L'opacité d'un voile — 6 (V2)
— Ter-élu, appela l’Acastale. Vous dites nous avoir consulté à l’endroit des templiers, ainsi que des enfants exilés. Nous ne pourrions en disconvenir… Ceci étant… Ceci…
Les mots tardèrent à sortir. La souveraine balaya la salle, l’air confuse, avant de reprendre en un soupir.
— ... Après Art, après Vide, ce sont Ironie et Vent qui blessent notre Terre. Ils nous blessent également. Il est grand Temps d’invoquer Messagère. J’en appelle à la grande vérité. Peut-être qu’ainsi les erreurs du passé se répareront…
La vérité ? Quelle vérité ? s’inquiéta Felna en voyant la souveraine se tendre en une posture solennelle. Elle étouffa un cri de surprise lorsque celle-ci tira brusquement un objet de sa coiffe parfaite. Il étincelait à la lumière des torches et des ouvertures au jour. Il brillait comme brille le métal ancestral.
— À la mesure de l’erreur commise par la onzième Acastale, notre défunte mère, dont la mémoire vit en nous et vivra dans celle de notre fille Aélis Terra Cael, nous décidons que le sang sacré dans nos veines doit couler, en réparation à l’injure faite aux dieux.
Son voile trahissait ses larmes, sa chair tremblante trahissait l’abomination que son propre geste inscrivait dans la trame du monde. Tout l’auditoire venait de se redresser comme un seul et même corps, horrifié, rebuté. Révolté ! Personne ne pouvait porter atteinte à l’Acastale, pas même celle qui en portait le nom. Le seul point de mire existant encore n’était autre que cette lame de métal qu’elle infligeait à tous les regards et qu’elle amenait déjà vers l’extrémité de ses membres. Frissons abominés, terreurs ancestrales : blesser l’Acastale promettait de faire basculer le monde. Tout le monde le savait, toute l’assemblée gémissait, criait, s’échinait à s’extirper des travées pour aller s’offrir en lieu et place de ce sacrifice impossible.
— Ce secret terrible a trop longtemps été tu, scanda-t-elle, approchant le dangereux objet de ses veines sacrées. Tel le silence venteux retenu au fond des gorges des sans-bouches, ne pas le révéler risquerait de tout ravager plus tard. Ces malheurs en sont probablement les suites.
Ça se bousculait pour atteindre le trône, Felna de son côté demeurait paralysée. Ce qui arrivait était impensable. À ses côtés sa mère ne bougeait également plus. Son visage ne portait aucune expression. Se sentait-elle responsable de cette horreur ?
— Messagère entend ! Comme tous les dieux ! Nous offrons ce sang en implorant pardon ! La faute habite nos veines, nous l’en vidons devant vous, enfants ; devant vous, dieux tous puissants !
Des cris retentirent. La lame toucha la peau sacrée et d’un geste vif, trancha.
— Voyez-le déverser, il porte l’erreur. Notre mère a décidé, lâchement, à cause d’un cœur trop magnanime, d’épargner les impies qui s’accouplaient avec notre Terre. Les sans-castes de l’histoire n’ont pas été détruits, pas plus qu’ils ne résident en poignées morcelées aux abords de l’île-hospice. Non, ils demeurent, depuis des générations, par delà la frontière — frontière descendue là pour les cacher à votre vue, enfants.
Devant les regards pétrifiés, son sang coulait de son poignet sur les branches du pin-inversé avant de s’écraser sur le plancher ancestral. Les orgènes étaient les seuls à avancer encore. Bien sûr, ils voulaient recueillir le sang sacré.
— Arrière ! Laissez-le seulement couler ! Et écoutez ! Les Ter ont créé une division templière, chargée d’administrer les sans-incarnas. Toujours par clémence, notre mère leur a demandé de pourvoir ces êtres en enseignements et en vivres, les éduquer également, dans l’espoir… Dans l’espoir de voir germer dans leurs carnes sans volonté un début de conscience. Un début d’incarna. Voilà, peuple, la vérité à laquelle tu as droit. La pitié d’une Acastale a donné naissance à un peuple malsain, qui trépigne à nos portes. Cette révélation coule avec notre sang ainsi que celui de nos ancêtres ! Que les crieurs Vox aillent la répandre, que leurs voix nous délivrent de la honte de notre dynastie. Ainsi le monde va se réparer… Plaise aux dieux !
Là-dessus, elle s’effondra dans son siège. Plaise aux dieux. Sa fille, bien plus proche que tout les autres escalada les branches pour la rejoindre et se blottir sur ses genoux. Une archiâtre les rejoignit au prix de lourds efforts et s’échina à bander la main de la souveraine sans la déplacer ni même déloger sa fille. Tout du long, Temps s’alourdissait, figé par l’horreur. L’auditoire n’était plus composé que de statues. Le monde… Le monde ne venait pas de tomber, heureusement. Le sang d’une Acastale avait coulé, mais ils vivaient. En blessant sa chair sacrée, elle les avait délivrés de leur honte. Une vieille honte qui s’étalait sur plusieurs générations, comme un long silence trop connu pour être oublié. Elle appartenait à chaque Aers, à chaque Ter, sans qu’aucun membre de cette assemblée, même les plus anciens, n’en soit responsables. L’Acastale venait de néanmoins le leur enlever, elle s’était faite porteuse de la honte pour tous les autres. C’était un cadeau comme une délivrance, mais pouvait-elle vraiment leur retirer les erreurs des générations qui les avaient précédées ? Felna pouvait-elle lui déléguer la responsabilité de son grand-père, réalien de l’ancien règne, qui avait proposé cette solution douteuse au problème que représentait les sans-castes ?
