Anaclysme — 1 (V2)

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  « Le grand amour, fils, c’est que des conneries ! » avait grondé son père la seule fois où Aris avait eut le malheur de lui parler de Pali. « Ces histoires d’amour baveuses des canons ne servent qu’à maintenir dans vos caboches l’idéal du couple et, avec ça, ce foutu modèle de stabilité familiale ! Tout ça, c’est juste pour éviter que tu t’émancipes, que tu te révoltes ! Ah, bienheureux les amoureux, car ils communient d’Attraction ! qu’ils disent, ces empaffés. En attendant, on trime, on a rien à dire, alors qu’on tient toute la Cité à bout de bras. Puis on crève de faim au moindre problème alors que c’est nous qui assurons la circulation des vivres ! Ça, tu vois, c’est pas l’amour que je porte à ta mère qui va me le faire oublier ! »

L’amour porté à ma mère, ricana Aris en surveillant les allées et venues des gardes Aers devant les chambres sigillaires. Il pigeait rien, le vieux. Son amour pour Pali, c’était celui des mythes. Un amour plus fort que tout. Un amour qui permettait de rattraper des montagnes !

 Assis façon pêcheur au bord d’une petite plateforme secondaire, Aris avait une vue imprenable sur les subatis austères où les Ter l’avaient retenu. Sauf qu’à la place des prêtres, il n’y avait plus que ces sales Aers imbus de leurs privilèges pour garder l’entrée. Son bon vieux Ister se trouvait là, Bane casse-pied aussi, ainsi que tous les autres : potes de bêtises, enfants sages et inconnus à peine entrevus. Tous enfermés injustement.

 Comment s’infiltrer dans les chambres au nez et à la barbe des gardes ? La meilleure option semblait de passer à la faveur de la nuit, même si cette idée l’inquiétait franchement, à cause des dangers de l’obscurité. Tout le monde disait que le Vide bouffait volontiers le promeneur nocturne. Pas mal de gens y étaient passés dans le district Nord, dernièrement. On les appelait les filants du crépuscule, une façon bien poétique de dire qu’ils avaient disparu du jour au lendemain. Il y avait à peine quelques lunes, l’oncle de Ramil, après être resté un peu trop tard aux banquets, s’était aventuré sur les ponts à la levée de la nuit. On ne l’avait jamais vu rentrer. Quand elle l'avait appris, grand-mère Lala avait ricané. Selon elle, nuit ou pas, la vin alourdissait toujours les imbéciles. Elle avait tenu Aris en garde contre ce genre de comportement, proclamant que la chute n'était que le destin privilégié des imbibés et qu’il devait y avoir trois fois plus d'alcool que de flotte au fond du gosier céleste. Ramil s'en était offusqué, lorsqu'Aris l'avait rapporté, l'assurant qu’elle se trompait et que c’était bien le Vide qui avait gobé son oncle, et d’un seul coup ! Et qu’il y avait même des témoins ! Même s'il ne savait pas trop ce qu’ils faisaient eux aussi dehors en pleine nuit, ni comment ils avaient pu apercevoir sa chute dans l’obscurité…

 Aris chassa cette anecdote de sa tête. Elle lui semblait émaner d’un autre âge, même d’un autre monde. De toute façon, c’était décidé. S’il fallait s’aventurer dans les ténèbres pour récupérer Pali, il le ferait sans hésiter, tel un amoureux des récits mythiques. Surtout tenir sa détermination, sinon son moral allait se faire pomper par les profondeurs. Sous ses pieds, le Ciel se faisait de plus en plus morose et Aris se sentait de plus en plus raccord, chose qu’il ne supportait pas. Il se redressa et quitta le rebord de la susplace. Continuer d’attendre de cette façon, immobile, allait finir par le déprimer, mieux valait bouger.

