nous faire disparaître. Passer la frontière est notre meilleure chance. Le plan est simple. Comme je l’ai proposé, les plus costauds d’entre nous revêtiront les armures de lin des templiers, lesquels seront cachés et bâillonnés dans la cale. De loin, les gardes de la frontière ne pourront pas voir nos fronts lisses. Le capitaine qui effectuera la manœuvre sera surveillé de près jusqu’au débarquement, il ne pourra rien tenter. On arrimera au port. Ensuite, lorsque le signal sera lancé, on filera. Les sans-castes nous aideront.
Tout autour Kael entendait les transpassants discuter à voix basse. Il y avait des disputes, de l’agitation. La plupart doutaient d’y parvenir, dans leur état, et de cette façon. Elle non plus n’y croyait pas, à tout bien réfléchir. C’était téméraire et absurde. Comment des sangs-impurs pourraient-ils les aider ? Finalement, ce plan ne tenait pas plus la route que celui de Bilias. Mais ce qui l’inquiétait le plus était le nombre de ceux qui l’acclamaient, séduits par l’idée. Quelqu’un s’exclama :
— On ne sait rien de ce qu’il y a de l’autre côté : des templiers, des forces armées — je ne sais pas moi ? Qu’est-ce qui nous dit que ces sans-castes vont nous aider ou nous attaquer ? On ne savait même pas qu’ils existaient ce matin encore, et on nous dit maintenant qu’ils remplissent presque une cité entière ? Quelqu’un a dit à l’instant qu’ils nous détestaient ! Moi je dis qu’il serait plus prudent d’attendre ici les terraportées !
— Et prendre le risque d’être attaqués ? Ta confiance est-elle donc si solide ? Non, écoutez-moi, je vous dis que de l’autre côté il n’y aura que des templiers fatigués et quelques Aers ne rêvant qu’à rentrer, ils ne réagiront pas. Et vous ne risquez rien des sans-castes, ils sont pacifiques. Il n’y a aucune raison d’avoir peur !
— Et comment le sais-tu ? tonna quelqu’un.
Kael sursauta, reconnaissant la voix de son cousin. Il fixait celui qui parlait de son regard de Vide, mais il ne se laissa pas impressionner et répondit, calmement :
— Je le sais, c’est tout. Mes parents sont des Ter qui effectuaient des missions d’éducation chez les sans-castes, ils m’ont tout expliqué.
Bilias perça alors l’assemblée. Il était plus petit que bien d’autres, mais son attitude, la tension qui se dégageait de lui, les écartait de son chemin. Il prit la parole, en prenant soin de détacher chaque mot :
— Et qu’est ce qui me dit que tu n’es pas, toi-même, un de ces fameux sans-castes ?
L’adolescent, en haut de son support, ne semblait nullement contrarié, mais plutôt ouvert au débat. Kael, qui suivait son cousin comme elle le pouvait, l’observait avec attention. Ce jeune homme avait tout d’un Aers. Son calme apparent contrastait avec la rage contenue de Bilias.
— Voyons, répondit-il d’une voix étonnement puissante. Je suis ici parce qu’on m’a privé de mon statut de Ter, comme toi. Comme nous tous ! Évidement que je suis un sans-caste !
— Ne joue pas avec les mots ! Tu as compris ce que je voulais dire… Je sais que tu es un imposteur ! cracha Bilias, le pointant d’un doigt maculé de sang. Et tu vas me dire tout de suite qui sont tes camarades !
— Tous, ici, sont mes camarades, même toi ! fit le jeune homme, nullement impressionné. Et ce, malgré ta colère. Dis-nous plutôt ce qui te laisse penser qui je serais un imposteur — mais fais vite, le temps presse.
Son autorité et sa fermeté impressionnaient Kael. Rares étaient ceux qui osaient s’opposer à son cousin. Cet exploit lui donnait presque envie de rallier sa cause.
— Je vais vous le dire ! cracha Bilias, affrontant l’assemblée. Vous l’écoutez, vous le regardez faire l’important. Mais ce type est l’un des responsables de notre perte ! La templière qui nous a enlevés vient de l’avouer : c’est à cause de ces infiltrés qu’ils nous ont arrachés à la Cité. Des saloperies de sans-castes, cachés parmi nous ! Des vidés d’incarna qui ont assisté à notre transpassage pour nous voler nos sceaux de castes !
