L'opacité d'un voile — 5 (V2)
Tout autour de lui, la délégation Ter évoquait un bloc sombre de visages austères. Ober Hin était leur voix, il était leur incarna. Les prêtres se résumaient désormais à cet homme. L’Acastale lui indiqua de continuer, d’un signe de main fatigué.
— N’avez-vous pas senti ? Ce poison pernicieux qui sourd dans les veines urbaines, gronda-t-il, se lançant déjà dans l’un de ses habituels prêches. Invisible, il répand d’immondes corps flasques en nos blanches susplaces. Peuple, ne sens-tu pas leur répugnance t’effleurer ? Ne vois-tu pas le lien ? s’emporta-t-il, tandis que dans son dos les noirs prêtres vibraient de concert. D’affreux, d’ignobles sans-incarna ont infiltré notre belle Cité ! Voilà ce qui la tue, peuple ! Voilà, reprit-il bien plus bas, presque timidement, en s’adressant à la souveraine. Voilà, votre incandescence, ce qui cause nos troubles, qui amène l’ignoble inversé et décroche notre Forge sacrée : ces impies que nous avons nourris !
Abrutissement dans l’assemblée. Felna, elle-même, se sentait tomber dans les nues. Déjà parce qu’il se risquait à dévoiler l’une des mesures de sécurité les plus secrètes du terraume. Et puis, par les dieux, d’où lui venait donc cette idée folle ? Comment de pauvres hères, abrutis et contrefaits, vivant en parasite de la Cité pourraient-ils y rentrer ? En volant ? Le Ter-élu, comble des combles, était pris d’Ironie et de Vent. Felna s’apprêtait à s’offusquer avec bon nombre d’Aers lorsqu’une voix puissante jaillit brusquement de derrière elle.
— Et ce sont eux qui ont enlevé nos enfants, peut-être ?
Son timbre grave était mis en sourdine par son masque fait de corne. En le voyant s’avancer, Felna ressentit l’éternelle peur admirative qu’elle éprouvait en sa présence.
— Vink Goor, nous ne vous avons pas donné la parole, se crispa l’Acastale en pointant du doigt la Terre souveraine, signe de demande de soumission que Felna n’aurait jamais imaginé voir s’adresser un jour au représentant de la plus haute autorité militaire.
Elle n’avait ni nommé sa fonction ni sa caste. Pas plus qu’elle ne l’avait appelé enfant. L’Acastale montrait par là qu’elle ne pardonnait toujours pas son offense. L’archimaître-général des forces populaires ne releva pas, il poursuivit, offrant à la souveraine son masque terrible à l’effigie d’Art.
— Puis-je ? demanda-t-il en s’inclinant.
Ober Hin se taisait, attendant l’attaque. Il fourbissait ses petits calculs politiques, tandis que derrière lui les sans-bouches, retenus par leur vœu de silence, se tenaient prêts à cracher tout le flux de Vent qu’ils retenaient dans leurs gorges depuis des lustres.
L’Acastale accorda la parole à Vink Goor, non sans un dédain palpable et non sans préciser :
— Ce n’est pas à l’homme que nous donnons la parole, mais à l’archimaître-général. L’homme, lui, est sur la sellette.
Felna étouffa un couinement. Lui dire cela devant toute l’assemblée était proprement scandaleux, une humiliation des plus grave. Le second frère Goor, Raban, grondait derrière, comme une bête mythique. Il se retenait de hurler, sachant bien que la souveraine se gardait de maudire son ainé. Du moins, pour l’instant.
— C’est, en effet, un archimaître-général blessé qui demande la parole, Votre Altesse. Je ne peux que demander pardon et merci concernant mon erreur, Majesté. Et je vous dois d’autres excuses, hélas, reprit-il devant une assemblée aux abois. Celles de m’être laissé gruger par les manœuvres sordides d’un chef de caste sortant effrontément de ses attributions ! La vraie trahison, ô Acastale, est le fait de cet homme !
Devant ce doigt, pointé vers lui, Ober Hin ricana.
— Voyons, fille éclatante des roches et des arbres, cet homme nous prouve à nouveau qu’il est pris d’Ironie, traversé de Vent et surtout bien trop épris d’Art, comme la plupart de ses prédécesseurs. Que dites-vous, concernant les enfants disparus, mon pauvre ?
— Nous posons les questions ! s’emporta l’Acastale, que les excuses du général n’avaient pas le moins du monde calmé. Archimaître, êtes-vous bien en train de parler des enfants disparus ? Les avez-vous localisés ?
