La rage est-elle le fait des dieux ? — 3 (V2)

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 Bilias alla se perdre à l’autre bout du pont. Kael crut un instant qu’il serait tenté de passer sa colère sur l’un des templiers prisonniers, mais il obliqua en direction du gaillard arrière et s’accouda au bastingage. À l’ombre de Terre, les nuages cernés d’orange formaient un halo autour de lui, Kael se demanda s’il aurait l’idée folle d’enjamber la rambarde pour se jeter au Ciel ; puis elle se raisonna : il était bien trop fier pour mourir. Il avait juste besoin d’être seul et elle comptait bien respecter cela. Elle fit marche arrière et rejoignit les autres. Au bout de leur route, elle pouvait voir la frontière et ses épines de corne. À l’endroit où les rails s’enfonçaient se situait un large portail ; encore lointain, il paraissait minuscule, mais il devait avoir la même taille que la voile.

 Une fois revenue dans le groupe, qui semblait s’être gonflé de presque tout les exilés, Kael se rendit compte que l’heure n’était plus aux débats. La majorité venait de parler. Pas de marche arrière, pas d’attente. Cap vers le mur. Ce n’était désormais plus les Aers qui commandaient, mais le nombre. La trajectoire de tous venait d’être ainsi scellée : bientôt, ils passeraient la frontière, s’enfonceraient derrière ces pointes inhospitalières, et se retrouveraient dans cet autre monde, sous un plafond peuplé d’êtres troglodytes, contrefaits et malfaisants. Les rejetons d’une décision vieille de trois générations, l’infâme décret d’isolation et d’enseignement.

 Durant un instant, Kael fut tentée de tout leur révéler, crier à tous pourquoi un mur se contrérigeait là. Mais en réalité, elle n’aurait rien su en dire. Jamais elle n’avait reçu d’explication claire. Le décret d’isolation et d’enseignement, ignoré du bas peuple et décrié par une bonne partie des siens, semblait étrangement se perdre dans le Temps. D’ailleurs, c’est uniquement par Messagère, via les conversations chuchotées et par le biais d’historiens Vox trop bavards que Kael en avait eu Vent. D’après ce qu’elle avait compris, les sans-incarnas n’avaient eu de cesse de s’infiltrer dans la Cité sous le règne de la onzième Acastale, au point d’en devenir une réelle menace. Ce décret avait été la solution pacifique inventée pour mettre fin à un évènement appelé révolte des sans-castes. Il avait été soumis à l’Acastale par Eléas Sin, réalien de l’ancien règne, et elle l’avait validé sans même consulter ses autres réaliens. Trouble, le récit de cette révolte et sa résolution n’avait rien de précis ; Kael avait juste compris que ces bêtes, au lieu d’avoir été précipitées au Ciel, s’étaient vues, par l’odieux décret, comblées par une portion de plafond pour y vivre et croître. Lorsqu’elle avait questionné sa mère à ce propos, elle s’était vue répondre : “L’aire sans-caste est la honte de notre sang” et ce fut à peu près tout. Plus aucun mot n’avait été ajouté à ce propos et elle s’était bien gardée d’en reparler, se contentant d’écouter les bruits, pour en saisir le plus possible. Kael soupçonnait qu’un membre de son sang ait été mêlé à cette décision, frappant les siens de honte. Elle avait aussi perçu le malaise que l’existence de cet espace hors de la Cité éveillait chez les membres de sa caste, ainsi que l’insistante impression qu’un jour cette erreur ancienne leur coûterait quelque chose. D’ailleurs, si ce que Bilias avait tiré de cette templière était avéré, cela ne ferait que confirmer ce qu’il se murmurait parmi les siens : le décret de l’ancienne Acastale et du réalien Eléas Sin n’avait fait que laisser une menace terrible grandir derrière l’horizon. Et ce qui se passait sur ce pont ne serait dès lors que le résultat de leur déplorable mansuétude, il y a près de soixante alignements.

 Kael soupira, se demandant où pouvait être passé son cousin. Autour d’elle, les adolescents commençaient à s’organiser en vue de leur futur débarquement. Les provocations de Bilias n’étaient déjà plus qu’un pâle souvenir. Dans l’anxiété et l’agitation, chacun commençait à s’atteler aux tâches selon le plan plébiscité. Kael renonça à faire valoir ses prérogatives de castes, tout comme la plupart des Aers présents dans le tas. Elle n’essaya même pas de débattre et se contenta de les regarder faire. Ils semblaient croire qu’être nombreux faisait d’eux des éclairés. Tous ces jeunes venaient de régresser aux dispositions politiques de l’ancien monde, celui où la majorité l’emportait.