Son adversaire ne parla pas directement. À la place, il prit son temps, puis finit par répondre :
— Ce sont des accusations graves que tu lances, l’ami. Mais quand bien même elles seraient vraies, il m’apparait impossible de déceler des intrus dans nos rangs. Donc, cela ne change rien, notre salut se trouve toujours derrière les murs, derrière la frontière !
Il parlait trop bien pour être d’une basse caste. Kael doutait vraiment que ce transpassant puisse être un impie des confins. Son cousin se gonflait de Vent et d’Ironie.
— Le salut ? gronda-t-il, l’air sombre. Ce sera ta face de sale sans-caste que je vais jeter aux pieds des forces citoyennes qui vont arriver !
Les autres commençaient à faire silence, toute leur attention se tournait vers eux. Bilias commença à sourire, les dents trop serrées.
— Ils comprendront, ils nous pardonneront. Pauvre imbécile, tu crois vraiment qu’on va subir un châtiment qui vous est destiné ? Tu crois vraiment qu’on est dupes ? Mais non ! Quand les miens arriveront, votre minable tentative de nous infiltrer sera sévèrement punie, et ce sera un exemple pour tous les rats que vous êtes ! hurla-t-il, se tournant vers l’assemblée. Et vous ? Vous voulez vraiment suivre ce type ? Il vous parait normal ? Vous avez vu son allure ? Il n’est pas un citoyen, ça se voit ! Il n’est même pas inquiet, regardez : il rentre chez lui !
Autour de Kael, plusieurs transpassants meuglèrent leur approbation, d’autres acquiescèrent silencieusement, ceux qui n’approuvaient pas restèrent silencieux. Elle observa attentivement la réaction du jeune homme — lui, un sans-caste, vraiment ? Il n’en avait pas l’allure, mais Bilias avait réussi à planter la graine du doute. Elle se demandait comment il allait répondre, allait-il se débiner ? Non. Il poursuivit sans s’occuper des échos qui rongeaient le groupe :
— Tu sembles persuadé, comme si les dieux eux-mêmes t’avaient parlé… dit-il d’une voix posée qui le dispensait d’avoir à l’élever pour se faire entendre. Mais ta certitude n’est basée que sur les propos d’une templière et… une impression, en me regardant ? Je voudrais te poser une question, si, toutefois tu acceptes de m’écouter…
— Écouter un sans-caste ? Tu parles ! ricana Bilias, méprisant, mais Kael le connaissait assez pour sentir qu’il était pris de court. Allez, craches donc tes absurdités.
— T’es-tu demandé si cette Ter — cette templière — t’avait menti ?
— Avec ce que je lui ai fait subir, fit Bilias en lui montrant fièrement ses mains ensanglantées. Cette lécheuse d’autels ne pouvait qu’avouer !
— Donc tu crois vraiment, ajouta l’autre calmement, nullement impressionné par les paumes carmin de Bilias. Que sous la torture elle t’aurait avoué la vérité ? Ne t’a-t-elle pas dit ce que tu voulais entendre pour te faire arrêter ?
Il était malin, son raisonnement tenait. À tel point que Kael peinait de plus en plus à suivre son cousin. Lequel devait apparaître comme un fou à force de piétiner sur place. Des voix s’élevèrent « Il a raison ! » ; d’autres imploraient « Taisez-vous. Bougez ! ».
— Connard de beau parleur, grimaça Bilias. Je vais te crever et on verra bien qui a raison !
Ça tournait mal, il allait devenir imprévisible comme à chaque fois qu’il perdait la face. Kael se souvenait de toutes ces fois où sa mère l’avait rabroué et qu’il l’avait pris sur lui. Encaisser, il savait le faire. Mais après, une fois sorti de l’appartement, il commettait toujours le pire. La rage de Bilias finissait toujours par sortir. Kael voulait l’approcher, lui demander de se calmer, trouver quelque chose, mais se doutait qu’elle risquait de tout empirer.
— Et vous ? lança l’adversaire avec une prestance impressionnante. Allez-vous suivre sa colère, sa rage ? Allez-vous laisser sa haine échappée du Vide prendre le pas sur votre bon sens ? Regardez-le, ses mains puent le sang de sa sœur ! Allez-vous le suivre dans ses idées meurtrières ? Moi, je vous propose la paix, la voie d’Attraction. Et regardez-le, le Vent a infiltré sa bouche, son nez, ses oreilles ! Il pourrait nous massacrer au nom de ses convictions !