— Tout porte à penser qu’ils se trouvent derrière la frontière, en aire sans-caste.
Deuxième mention des sous-territoires interdits, sans détour cette fois ! Le malaise planait au-dessus de l’auditoire. Felna voyait bien que parmi les délégations des castes inférieures le doute rôdait. De nombreux hauts-membres connaissaient l’existence de la nation impie, mais pas la majorité. Par contre, il était palpable que devant cette scène d’une tension inouïe, personne n’oserait poser de question. Felna se sentait elle aussi désorientée, non par cette révélation, mais bien par l’incompréhension. Comment en était-on arrivé à ce que des citoyens dans la fleur de l’âge — elle, il n’y a que trois alignements — se retrouvent chez les impies ?
— Votre rapport, archimaître-général, trancha l’Acastale, avec la froideur d’une mère furieuse qui essaye de garder son calme en essayant d’arbitrer des disputes d’écoliers.
Elle vacillait. Où se trouvaient donc les réaliens, qu’auraient-ils dit, comment auraient-ils aidé ? se demanda Felna. Auraient-ils été aussi perdus que la souveraine en ce moment ?
— Retraçons, Votre Altesse, commença Vink Goor, sous son masque impavide. Suite au transpassage d’alignement déclinant, seuls deux enfants se sont vus acquérir le statut de citoyens. Leur sceau de caste leur a été attribué en conséquence. Plaise aux dieux.
Plaise aux dieux. Ritournelle, de moins en moins sécurisante.
— Qu’ils nous soient présentés au palais au plus vite, nous aimerions les rencontrer. Poursuivez général.
— Les autres transpassants — je précise : tous les autres — se sont vus séquestrés par les templiers. Des templiers débarqués sans édits acastaux, toutefois aucun qui nous ait été communiqué.
— Car il n’y en avait guère, en effet… fit l’Acastale, la voix suspendue à un fil. Ter-élu, hésita-t-elle, reprenant péniblement. Pouvez-vous nous expliquer la raison de leur présence ?
Sa voix venait de se briser. Sans réaliens, elle se trouvait seule, l’autorité en berne. Felna en avait les boyaux noués. Jamais l’Acastale n’admettrait s’être enfermée dans sa chambre au palais, meurtrie d’avoir perdu l’homme qu’elle aimait ; jamais n’avouerait-elle avoir abandonné la Cité à sa désorganisation. Sa colère ne concernait que le général, et uniquement parce qu’il avait gardé le corps du chancelier, sa vraie préoccupation. En revanche, les initiatives inadmissibles d’Ober Hin n’avaient à aucun moment fait réagir la souveraine. Si les templiers rôdaient comme des spectres sur les ponts, c’était avant tout de sa faute. Mais de cela, elle ne pourrait rien dire sans perdre la face. L’Acastale ne devait jamais perdre la face. Et il semblait qu’Ober Hin non plus.
— D’immaculés enfants de Messagère, montés sur de grands cygnes blancs, ont émergé du Ciel en réponse à la déraison, votre magnificence.
Vink Goor hoqueta.
— Mais ils sont venus sur des barges militaires que nous n’avons jamais autorisées, sang mort ! cracha-t-il. Aucun de vos sbires n’est venu à dos de bêtes mythiques.
— Celles que vous appelez bêtes mythiques ne sont autres que des offrandes du Ciel en vue du pardon des offenses, pauvre réaliste. C’est en prônant votre réel infâme que le monde se réifie de la pire des façons et que notre Forge devient trop lourde. Prions, rappelons à Messagère les poésies immémoriales : les cygnes sont enfants des océans perdus et d’Inspiration, ils sont l’avènement du monde rêvé où Terre s’apaise et se retourne !
L’Acastale se tenait dans son trône de bois, sa lassitude et son désespoir semblaient se découper dans son voile. Elle n’avait même plus la force de les interrompre, pas même la force d’observer le plafond en quête d’Inspiration.
— C’est cela : des rêves. Racontez ce que vous voulez, Ter-élu, grinça le général. Les preuves que ces troupes sont là à votre demande et que c’est aussi à votre initiative que les enfants ont été exilés sont plus que légions ! Et vous n’êtes pas seul incriminé ! Nous soupçonnons non seulement vos templiers, mais aussi les aérins Artes, qui auraient mis à votre disposition une voile pour ce transport illégal !
