L'opacité d'un voile — 2 (V2)

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— La tempête, votre majesté, proclama l’Instructrice, rouvrant les yeux.

 L’Acastale se détourna brusquement de sa rêverie et se pencha hors de son trône pour aviser longuement le personnage. Celle qui présidait au déroulé des Etats-Généraux et des assemblées de caste demeurait l’une des citoyennes les plus singulières de la Cité. Le fruit d’une ingénierie orgène acharnée. Sa taille, sa finesse, sa pâleur troublaient les teintes dorées et chaudes de la plupart des citoyens, habituellement orchestrées par les sang-guidants pour lutter contre le fléau d’Ironie. Rien de tel pour cette croisée qui, hors contexte, aurait été décriée pour ses traits malades. Tous savaient à quel point son sang condensait de prestigieuses ascendances Ter du Message, parmi lesquels on comptait nombre d’Illums, et d’autres, Vox de très hautes lignées, essentiellement des conteuses et des mémorialistes de grande réputation. L’Instructrice était une citoyenne unique — sans doute celle qui se rapprochait le plus de la Dicte en termes d’hérédité.

— La tempête. Bien. Procédez, Instructrice. Selon Messagère.

 Approbation silencieuse dans la salle. Ce serait donc le premier point instruit. D’autres auraient pu l’être, également. On choisissait le plus immédiat au lieu d’aborder les questions de fond. Oilis Ern Vox avait parlé, l’Acastale avait suivi. Lorsque Felna s’étonnait encore du déroulé de ces séances, elle qui était nouvelle au sein de la délégation des Hauts-Aers, on lui répondait invariablement que l’instruction se faisait selon Messagère et qu’il n’y avait aucune autre question à se poser.

— Consignez, commença la Vox, droite comme une colonne, en s’adressant principalement aux scribes du premier rang. Ce septième jour de lune d’Ironie, second quart du cinq cent quarantième alignement de l’ère Acastale, notre Cité, fièrement suspendue à la Mère et la Fille par l’entremise d’un Art repenti, s’est vue frappée par un anaclysme Venteux. Castes ont parlé. Les Artes disent déplorer de lourds ravages sous les territoires nord et ouest. Veuillez en faire état à Sa Majesté, douzième Acastale, plaise aux dieux.

 Plaise aux dieux, murmura-t-on dans l’auditoire. Il n’était guère surprenant que les faiseurs commencent, pourtant cela laissa une ambiance amère dans les rangs Aers, comme s’ils se voyaient indirectement punis. S’en suivit une longue énumération des bâtiments détachés, des structures vacillantes, des dommages au plafond. Les Artes-élus firent état des besoins, de la durée des travaux, des impossibles, comme des possibles. Felna trouva que leur description manquait de cœur.

— Plus de six-cents citoyens sont en chute, Votre Altesse, enchaîna l’Instructrice, factuelle. Ter ont parlé : les cérémonies de repêchage des incarnas doivent d’urgence être mises en œuvre.

 Ober Hin, le Ter-élu, s’avança, sans y être invité. L’Acastale laissa faire.

— Ô glorieuse enfant, l’encensa-t-il de son charisme condescendant. Les Temples sont en ébullition…

 Bruits, soupirs, toussements dans l’assistance. Felna ne s’autorisa pas à participer, mais ce n’était pas l’envie qui manquait.

— Et… reprit-il, indifférent au vacarme. Nous craignons qu’une large mobilisation du culte ne soit nécessaire, Terreuse enfante. Entendez : pour rattraper les incarnas tombés, il nous faudra sacrifier grand nombre d’offrandes et allumer grands feux. Tels sont les rites. Ces restrictions alimentaires et ce surcroit de fumées sous plafond déplairont, comme cela a toujours été le cas par le passé, Temps m’en est témoin. Or, le peuple nous malmène à l’heure qu’il est. Nos prêtres sont mis à mal. Ils ne sont plus respectés, Majestée, ils sont d’ailleurs régulièrement moqués. Nous sollicitons votre aide, ô fille sacrée. Parlez au peuple, faites-leur entendre raison. Ce qu’il s’est passé au temple de Terre…

 Brouhaha de plus belle dans l’assistance. Le sujet sensible que tout le monde redoutait arrivait déjà.

— Nous entendons, l’interrompit l’Acastale. Ce point viendra, en son heure. Nous nous en assurerons. En attendant, vous avez notre accord, et par conséquent celui de la Mère et de la Fille, pour réaliser les rituels nécessaires. Il est hors de questions que nos citoyens se perdent au Ciel jusqu’à la fin du Temps. Poursuivons, Instructrice !