Au moment où il acheva sa phrase, Kael vit son cousin foncer, trouant l’assemblée, pour se poster juste devant l’autre. Illui envoya son poing au visage. D’un geste, le jeune homme esquiva l’attaque et lui fit face, prêt à riposter. Kael imaginait déjà la suite, Bilias allait le bourrer de coups, jusqu’à percer ses défenses pour enfin le massacrer. Étonnement, il n’en fit rien, ce fut un sourire qu’il lui assena à la place.
— Réglons ce différend à l’aide d’un duel, proposa-t-il, presque léger. Qu’en pensez-vous ? Le plus fort aura raison !
Kael ne connaissait que trop bien ce regard. Il n’y avait aucune stratégie derrière. Malgré son calme apparent, il ne réfléchissait déjà plus. Il voulait juste vaincre. Art allait prendre possession de son corps, comme au moment de la révolte, comme avec cette templière. Et Kael ne pourrait rien faire, sa frénésie ne s’arrêterait que quand il triompherait de l’ennemi.
— Ah… donc tu voudrais régler ce problème comme le ferait un enfant ? répondit l’autre, lui imposant sa grande taille. Mais je refuse. Tu ferais mieux d’accepter ton erreur et te rétracter. Nous aurons besoin de toutes les forces disponibles pour pénétrer les aires sans-castes. Ta fureur sera bienvenue. Il n’y a aucune honte à se tromper. Allez, tu vois bien que personne n’est de ton côté.
Délaissant le regard brulant de Bilias, il se tourna vers l’assemblée sous tension. Il laissa quelques instants à chacun pour éventuellement plaider autrement. Mais personne ne semblait vouloir épauler Bilias. Kael regarda son cousin. Il n’était plus qu’une boule de haine condensée. Elle hésitait à parler, mais n’avait aucune idée de ce qu’il fallait dire pour éviter d’envenimer la situation. Elle s’imaginait sans peine les pensées qui traversaient la tête de Bilias. Outre des scènes cruelles, elle savait qu’il était persuadé d’avoir raison, qu’il ne lâcherait rien tant qu’il n’aurait pas empêché tous ces imbéciles de se faire embrigader par le charisme de celui qu’il avait identifié comme son ennemi. Cette noirceur dans ses yeux lui rappelait sa part de responsabilité, le fait qu’elle avait réveillé cette bête. Elle se souvint des quelques mots qu’elle lui avait dits tout bas, sur le pont, pendant que les autres — les faibles — pleuraient leurs familles perdues. Elle avait réussi à capter son regard, lui avait intimé de la voir. « Bilias, mon cousin, ma lignée, mon sang… As-tu oublié celui que tu étais ? Vas-tu te laisser briser par ces cul-bénis, comme tu les appelles. Vraiment ? Es-tu toujours celui avec qui j’ai grandi, celui que j’ai aimé ? Celui qui me protégeait quand j’allais mal, quand… tu sais… Est-il mort — le conquérant ? L’Aers ? — es-tu devenu l’un de ces faibles ? Bilias ! Es-tu devenu ce que tu as toujours détesté ? Un soumis, un minable ? Ta mère avait donc raison ?
Elle se rappelait ce même regard, trouble, sans fond, qui s’était mis à bruler, plus noir que l’obscurité. Puis la haine qu’il avait déchaînée jusqu’à les mener ici, à débattre absurdement. Là, sous ces regards assemblés, il venait à nouveau de perdre la face alors qu’il était leur sauveur. Kael s’approcha de lui. Elle voulait le raisonner, éteindre ses yeux noirs de Vide. Elle tenta de poser une main apaisante sur son épaule. Elle se devait de le calmer, ce qu’elle avait attisé, elle devait l’éteindre. Mais lorsque sa paume rentra en contact avec sa peau, Bilias se redressa d’un coup. Il enfonça ses yeux dans les siens, effrayants. Cette tendresse n’était qu’une insulte à sa rage.
— Lâche-moi ! Vous êtes tous… des soumis ! beugla-t-il. Des poulets stupides qu’on emmène à l’égorgeoir ! Mais je ne vous suivrai pas… Ça non ! Vous allez tous crever !
Il s’arracha à Kael et s’extirpa du groupe. Tandis qu’elle le suivait, l’assemblée se referma derrière eux.
Annotations