 Au bout d’un Temps, la voile se remit en branle. Le maudit Vent aidant, elle s’élança à vive allure vers les terres infortunées. Dans sa cabine, le capitaine était surveillé étroitement depuis son coup de force. Hormis actionner les dispositifs qui mèneraient leur vaisseau vers la frontière et donner quelques ordres, il ne pouvait plus rien faire. Des abrutis riaient, car même uriner par-dessus bord lui était défendu. Avec ses chausses trempées, l’Artes ajustait ses mécanismes et rouages complexes tout en lançant des regards piteux aux adolescents. Sous la menace et les coups, il n’allait plus rien tenter, pas plus que son équipage, lui aussi meurtri. Sur cette voile, les enfants étaient désormais au pouvoir, songea Kael. Car non-transpassés, ils n’étaient au fond que des enfants aux yeux des dieux.

 Après une longue clepsydre de cheminement sous-plafond, le troupeau alla se réunir à la proue. Beaucoup soupiraient en voyant l’énormité de ce qu’on leur avait dissimulé si longtemps. Sous leurs yeux, les détails de la frontière se dessinaient, le mur tombant du plafond évoquait volontiers l’orée d’une forêt suspendue, dont la végétation se résumait à un enchevêtrement de fines pointes acérées. Leur densité était telle, qu’aucune lumière ne parvenait à filtrer. Impossible de se faire une idée de ce qui se cachait de l’autre côté. Pendant qu’une partie de l’équipage se perdait dans la contemplation de cette horreur, le gros du groupe s’occupait de distribuer les uniformes des templiers à ceux dont la taille semblait correspondre. Les élus bataillaient ferme pour parvenir à enfiler ces inconfortables armures de lins. Ces mêmes adolescents, vêtus, armés et rougissants, contraignirent les templiers, dénudés, à s’enfoncer dans la cale. Kael détestait les voir ainsi humiliés. C’était contre l’ordre du monde. Même criminels, des gens de hautes castes n’avaient pas à être traités de cette manière.

 Parmi les corps blancs qui défilaient devant elle, une Ter aux seins ballottants attrapa son regard ; elle devait avoir à peine quelques alignements de plus qu’elle. Kael avait l’impression de se reconnaître sous ses cheveux désordonnés et ces yeux dorés, emplis de larmes. Elle s’imagina à sa place, traitée de cette façon par des castes inférieures. Elle sentit son ventre se nouer jusqu’à faire mal et dut faire un gros effort pour ne pas protester. À cet instant, elle regretta que Bilias ne soit pas là. Mais sans doute aurait-il apprécié cette humiliation. Les faux templiers qui menaient ces pauvres Ter affichaient des mines honteuses, ce qui ne les empêchait pas pour autant de continuer. Lorsque tous les templiers furent mangés par l’obscurité, Kael se demanda si les dieux allaient leur pardonner d’avoir traité des prêtres d’une telle façon.

 Les préparatifs se bouclaient peu à peu autour d’elle. Le vaisseau s’approchait lentement des immenses portes de la frontière. La nervosité de chacun devenait palpable. Ils étaient nombreux à pleurer. Certains, malades, remettaient par-dessus bord. Quelques autoritaires tentaient de leur remonter le moral en leur criant dessus. Ils comptaient vraiment faire illusion aux gardes de la frontière de cette manière ? Kael voyait les corps se crisper, des doigts se serrer sur ce qu’ils pouvaient. Il y avait de quoi, le monde des sans-castes, ce territoire maudit des dieux, se préparait à leur ouvrir les bras. Elle se demandait si ce qu’on disait d’eux était vrai. Les verrait-on copuler avec la Terre ? Les verrait-on manger leurs congénères en souriant, puis danser avec le Vide ? Surtout : lesquels de ces adolescents effrayés, massés sur ce pont, finiraient par participer à leurs orgies ?

 Depuis le gaillard d’arrière surgirent alors des cris, qui se relayèrent jusqu’à l’avant du vaisseau. Des “Ils arrivent !” affolés qui eurent pour effet de faire charger le gros des troupes vers la poupe, avant même que Kael n’ait eu le Temps de comprendre ce qu’il se passait. On parlait de bâtiments arrivant à toute vitesse de la Cité, trois petites barges aux voiles profilées. Bataillant entre les transpassant braillards, Kael parvint à se faufiler jusqu’à un point de vue. Elle reconnut aisément le type de transport qui fonçait sur eux. Kael se rappelait du jour où son père les lui avait fièrement montrés au port du quartier central : des vaisseaux évoquant des oiseaux de proie, acérés, taillés pour l’affrontement ; d’authentiques appareils de guerre qui lui avaient semblé hors propos dans une Cité jamais menacée. Ceux qui se précipitaient à présent sur eux étaient en plus hérissés de lances et on pouvait deviner des carreaux d’arbalètes entre leurs meurtrières. Aucun doute, c’étaient les barges des troupes terraportées qui leur fondaient dessus.