 Il se dirigea vers le dôme, non sans rester à l’affut du moindre mouvement. C’était une drôle de journée, une drôle d’ambiance. Pas grand monde sur les ponts ce matin, il était difficile de ne pas paraître louche aux yeux des gardes. Aris se sentait presque aussi observé qu’il n’observait lui-même. L’œil solaire avait déjà descendu de plusieurs degrés et il ne se passait toujours rien du côté des chambres, pas plus que du côté du dôme. Un calme plat, une Cité indifférente. Pourquoi les citoyens n’attendaient-ils pas fiévreusement leurs enfants ? Étaient-ils aussi soumis que son père le prétendait ?

— Hé toi, là ! Qu’est-ce que tu fais ?

Merde ! se crispa Aris. Sans répondre, il avança vers le pont aux surports empêtrés des plantes tombantes qu’il avait repéré depuis un moment. Dans ces fourrés, il passerait rapidement hors de vue de ceux qui l’avaient interpelé, si tant est qu’ils n’insistent pas. Un rapide coup d’œil par-dessus son épaule lui permit de reconnaître des soldats des forces citoyennes. Mord-Vide, il n’avait pas pensé aux rondes sur le réseau.

— T’as entendu ? Reviens ici !

 Il commença à ralentir, le pont tout ébouriffé qu’il visait ne lui servirait à rien, ils étaient déjà proches et n’allaient pas lâcher l’affaire, alors autant changer de stratégie.

— Ça mord pas, je vais chercher ailleurs, leur lança-t-il, en, ralentissant sans pour autant s’arrêter.

 Les échos sous plafond de leurs pas se firent insistants. Ils devaient s’être aperçus qu’il ne possédait aucun équipement de pêche aux oiseaux.

— Hé ! Reviens ici, on t’a dit !

 Quelles options avait-il ? S’encourir ? Il l’avait bien fait dans son district pour échapper à Eriber. Mettre de la distance entre lui et ces types harnachés ne devrait pas être trop difficile, mais risquerait fortement d’aggraver son cas. Se rendre ? Que risquait-il ? Son « crime » ne serait jamais revenu aux oreilles de gardes en faction à l’autre bout de la Cité, même si une petite part de lui entretenait l’idée que tous les Aers du terraume devaient avoir été mis au courant par Messagère et qu’ils allaient nécessairement l’arrêter à vue. Tant pis, il décida de leur faire face.

— Je… Je cherche mon ami, il a disparu après le transpassage.

 Rien ne valait la bonne vieille vérité, après tout. Pourtant, avec leurs gueules jusqu’aux nues, les deux qui arrivèrent ne semblaient pas l’entendre de cette manière. Le bonhomme, un mastoc, et une femme avec d’épais sourcils l’approchèrent l’air furieux, en l’inspectant comme s’il venait de germer du Ciel.

— Ouais, je le reconnais, fit sourcils. C’est bien celui qui est transpassé in extremis. M’en rappelle bien, ils étaient que deux — des sous-castes. Les même deux que tout le monde appelle « les rescapés ».

 Que du mépris dans ces mots presque crachés. Aris se crispa, sur ses gardes et prêt à filer au moindre geste.

— Plutôt vrai, non ? répondit le balèze, avec cette attitude typique des gens qui se savent forts. Les dieux les ont laissé passer avant que tout ne se barre au Vide. C’est déjà ça, il y a au moins deux familles satisfaites dans la Cité.

 Aris trépignait. À la façon dont ils le regardaient, il se sentait mis à nu.

— Je me demande pourquoi les dieux ont laissé transpasser un sale Inter dans ton genre, grinça sourcils en larguant sa bave et son mépris dans les nuages. Et une vilaine Vox toute fléautée, plutôt qu’un de nos fiers Aers. Mon cousin a disparu et toi, pauvre singe, tu vas sur les ponts, libre de vivre et travailler.

 D’un air dédaigneux qui allait bien au-delà du mépris habituel des Aers, elle avança vers Aris jusqu’à le pousser, réduisant la distance qu’il y avait entre lui et le garde-corps.