 Oilis Ern poursuivit et donna la parole à la délégation Inter. Les mèdes firent état du nombre de blessés et des déclarations à la hausse quant au nombre de tombés. Ils réclamèrent de nombreuses mesures concernant l’état de santé de la population et désapprouvèrent les restrictions alimentaires préconisées, ainsi que l’augmentation des fumées, tout en s’en remettant à la sagesse de la souveraine sacrée. Parfois, ce qui tue les humains préserve les dieux, conclurent-ils, ajoutant que leur devoir de caste allait aux premiers.

 Felna écouta tout cela sans trahir la moindre émotion. Tout au plus se sentait-elle engourdie. Tant de morts et pourtant si peu de sentiments. Cela la troublait tellement qu’elle essaya d’aller les convoquer au fond de ses entrailles, jusqu’à imaginer des familles entières, des enfants, des mères, sombrer. Rien ne prenait. Ses sœurs Aers avaient-elles réussi à la contaminer de leur cynisme ?

 Même lorsque les Vox-élus furent invités à traduire en poésie, comme en chant, les affreux fracas du Vent ; faisant vibrer la salle du drame que seule leur éloquence pouvait rendre, l’émotion ne s’éveilla pas. Felna se sentait aigrie, comme une vieillarde n’ayant jamais vécu. Son humeur prenait le pas sur tout le reste. Nul espoir, se rappela-t-elle. Il s’agissait là de sa propre question, elle en avait conscience. Ces mots, qui insistaient en elle, la rongeaient depuis la cérémonie. Comme un manque impossible à résoudre, impossible à combler. Que peut-on faire d’une chose creuse qu’on s’efforce de remplir, mais qui ne cesse de se Vider ?

— Poursuivez, lança la souveraine, non sans lassitude.

 Les Aers firent à leur tour des recommandations. Dont nombreuses paraissaient absurdes : tel que multiplier les rondes des gardes, comme si les criminels allaient s’en donner à cœur joie lors de la débâcle ; ou encore punir les pontiers qui, cédant à la peur, avaient fermé des accès durant la tempête, or une telle sanction n’avait aucun sens, si on punissait les gens au motif de leur frayeur, une bonne partie de l’humanité se verrait dès lors condamnée.

 D’autres propositions paraissaient bien plus justes, comme de revoir les procédures à suivre en cas d’éboulements ou de rafales trop fortes, même de rédiger une sorte de protocole de sécurité, détaillé et précis, qui serait enseigné dès l’école commune, plutôt que les recommandations générales que l’on faisait aux citoyens après leur transpassage. Il était aussi question de réviser les procédures pontières, pour permettre aux flux de personnes de circuler de façon optimale jusqu’aux abris, sans pour autant mettre en danger les pontiers — idée que Felna approuvait bien plus que celle de les punir. Un vieux gradé aigri, dont Felna avait oublié le nom, s’emporta en demandant de multiplier les abris. On pouvait se demander la raison de son irascibilité, car l’Acastale n’avait rien à y objecter, pas plus que les Artes, qui se montraient déjà près à concevoir des modèles.

 De bonnes idées, mais cela s’arrêtait là. Les vraies solutions, il n’y en avait pas. Tout comme l’espoir. On ne faisait que calfater des failles béantes, on tentait de rééquilibrer ce qui ne faisait qu’inlassablement tanguer. Aucune de ces idées n’allait renverser leur monde. Les Etats-Généraux n’étaient qu’à leur début et Felna se sentait déjà las. Étonnamment, la délégation ne partageait visiblement pas son sentiment. Son entourage était en pleine émulation et discutait avec passion. Des gens, bien plus âgés qu’elle, trépignaient, pétris d’espoir. Les idées germaient, çà et là. On disait de chercher en amont, pas en aval ; de chercher les causes, plutôt que soigner les conséquences. Une Haute-Aers, qui parlait bien, dame Neen Onar, émergea de l’agitation pour interpeler l’Acastale.

— Ô mère de tout peuple, puis-je parler ? demanda-t-elle humblement.

— Faites…

Alors que tous se penchaient complaisamment vers l’oratrice pour l’écouter, Felna reçut un discret, mais douloureux coup de coude de sa mère, lui sifflant :

— Là, écoute bien !

 Felna ravala sa rancœur et tendit l’oreille, tout en se frottant le bras. Bien entendu qu’elle allait l’écouter. Neen Onar avait une réputation d’Aers avisée. Celle-ci se leva, fit face à l’assemblée, puis se présenta à l’Acastale.