 En un large mouvement de panique, les jeunes filèrent à nouveau vers la proue. Émergeant de la foule affolée, Kael vit le jeune homme de tout à l’heure — sa mine fière, ses airs de général — celui qui avait su planter l’idée dans chaque tête, Messagère aidant, de passer la frontière. Il criait à l’adresse du capitaine et de ceux qui le tenaient en respect d’accélérer, de perforer ce mur s’il le fallait. Devant eux, grandissant à vue d’œil, le portail n’était plus qu’à quelques portées.

— Plus vite ! hurla-t-il pour couvrir le brouhaha qui reprenait ses droits sur le pont. Changement de plan ! Nous allons devoir forcer l’entrée ! Préparez-vous tous, accrochez-vous à…

— Non ! hurla quelqu’un, tout près de Kael.

 Quelque chose perça l’air, la frôlant à une vitesse prodigieuse. Le sifflement s’interrompit brusquement en un bruit flasque. Kael vit le visage du jeune homme se figer. Son expression digne d’un Aers fondit lentement tandis qu’il baissait les yeux vers la longue tige étrange qui débordait à présent de son ventre. Incrédule, il la saisit des deux mains, dans un improbable effort visant à l’en retirer, puis se figea et tomba à genou. Autour de lui, les adolescents s’interrompaient pour le regarder, incrédules.

— Un faible, hein, Kael ? fit une voix qu’elle ne connaissait que trop bien. Un minable ? Regarde donc comment on soigne les révoltes.

 De l’assemblée horrifiée sortit un Bilias triomphant, qui se précipita sur son adversaire avant qu’il ne s’effondre. Il se glissa derrière lui et le soutint, faisant face aux adolescents déguisés en templiers qui brandissaient leurs lances dans sa direction.

— Voyez ses yeux, voyez ! Bande de soumis, et reculez ! Sa voix ne vous emportera plus, vous ne confondrez plus son Vent avec les douceurs de la Messagère. C’est fini ! les toisa-t-il avant de hurler : et maintenant arrêtez cette voile !

 Sa voix se perdit dans le silence et les bruits des rails froissés. Personne ne réagissait, la voile avançait. Kael avait le souffle coupé, elle fixait le jeune homme qui se vidait de son sang, puis regarda ses propres mains, comme si elle venait de commettre ce crime.

— Il vous faut plus de morts, c’est ça ? aboya-t-il en s’avançant vers ceux qui pointaient vers lui leurs lances hésitantes. Qu’allez-vous faire ? Me planter, comme je l’ai fait avec ce vidé sans-caste ? Allez-vous tuer un citoyen ? ajouta-t-il devant ses adversaires tremblants. Arrêtez donc — vous, là-bas ! — ces machines maudites. Rendez cette voile aux nôtres, reprenez-vous ! Ne vous inquiétez pas, j’irai parlementer avec nos sauveurs. Ils sauront la vérité. Inutile de se cacher, d’enfreindre les lois des dieux !

 Laissant son ennemi dans une position précaire, à peine conscient, Bilias avança vers les pointes comme s’il était lui-même une arme. L’une d’elles toucha sa poitrine, bientôt du sang allait s’écouler. Pourtant Bilias souriait à celui qui la tenait, lequel devenait de plus en plus livide.

— Tu n’as pas ce qu’il faut, déclara-t-il, esquissant un geste rapide pour saisir la hampe et lui confisquer la lance. Regarde donc.

 Il se mit en posture de lancer, à la façon des meilleurs enseignants de l’académie. Kael crut d’abord qu’il visait le plafond pour, dans sa rage, tenter d’éventrer Terre, puis vit ce qu’il projetait. D’un pas presque dansant, il projeta la lance qui décrivit une courbe au-dessus des têtes pour se planter en tremblant dans le toit de la cabine de pilotage.

— La prochaine sera pour vous, capitaine, si cet appareil ne s’arrête pas ! hurla Bilias en retournant se poster à côté du vaincu, preuve de sa dangerosité.