— Comment ça se fait, hein ? T’as sacrifié tous tes repas aux dieux profonds ? Ou alors c’est parce que t’es une sorte de macaque déguisé ? Un sale fouille-vivre ? gronda-t-elle en empoignant son avant-bras à une vitesse qu’Aris ne put anticiper. Tu crois que tu vas t’en tirer si facilement !

 Ses dents pinçaient sa lèvre inférieure, ses yeux brillaient d’une haine froide. Elle était dangereuse.

— Lâchez-moi ! cria Aris en essayant d’échapper à son emprise. J’ai rien fait !

— Non, t’as rien fait, tu prends la place des gens de notre sang, mais t’as rien fait ! continua-t-elle en s’appuyant sur lui, lui laissant sentir la corne de la rampe s’enfoncer dans ses vertèbres. Puis tu viens fouiner… Oui, tu nous nargues en plus ! Tu crois qu’on te voit pas tourner autour, hein ? Tu veux quoi, faire le malin, étaler ta chance ?

— Je veux rien de ça, Aers ! éructa Aris, sentant le Vent chatouiller sa nuque comme s’il l’invitait. Je cherche juste mes amis !

— Tes amis, personne sait où ils sont. Ils ont disparu tes amis pouilleux !

 Elle le poussa jusqu’à ce que les épaules d’Aris passent de l’autre côté de la rambarde. Dans son dos, l’air se faisait froid ; les nuages aigris se nouaient, effaçant le bleu terne des profondeurs.

— Parce que tu crois qu’ils sont ici, sans doute ? Tu crois que je garderais mon cousin enfermé ? Tu crois qu’on retiendrait des gens de notre propre sang derrière ces murs ?

— Junin, calme-toi, finit par dire le costaud, d’une voix prudente. Ce gamin n’y peut rien.

 Aris n’avait plus d’appui. L’Aers, bouche pincée, le fixait d’un œil où hésitaient colère et tristesse. Sans sa poigne pour le maintenir sur la plateforme, il aurait déjà basculé au Vide.

— Pourquoi il va pas emmerder les Ter, alors ? cracha-t-elle, avant de pivoter pour le lâcher sur le sol corné, tout tremblant. Renseigne-toi gamin ! Quand on est arrivé, il n’y avait plus l’ombre de tes amis. Que dalle. On a fouillé toutes les chambres, risquant le conflit entre-caste, pour trouver les nôtres. Y avait rien dans ces allées, pas une mouche, pas un oiseau. Volatilisés, nous ont dit les Ter. Une génération entière de citoyens, paumés. Restent que toi et ta copine à la peau morte !

— Jun, laisse-le… C’est qu’un gamin, et survivre n’est jamais une erreur.

— Ah, oui, c’est vrai ! s’emporta-t-elle. C’est aux dieux qu’il faut se plaindre. C’est bon ! Me sers pas la même soupe dégueulasse qu’on a servie à ces parents. Mais c’est pas les dieux, tout ça. C’est les Ter, ils sont louches comme pas possible ! Si j’étais pas ici à suivre les ordres, je serais avec eux, là-bas !

— Je sais, admit l’autre en tendant sa main vers Aris pour l’aider à se relever. Mais on est en poste aux chambres sigillaires. C’est un honneur. Et l’Archimaître-général nous a ordonné d’être irréprochables, d’œuvrer à l’équilibre avec la droiture et l’ordre. Allez, file, gamin.

 Après quelques instants d’hésitation, Aris attrapa la main du costaud. Une fois debout, il s’éloigna vite fait, se plaçant à une distance respectable, tout en les tenant à l’œil. Sur le fond de Ciel torturé, ces deux-là formaient une drôle de paire. La femme aux sourcils, toute tremblante, fixait l’immensité. Elle retenait ses larmes. L’autre, même s’il restait loin, la soutenait en silence. D’un geste du menton, il indiqua à Aris de quitter la susplace. Sauf que ce dernier n’avait pas l’intention de partir. Non. Pas sans comprendre.

— Où sont-ils allés ? fit-il, très vite, se tenant prêt à déguerpir en cas de représailles. Vous avez parlé de parents ! Où sont-ils ?

