Sous la Terre — 2 (V2)
Enfin ! La sueur imprégnait sa toge d’élucide, lui donnant plus froid à chaque coup de Vent. Son cœur cognait comme un tambour usé ; ses pieds, son dos, et surtout ses cuisses lui faisaient mal. Mais Raul était enfin arrivé au plus haut du monde.
D’une franche accolade, ils se félicitèrent entre pèlerins. De leur côté, les prêtres, habitués à l’exercice, louèrent leurs efforts et assurèrent que les prières des méritants se voyaient bien plus exaucées que les autres. Raul s’adonna à ses mondanités avec plaisir puis s’avança sur le protemple, fatigué, mais content, presque d’humeur à aller sacrifier ses maigres provisions.
L’endroit, comme on lui avait dit, était une merveille. Loin au-dessus du sac d’os nommé Cité, le protemple se tenait suspendu à une roche tellement blanche qu’on l’aurait cru lavée avec soin. Un jardin plus foisonnant que ceux du palais s’intercalait entre ses blocs de nacre et laissait penser qu’ici la végétation n’avait jamais subi l’inversion ; que surstrat, racines, plantes et arbres demeuraient accrochés depuis des siècles, fermement tenus par Attraction.
Raul n’aimait pas s’extasier bêtement, mais cette splendeur l’avait pris de court. Il dut faire un effort pour reprendre son fil : il était ici pour travailler. Aussi baissa-t-il la tête pour observer l’endroit. Déjà, il se rendit compte qu’il y avait trop de monde. Sous les arbres roussissant, ce n’était pas deux trois bivouacs recouverts de feuilles mortes qu’il trouva, mais un véritable campement d’une bonne quinzaine de tentes où circulaient quantité de gens. Ils portaient des sceaux de toutes les castes et semblaient installés depuis un moment. Aucune dévotion dans leurs regards mais plutôt l'air bien remontés.
Des femmes Vox qui les surveillaient depuis leur arrivée se détachèrent du rassemblement pour venir à leur rencontre. Elles les apostrophèrent sans un regard pour les prêtres, lesquels s’éclipsèrent, comme s’ils venaient de se rappeler avoir une chose urgente à faire.
— Terre vous porte, pèlerins, déclara l’une d’entre elles, l’air de n’absolument pas le leur souhaiter — ça se voyait que si ça n’avait tenu qu’à elle, elle leur aurait demandé de déguerpir, fissa. Nous sommes désolées, mais votre recueillement risque de…
Tandis qu’elle détaillait chaque voyageur, son regard s’arrêta sur la toge puis sur le front de Raul. Son expression changea.
— Pardon, seigneur Aers… Je ne voulais pas… se rattrapa-t-elle, avant que son visage ne s’illumine. Se pourrait-il que… seriez-vous de ceux que nous avons implorés de nos vœux ?
Intéressant, pensa Raul, la détaillant à son tour rapidement : tunique traditionnelle de musicienne, blondeur caractéristique des familles qui bravent allègrement les orgènes, environ trente alignements, pas le genre dévote, l’air soucieuse et surtout en attente d’aide.
— Ça se pourrait… fit Raul, s’efforçant de ne pas trop montrer sa joie de pouvoir éventuellement tirer parti d’une confusion.
Les pèlerins autour de lui s’écartèrent comme si de simple camarade d’ascension il était tout à coup devenu l’Acastale en personne.
— Attendez, c’est quoi cette histoire ? demanda une Artes en pointant du doigt le protemple. Pourquoi y a-t-il autant de monde ici ? C’est une fête hors calendrier ?
— Vous trouvez que ça ressemble à une fête ? cracha la Vox, agacée. Des parents qui implorent et qui pleurent au pied d’une déesse et de prêtres indifférents, une fête ? Nous sommes venus ici pour avoir des réponses, Artes ! Enfin, les hurleurs, vous les écoutez des fois ? Les enfants de la Cité, nos sangs, ont disparu et ces prêtres ne veulent rien nous dire ! Ici, on défend nos castes et nos sangs. Et nous attendions les forces citoyennes dont cet homme fait clairement partie… Mais… fit-elle à l’adresse de Raul, puis en inspectant derrière lui, comme s’il cachait une armée dans son dos. Vous êtes seul ?
L’élucide serra les dents. Si les deux gus qu’Ostiel prétendait avoir envoyés ne s’étaient pas encore présentés — ce qui ne l’étonnait pas vu la trotte que cela représentait —, il se pouvait bien qu’il soit le premier Aers rattaché aux forces citoyennes arrivé au cœur de leur petite sauterie. Il se pouvait même qu’il reste le seul avant longtemps.