 Kael tremblait de façon irrépressible. Elle avait l’impression que la voile chavirait, que bientôt le pont allait basculer et que tous tomberaient, appelés par le Vide. Mais ce n’était que le mouvement du vaisseau que se modifiait. En un crissement de rails, s’interrompit. Une pluie des poussières tomba sur les visages abasourdis.

— Tu vois, Kael, comme ils sont obéissants, lui déclara Bilias, en avançant lentement sur le pont.

 Il jubilait, presque radieux, vit Kael, alors que le sang qui maculait sa tunique de transpassant et la poussière qui s’écrasait sur lui réveillaient en elle le plus grand des malaises. Faisait-il exprès d’incarner si parfaitement le dieu Art ? Il marchait en soutenant son ennemi, le maintenant tout contre lui. On s’écartait de sa route, ou plutôt de la lance improbable qui dépassait du ventre du vaincu. Kael ne parvenait pas à bouger, même quand son cousin lui proposa d’aller à la rencontre des leurs, ses jambes ne lui répondirent pas. Elle suivit sa progression sur le pont, à la rencontre des barges des troupes terraportées qui s’étaient entretemps considérablement rapprochées. Son cousin allait au-devant de ces impressionnants engins, acérés comme des prédateurs. Halant sa victime avec fierté, il ne semblait pas impressionné.

 Les barges suspendues aux rails latéraux vinrent flanquer leur voile, tandis que celle suspendue au centre, sous le même rail s’approchait jusqu’à quasiment toucher le gaillard d’arrière. Le silence se faisait lourd, on pouvait entendre le Vent siffler entre les cordages et gonfler la grande voile en dessous sous le bâtiment. Les barges, tels de grands animaux, semblaient les observer, mais rien ne se passait. Même les terraportées, dont on apercevait les casques et les lances par-dessus les rebords, ne semblaient pas bouger.

C’est Bilias qui rompit le silence.

— Nobles sœurs et frères Aers, je suis Bilias Orbi, fils de Ronhia Orbi Aers et de Kalar Fusis Aers.

Aucune réaction dans la barge dressée au-dessus de lui. Bilias poursuivit, hésitant.

— Sœurs et frères, j’ai résolu l’affaire qui a poussé ces templiers à nous bannir injustement. Il y avait dans notre groupe des infiltrés sans-castes, des impies voulant devenir des citoyens, en nous volant nos sceaux sacrés !

Le silence que les vaisseaux militaires renvoyaient devint plus oppressant encore.

— Nous avons vaincu les templiers qui nous ont illégalement bannis de la Cité. Nous avons aussi démasqué un des sans-castes. Je vous l’amène ici, vaincu.

Il le lâcha. L’autre s’effondra à genoux. Kael ne comprenait pas comment il parvenait encore à se tenir dressé avec cette lance débordant de son ventre et tout le sang qu’il perdait. Son cousin leva les mains, sans doute pour montrer qu’il ne portait aucune arme.

— Sœurs et frères, pardonnez notre insurrection, pardonnez ces actes et décisions alors que nous ne sommes pas encore citoyens. Mais nous sommes nombreux à être enfants d’Aers, nous ne pouvions pas nous laisser faire sans le jugement de l’Oiseau-justice !

 Il tendit ses mains, paume vers Terre, en direction de la barge qui, tel un maître exigeant, ne lui manifestait aucun encouragement, pas plus que d’approbation. Kael fixait avec appréhension les armes hérissant les ponts, redoutant le moment où un premier projectile tomberait. Au milieu des adolescents qui formaient un front qui allait d’une balustrade à l’autre du pont, elle se rendit compte qu’ils étaient à complet découvert.

 Des explosions retentirent, crevant le silence comme autant de coups de tonnerre. Kael sursauta, nombreux se jetèrent au sol. Que s’était-il passé ? Elle jeta un regard affolé à Bilias, certaine que les Aers venaient de lui tirer dessus. Des morceaux de bois retombaient sur son cousin en plus d’une nouvelle salve de poussière échappée du plafond. Mais il était toujours debout. À deux pas de lui, un lourd harpon déchirait le pont. Une chaine de corne en partait et se tendait depuis son origine : une espèce de canon monté sur le côté gauche de la barge. Une seconde chaine partait du côté droit de l’appareil et allait se planter dans la partie basse de leur vaisseau, Kael supposa dans la surbase du mat, pour coincer leur voile.

 Depuis le haut de la barge principale, deux pontons de corne se dressèrent vers Terre, avant de s’abattre lourdement sur le gaillard d’arrière, à quelques pas de Bilias.

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