Les Artes s’insurgèrent d’un coup, comme s’ils sentaient l’affaire venir depuis un bon moment. Ils demandèrent d’avoir la parole et se défendre, mais l’Acastale ne fit pas même un geste en ce sens.
— Les Artes respectent l’Acastale et les dieux ! osa crier l’un d’eux, alors qu’il enfreignait le protocole de prise de parole. Jamais aucun aerin, sacrifiant au Ciel et Vent, n’irait perdre les enfants de la Cité dans les confins !
— Et cependant ! gronda le général sous son masque blanc. L’un de vos capitaines, Olbin Olt Artes — son nom est connu d’Aers, de lourdes présomptions d’impiété ayant été proférées à son encontre — a été retrouvé mort dans les décombres du port frontalier. Comment l’expliquez-vous ?
« Port frontalier ? » s’exclamèrent plusieurs voix dans la cacophonie. « Les confins ont un port ? ».
Felna trépignait, fixant l’Acastale avec impatience. N’allait-elle rien faire ? Autour d’elle, les Aers causaient de façon désordonnée. On lisait de la honte chez nombre d’entre eux. Quant à sa mère, elle semblait au bord d’exploser, mais se gardait de crier avec les autres.
— Parlez ! Ter-élu, au lieu de vous tapir derrière vos mythes ! trancha Vink Goor, laissant les Artes dans le désarroi de son accusation.
— Mes mythes ? Infâme mécréant des profondeurs insondables ! Sont-ce des mythes que les vôtres, imbus de leurs forces d’incarna, aient réussis à manipuler une pure Acastale, ceci pour maintenir au monde des monstres ? Des mythes, le fait que depuis trois générations — presque quatre ! — ces êtres sans-tête, ces corps abrutis procréant sans cesse entre eux et vénérant les plus abjects dieux, ourdissent d’infects plans en vue d’investir la sous-Terre des justes ? Sont-ce des fables, qu’ils se soient permis de mimer l’existence d’un crâne sur leurs épaules vérolées pour mieux nous infiltrer ? Sont-ce là des rêves, général — de simples histoires ? Ce monde déchu, cette aire sans-caste, ce n’est pas nous qui l’avons créée, mais vous, Aers ! Nous n’en sommes que les gardiens sacrés !
Le silence qui s’en suivit fut comme les prémisses d’un tremblement de Terre. Felna eut l’impression de pouvoir discerner l’onde de choc. La tempête n’était que le début de l’anaclysme, la réplique se trouvait là, devant elle, glissant déjà ses premières ondes.
— Que dit-il ? s’insurgea un Vox à la voix de tonnerre. De quoi parle-t-il ? De sans-castes ? Aers, répondez !
— Il est impossible que des êtres puissent demeurer sans tête, scanda une archiâtre renommée.
— Les Artes, insistaient les faiseurs, n’ont jamais entendu parler de ces choses, dès lors ils ne peuvent y être mêlés !
Felna sentait son cœur battre de plus en plus fort. Elle ne voulait pas s’évanouir. Elle voulait tenir, traverser la vague. Ses doigts se serrèrent, sa bouche se crispa.
— Donc, vous avouez ! éclata Vink Goor. À cause d’hypothétiques sans-castes parmi les enfants de la Cité, vous avez exclu la quasi-totalité des transpassants ? Sans même consulter l’Acastale ?
— Messagère vous blâme, pauvre résidu d’Art ! Nous prenez vous pour des impies, nous prenez-vous pour des parjures ? Vous ne faites que défléchir vos propres crimes sur les plus innocents ! Les dieux nous sont témoins d’avoir imploré notre bien-aimée Acastale, souveraine omnisciente du peuple, d’accepter la venue des templiers et de nous concéder l’exil des enfants demeurés sans-caste ! Allons, détrompez-le, ô fille Terreuse !
L’Acastale n’était plus qu’une masse écrasée dans son siège. Sous son voile, il n’y avait plus de face. Felna n’en pouvait plus, elle avait envie de crier, que tout s’arrête enfin ! Elle avait l’impression de sentir la Cité vaciller sous ses pieds. À travers le plancher et la corne que le supporte, le Ciel s’impatientait et, en son sein, Vide ouvrait déjà grand sa gueule.
— Fieffé manipulateur ! accusa le général, prenant les Aers à témoin. Vous avez profité du deuil de Sa Majesté pour faire passer vos édits ! Les a-t-elle seulement vus ? Acastale, je vous en prie, faites triompher la vérité à l’encontre de celle de ces damnés réifieurs !