— La paix, Vox. Ceci est normal, assura-t-il, se demandant comment lui venaient si facilement de tels mensonges dans son état de fatigue. Peu de gens sont au courant, mais les élucides servent souvent d’éclaireurs pour les affaires délicates, je viens récolter les informations pour mes supérieurs.
La Vox grimaça, elle chuchota des choses à celles qui l’accompagnaient. Derrière, sur le protemple, les gens du peuple commençaient à remonter vers le portique. Après un regard dans leur direction, elle soupira, puis revint à Raul.
— Sauf votre respect devant la Mère, Aers, mais ce qu’il se passe ici est un scandale et une injure à Messagère. Les Ter se prennent pour les nouveaux Aers et les forces n’envoient… que vous ?
Raul baladait ses yeux le long de ce qu’il se passait tout en l’écoutant. Que les forces laissent un troupeau de gens énervés faire le pied de grue devant le temple n’avait en effet rien de normal. Qu’une troupe de templiers en gardent l’accès non plus, se dit-il en reconnaissant les armures de lin blanches de ceux qui se tenaient devant le portique. Ça flairait le conflit intercaste à plein nez, tout ce micmac. Oui, décidément, c’est bien ici que ses hypothèses allaient se vérifier.
— Je comprends votre désarroi, Vox, finit-il par répondre en s’éloignant des autres pèlerins pour avancer vers l’immense portail. Mais comme vous l’avez deviné, l’affaire est délicate…
Les Vox remontèrent le protemple à ses côtés, le fusillant du regard.
— Ma fille a disparu, Aers ! s’énerva une autre, soutenue par ses sœurs de caste. Elle dévale peut-être le Ciel en ce moment même ! Les brigades doivent agir, rendre jutice !
Des Vox s’imposant à un Aers ? Ces femmes n’avaient donc plus peur de rien ? Raul écouta leur ton, leurs aigus, passant sur le contenu : elles étaient avant tout des mères inquiètes, trop fâchées pour respecter les différences de caste…
— Et elles le feront, une fois mon rapport remis, Vox.
Il espérait que sa réponse puisse avoir la rectitude nécessaire à cadrer leur émotivité. Mais c’eut l’effet inverse, elles se mirent à le ralentir en l’agonisant de questions comme s’il était l’un de ces Ter qui refusait de les informer. Devant leur tumulte casse-pied, Raul eut soudain une idée.
— Et bien, commençons puisque vous êtes là ! s’exclama-t-il en braquant ses yeux bleus Ciel — qu’il s’avait perturbants — sur l’une d’entre elles. Expliquez-moi exactement les circonstances de votre présence ici. Allons ! Et n’omettez aucun détail.
Elles s’arrêtèrent tout net, yeux écarquillés. Ce coup-là, elles ne s’y attendaient pas. Qu’un Aers leur demande d’expliquer les évènements au lieu d’interroger un autre Aers sortait trop des voies fréquentées. Les voilà qui se taisaient à présent, si bien que Raul dût les encourager.
— Voyons, vous êtes des Vox. Et chanteuses, si je ne me trompe pas : raconter les événements sera pile dans vos cordes, je n’en doute pas.
Elles restèrent quelques instants plantées devant Raul, en plein cœur des vas-et-viens et du brouhaha des parents et des pèlerins circulant sur le protemple. La première à s’être adressée à lui se lança.
— Entendu, Aers, finit-elle par dire, mal à l’aise. Mais vous risquez d'entendre la voix du coeur...
— Qu'il parle, ce coeur !
Elle inspira longuement, puis lui chanta l’histoire — du moins c’est comme cela que Raul l’entendit. Son rythme, sa façon de poser ses intonations, de faire rimer presque inconsciemment les mots confinait à l’ode. Les Vox n’avaient pas leur pareil pour faire vivre un récit. Ainsi Raul perçut toute l’inquiétude de la mère assistant, impuissante, au transpassage de sa fille ; l’effroi de la voir se balancer au-dessus du Vide, suivi de la surprise de voir l'homme-inversé trancher la cérémonie en s’extirpant du Ciel ; puis l’horreur qui avait frappé le réalien qu’elle appréciait tant et la peur de voir basculer le monde à sa suite, mais surtout l’angoisse de voir sa fille disparaître emportée par les prêtres — comme une fautive !
Elle feula comme une chatte en évoquant leur pied de grue — eux, les parents affolés — devant les chambres sigillaires. Ces instants sans réponse avec au ventre la terreur qui grandissait. Et enfin la révolte, « Qui naît, là, au plus profond des tripes, Aers ! », avait-elle ajouté, trop prise pour encore regarder l’élucide. Cette révolte qui les avait portés jusqu’ici — armée de parents de toutes castes — en apprenant que leurs enfants n’étaient désormais plus aux chambres sigillaires, « Mais où alors ? » avait-elle alors craché, en poignardant Raul du regard avec l’intensité de l’interprète qui se lâche parce qu’il ne lui reste plus que ça : « Où sont nos enfants ? ».