 La femme se détourna du Ciel gris, l’air incrédule. Sa bouche tremblait, sa main se plaça sur le fourreau de sa lame. Le costaud s’interposa, interrompant son geste.

— Tu joues avec le Vide, Inter. Va-t-en, je t’ai dit.

 Aris avait l’impression de voir ses intentions germer dans son regard. Elle allait l’embrocher, purement et simplement, puis le foutre au Ciel, sans procès, sans témoin — sinon un complaisant.

— Je vais partir, Aers, promis ! Mais seulement si vous me dites où vos soupçons doivent me mener ! L’endroit où, vous, m’Aers, vouliez aller !

— Luar, fit-elle avec un calme inquiétant. Pousse-toi de mon chemin, je vais régler ça. Ce sera vite fini.

— Non, répondit-il. Droiture… et Ordre. Petit, tu ferais mieux de t’en aller. Je respecte les dieux et les ordres de mes supérieurs, mais si tu continues, je finirai par la laisser faire. Tu manques de respect à des Aers, même à ton jeune âge tu sais que c’est interdit.

 Aris dut mordre sur sa langue pour ne pas rétorquer ce qu’il pensait. Il dut encore redoubler d’efforts pour entamer ce qu’il s’apprêtait à faire.

— Ô glorieux Aers, scanda-t-il, posant un genou au sol. Fiers enfants célestes, glorieux émanés des nues, continua-t-il, joignant son second genou au premier pour se caler dans une posture d’adoration. Amour-lien-soin. Pardonnez mon imprudence d’Inter pressé de rejoindre les siens. Attraction habite mon sang, elle cherche reliance, comme la gorge sèche cherche le lait de la Mère. Amour-lien-soin, rattrape-nous, ô bienheureuse.

 Voyant leurs yeux écarquillés, Aris se félicita d’avoir retenu les prêches des prêtres de la Fille. Tout ce bla-bla pieux dont on abreuvait les gens de sa caste à chaque ouverture de l’œil solaire allait finalement servir à quelque chose. Avec le plus de ferveur possible, il expira longuement, s’inclina, se front toucha la corne poussiéreuse. Il eut l’impression de sentir par-dessus le Vent lécher l’envers de la plateforme.

— Il… il est en train de se foutre de nous là, Luar ?

 Outre l’étrange incrédulité que portait sa voix, Aris entendit un long son crissant. Celui d’une lame dégainée supposa-t-il. Non, pour quelle raison ? Ce devait être autre chose…

— La paix, Junin. Il vient tout juste de sortir de l’enfance et fait un effort pour se montrer respectueux, concéda Luar. Relève-toi, petit, tu en fais trop.

 Aris redressa prudemment le buste. Il n’y comprenait rien. Comment fallait-il leur parler à la fin ? Ces Aers étaient incompréhensibles. C’est alors qu’il vit l’objet blanc que brandissait la femme, Junin, ainsi que son regard noir.

— Range -là, Junin. Ce n’est pas sa mort qui rééquilibrera le monde.

 Luar pointa l’horizon du doigt. Par delà le palais et la boursouflure pendue au monde qu’on appelait Forge, descendait la statue d’Attraction, celle qu’Aris s’était employée à distancier depuis qu’Eriber les avait surpris, lui et Pali.

— Là, enfant, fit le soldat d’une voix profonde. Les parents de tes amis sont allés au temple de Terre pour trouver des réponses. Tu te réclames d’Attraction ? Alors, ton cœur d’Inter t’y conduira facilement.

 Derrière, Junin rengaina sa lame luisante non sans maugréer.

— Je veux plus jamais voir ta sale gueule de singe ici, compris ?

— Merci, ô Aers, que les dieux vous…

— Sang-Vide, casse-toi ! aboya-t-elle, faisant mine de ressortir son arme.

 Aris fila à toute vitesse hors de la plateforme, loin des chambres, loin du dôme et surtout loin de ces sourcils broussailleux qu’il souhaitait ne plus jamais voir se froncer à l’avenir.

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