— Arrêtez ! Les dieux vont nous maudire, s’emporta quelqu’un que Felna ne put situer. Implorons pardon !
— Vous, les Ter ! brailla un Aers. Vous utilisez les dieux à vos propres fins !
— Vos mots sont trop lourds, ils alourdissent notre monde, gémissait une prêtresse Terrienne. Ils portent des maladies, aussi, regardez ce qu’ils nous infligent !
Felna tremblait. Chaque fibre de son corps résonnait en chœur avec les cris, les doutes.
Et dans les travées juste en face, l’homme affable l’encourageait de son sourire.
« Les castes dirigeantes perdent pied, elles vont basculer au Ciel ! », « Qu’elles basculent, seuls les justes demeureront ! », « Mais, calmez-vous, gens du peuple. Unissons-nous, plutôt, pour la lutte. Créons autre… », « Mais silence, imbéciles, dites-leur de se… », « Ce n’est pas comme cela qu’il faut… », « Mort aux doutes, il s’agit de… »
Les mots tournaient comme un gigantesque tourbillon. Felna se tenait au centre de la tempête.
« La Fin du monde… L’homme inversé… les réaliens, où sont… Dicte et sa prophétie…
Elle inspira. En face, le vieil orgène acquiesçait, les yeux plissés de plaisir.
… Taisez-vous ! La Forge… Nos incarnas saignent, ils… Quand pourrons-nous ?...
Elle se leva, lentement.
… Acastale ! … Perte de stabilité, mort aux doutes… Acastale ? … Le déshonneur de toute…
Elle regarda autour d’elle, notamment sa mère qui la fixait, incrédule.
Pauvres mécréants… Ces sans-castes, qui sont… »
« Tout…
Va…
Disparaître »
Felna planta ses yeux dans le voile opaque. Sa bouche s’ouvrit.
Une main attrapa la sienne, et la tira pour se hisser prestement.
— Votre Majesté ?
Voilà. Le tremblement de Terre venait de s’arrêter. Les voix s’étaient simplement écartées, la dispensant de crier. Felna l’avait senti. Il affleurait, discret, sous l’agitation : le fameux moment à saisir. Il suffisait de l’attraper.
Et sa mère l’avait saisi avant elle.
Il y avait un demi-sourire sur son visage, tandis qu’elle se dressait au milieu de la débâcle. Felna la regardait bouche bée. Son instant, elle lui avait volé, sans hésitation. Incrédule, à la fois d’avoir failli à nouveau braver la souveraine et d’avoir été coiffée au poteau par sa propre mère, elle se tourna vers le trône tortueux et celle qu’il abritait. L’Acastale avait entendu, ainsi que toute l’assemblée. Déjà elle relevait la tête. La regardait — non, regardait sa mère — en attendant la suite.
— Vous voyez, Majesté, tonna Milia Van Aers, devenue centre du terraume. Ce qu’il se passe, sans vous ?
La souveraine sembla s’affaisser à nouveau, puis, d’un sursaut, se redressa, se dépliant du fond de son trône, comme éclot le bourgeon. Elle se fit grande, immense même. Elle tendit la main vers sa fille, Aélis, et lui murmura quelque chose que personne n’entendit. Puis elle embrassa du regard tout l’auditoire, appelant chaque membre de chaque caste à l’entendre. Après un dernier coup d’œil vers l’aplomb, où dansaient les colombes avec les ombres fugaces, elle s’adressa à son peuple.
— Enfants… tonna-t-elle, mais sa voix était si faible que l’assemblée dût se pencher pour l’entendre. Votre mère est lasse de vos disputes. Las au point de baisser les bras. Or, nous n’allons pas vous tourner le dos, comme la Terre le fit jadis. Nous tiendrons. Ironie ne gagnera pas, ses paradoxes doivent rester des ressources et non les rets de notre déchéance. Procédons, à présent. Oilis Ern Vox, nous prenons la main.
L’Instructrice fit un pas en arrière. Tout l’auditoire frémissait, sauf Ober Hin, qui affichait une morgue aux allures désespérées en attendant que le jugement s’abatte.
Tout cela, Felna ne le suivait que fortuitement. En réalité, elle ne pouvait quitter sa mère des yeux, laquelle brillait comme rarement elle l’avait vu briller. À ce moment, elle comprit que son ambition comptait plus que tout, plus que sa fille même.
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