— Les dégâts sont ce qu’ils sont, mère honorée du peuple. Nous ne pouvons que répliquer par les voies habituelles de nos castes, si tant est qu’elles restent unies. Ter rattraperons les incarnas des morts, Inter soigneront les plaies des vivants, Artes celles de la Cité et Vox feront accoucher les yeux des larmes… Mais que pouvons-nous faire, nous, Aers ? Approuver les pratiques des autres castes alors que nous n’y connaissons rien ? Comment être utiles sans praxis, à quel endroit diriger les incarnas, puisque c’est là notre prérogative de caste ? Comme vous l’avez indiqué, majesté : ce à quoi nous pouvons nous employer c’est de tout mettre en œuvre pour comprendre. Ceci pour empêcher ces ravages de se reproduire !

Là-dessus, Ober Hin Ter fit mine de s’avancer. L’Acastale l’arrêta d’un geste.

— Nul besoin d’être née Ter pour comprendre ce qui est arrivé. Le peuple pleure, il soupire sans cesse, mêlant son souffle au Vent. Ces soupirs se sont ajoutés à la colère des dieux inférieurs. Dès lors, les causes de l’anaclysme nous sont connues. C’est à propos de ce qui préside au fracas de toutes ces détresses qu’il faut s’interroger. Que préconises-tu, Aers, pour le comprendre ?

— Mon mari, Ostiel Sin Aers, fit celle-ci sans se laisser démonter, dirige les brigades d’élucidation des faits et méfaits citoyens, Votre Altesse. Il pourrait, j’en suis certaine, apporter de nombreux éléments à la recherche. Aussi, quand vous en jugerez l’heure venue, ainsi que Messagère en la personne de l’Instructrice, nous pourrons mobiliser ses précieuses ressources.

 La souveraine se crispa, sans que cela ne soit trop visible.

— De fait, nous verrons cela en son heure, mon enfant.

 Mon enfant, mais il n’y avait aucune tendresse dans ces mots, cela lui déplaisait foncièrement. La grimace sous son voile en disait long. Felna finit de comprendre lorsqu’à l’autre bout de l’auditoire, deux membres des forces, dont le plus grand était facile à identifier, reculèrent d’un pas. À côté d’elle, sa mère émit un petit son moqueur qui confirma ses soupçons. Il était de notoriété publique que la confiance de l’Acastale envers l’archimaître général filait au Ciel suite à son arbitraire décision de garder, contre la volonté souveraine, la dépouille du réalien afin de l’examiner. On pouvait se demander comment l’Ascatale comptait s’y prendre pour la suite, car elle ne pouvait faire l’impasse sur l’intervention du chef des armées. Le sur-élucide ne serait jamais autorisé à parler hors du contrôle de celui-ci. En matière militaire, seul l’Aers au sommet de la hiérarchie pouvait rendre compte à l’Acastale et ses réaliens. On disait même qu’il était considéré comme un représentant sous Terre du dieu Art. Dès lors, impossible de le mettre de côté.

 Sa mère se coula vers elle. Felna sentit son entêtant parfum de lavande et de mûre.

— Voici donc la première prétendante au titre, chuchota-t-elle, narquoise. Tu entends là une intervention maladroite, mais bien formulée. On sent juste un peu trop le placement stratégique de la fonction de son mari dans son discours. C’est inélégant et artificiel. Mais surtout, Felna, elle a mal choisi son moment. Prends-en de la graine, ma fille. Tout, dans le Terraume, est affaire de moment. Tout.

 Felna, trop accaparée par la tension silencieuse qui tendait l’espace entre la souveraine et l’archimaitre-général, mit un certain Temps à comprendre là où sa mère voulait en venir. L’enjeu était pourtant évident, mais elle n’en percevait la trame que maintenant : les prétendants à la fonction réalienne, à défaut d’une désignation immédiate, allaient tout faire pour briller lors de cette séance. Pour une bonne partie des Aers qui l’entouraient, ces Etats-Généraux n’étaient autres qu’un gigantesque examen, doublé d’une entreprise de séduction de Sa Majesté. Bien pire, sa mère, avec ce qu’elle venait de lui déclarer, briguait clairement elle aussi le titre.

 Milia Van Aers, réalienne… Comme le beau-père de sa fille et son propre beau-père. Felna en eut le tournis.

— Mais, mère…

— Pas maintenant, Felna. Observe.




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