Son récit s’acheva sur un long silence qui n’était déjà plus musique, mais mort. Montèrent ensuite les sanglots, comme des harmonies entre mères.
— Merci, Vox, fit doucement Raul, en les regardant une à une. C’est pour les retrouver que je suis venu.
Il les laissa à leurs larmes, avec en lui le souvenir douloureux de son fils qui remontait la voie de l’émotion. Il traversa le protemple, bousculant presque les gens, fermement décidé à ne pas se laisser déborder par ce récit, mais la Vox avait été forte. Raul n’arrivait pas à refréner cette foutue tristesse qui gisait au fond de lui et toute la beauté de ce protemple ne suffisait pas à l’étouffer. Elle était là, cette tristesse, et c’était comme si les templiers, avec leurs gueules patibulaires, venaient encore ajouter à l’injustice qui les frappait, lui, comme tous ces parents d’enfants perdus. Faire disparaître un enfant, dans ce monde prêt à chavirer à tout instant, était inadmissible !
— Vous ! s’emporta-t-il en se dirigeant vers la templière qui avait le plus la gueule d’une cheffe. Je demande audience auprès de la temple-élue, d’urgence.
Instinctivement, les soldats, tout aussi blancs que la roche qui tapissait plafond et portail, se resserrèrent pour former un mur intransigeant. L’interpelée, qui avait suivi Raul du regard pendant toute sa progression, semblait avoir déjà mijoté sa réponse.
— Terre à parlé, lui répondit-elle, tout en inspectant sa tenue et son sceau de caste. Nul ne peut passer jusqu’à nouvel ordre, pas même les forces citoyennes. Quant à la Temple-élue, elle prie, accompagnée de toute la délégation des purs, afin de résorber nos offenses. Leur passion ne doit être en aucun cas interrompue.
— Allons bon ! Et si l’archimaître-général s’amenait en personne avec ses troupes vous le refouleriez aussi ? Avec l’appui des puissants dieux qui sont dans votre dos ? Je demande au-di-ence !
Son regard se fit méprisant lorsqu’elle répondit :
— Mais qu’êtes-vous ? Une membre de la division d’élucidation ? Un tardif, ici ? Les gens censés, ceux qui sacrifient aux grands dieux, savent qu’en période de crise il ne faut pas risquer d’offenser notre Terre. Ce sont des actes impulsifs et irréfléchis tels que ceux-ci qui ont renversé notre monde, s’emporta-t-elle, se dressant pour faire face à l’assemblée qui se formait tout autour, la lui montrant du doigt comme on accuse des enfants fautifs. Soyez comme tous ces parents : patient ! Le peuple craint les dieux et surtout sait réfléchir. Il ne laisse pas des mots inconsidérés rendre malades les incarnas qui le composent — ils ne sont que fruits d’Ironie ! Alors, n’arrosez pas les graines du doute et laissez Temps faire son office. Les réponses viendront. Partez, pauvre pris-d’Art, allez donc sacrifier à la Mère. L’autel est juste là…
Raul la regardait sans ciller. Une teigneuse, incapable de souplesse. Le genre qui lui rappelait sa femme. Allons-y pour la joute verbale.
— C’est vrai, au fond. Qu’est-ce que je suis ? Une question cruciale, Ter ! s’exclama-t-il, bien fort, histoire d’ameuter un maximum de monde. Mais la plus importante est : qu’est ce que je fais là ? Car, regardez donc mon sceau, regardez cette toge, ces plumes sur mon insigne : je suis membre de la division d’élucidation — vous la connaissez ! Ces fameux poseurs de questions que tout le monde déteste. Hein ? Qui dira le contraire ?
Il écarta les bras, s’affichant aux yeux du rassemblement, attendant qu’on le détrompe. Après avoir fait un tour sur lui-même et s’être assuré d’avoir été bien vu de tous, il continua plus fort :
— On ne nous aime pas trop d’habitude. Après tout, notre travail consiste à dévoiler. Ça n’arrange pas grand monde. Nous, les tardifs, comme vous dites, on bosse pour Messagère et sous l’œil de l’oiseau-justice ! Manipulations, forfaitures, mensonges, on les flaire. On fouille sans cesse puis on pêche ce qui pue et on le laisse sentir à tout le monde. Et voilà que… tiens… Hé bien, soudain, me voilà ! Bizarrement ! Mais, dites-moi, chers Ter, vous qui portez des armes sous vos sceaux de prêtres, votre odeur me paraît étrange. Je vous retourne alors la question : qu’êtes-vous ?
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