— La souveraine souhaite poursuivre l’audition, tonna Oilis Ern depuis une branche du pin-suspendu.
Son voile mis de côté, l’Acastale paraissait livide, mais, effectivement, elle se tenait assise et semblait attentive. Pour une fois qu’on le voyait clairement, son regard impressionnait. L’héritière n’avait pas quitté ses genoux et tenait entre ses mains celle, dolente, de sa mère, dont le bandage rougissait déjà.
Peu à peu les délégations se rangèrent à leur place, encore tremblantes. La mère de Felna commenta, tout en se rasseyant.
— Sa Majesté devrait aller se reposer, fit-elle, légère — mais faussement légère. Trop d’émotions usent le cœur. Et elle ne pourra plus être à l’écoute sans l’user plus encore.
C’est la future réalienne qui s’exprime ou la citoyenne ? voulut lui répondre Felna. Elle rétorqua néanmoins autre chose.
— Elle sait que beaucoup de choses sont encore à résoudre. Elle ne peut laisser ses sujets dans le marasme des disputes et…
— Oh ! Je le sais bien, Felna, merci !
Caquet rabattu. Felna ravala la suite de sa phrase. Elle savait pourtant que lorsque sa mère se sentait sous pression et inquiète elle n’hésitait jamais à la rabrouer vertement. En réalité Felna était sous le choc, ne parvenait plus à réfléchir et avait relâché son attention, se laissant croire qu’elle parlait avec sa mère comme à une égale. Nulle n’était l’égale de Milia Van Aers.
— Nous avons dit ce que nous avions à dire, décida celle-ci. L’Acastale nous a remarquées toutes les deux. Restons en là, à présent. Surtout qu’il nous faudra être…
— L’Acastale ! gronda tout à coup l’Instructrice, coupant la parole à sa mère. L’Acastale demande à Ober Hin, Ter-élu, de fournir des explications claires à l’exil des enfants ! transmettait-elle, toute penchée qu’elle était au-dessus de la souveraine. Ainsi qu’à la présence des templiers dans la Cité, ceci nonobstant l’autorisation Acastale. Aussi… Oui… Bien Votre Altesse. Aujourd’hui, l’Acastale ordonne devant les dieux que tout devienne public !
Milia venait de tout écouter, tenant la posture comme si elle venait d’être interrompue par le vol d’une mouchette.
— Je disais… Être attentives, Felna, acheva-t-elle, la bouche pincée. Ce que nous allons apprendre, nous pourrons l’utiliser plus tard !
Felna voulut lui rétorquer tout un tas choses très contradictoires. Elle préféra se taire.
Le paon splendide se dressa hors des rangs, nullement inquiet. Sans surprise, le Ter-élu éventa l’oiseau avec sa rhétorique implacable. Un pauvre innocent, incompris. Ce n’était pas lui qui avait ramené les templiers, mais bien les dieux. Il argua ensuite avoir longuement douté avant de se résoudre à exiler les non-transpassés, il avait même failli renoncer jusqu’à ce que la souveraine lui fasse entendre raison, ce à quoi s’ajoutait la bénédiction des dieux assurée par la Dicte, ainsi que bon nombre d’augures. Ni l’Acastale, ni la Dicte, par le truchement d’Oilis Ern, ne démentirent. Étrange. Le masque blanc d’Art du général dissimulait mieux sa rage que la crispation de tous ses muscles.
— La vérité vole à présent entre Terre et Ciel, reprit Ober Hin. Que l’Acastale en soit louée. À présent que le peuple sait, il nous est possible de dévoiler l’horreur à laquelle sont confrontés nos fiers templiers. Chez les sans-têtes, beaucoup de choses sont vraies. Parmi les offenses qui sont à leur reprocher, il y a cette religion impie — que dis-je, religion, parlons plutôt d’un blasphème érigé au rang de dogme ! Ils vénèrent Ironie, Votre Majesté. Non pas comme nos gens, biscornus prêtres d’Ironie, qui jouent sur les mots, décèlent les incohérences du monde, en les magnifiant, ou dévoilent les mensonges en riant, non ! Mais selon d’innommables rites, des sacrifices humains, et des prières malades, offerts à une Ironie souveraine. Ils vénèrent le déchirement du monde, appelent les schismes de leurs vœux et adorent d’abjectes symétries. Ce sont les enfants des jumeaux Mor Ridge et Rom Egdir, des adorateurs de la mort confondue à la vie, de la chute mêlée à l’ascension. Ces impies parmi les sans-têtes nous narguent, ô glorieuse dispensatrice. Nous voulions garder les enfants demeurés sans-caste, pour les interroger ; les amener sous les roches douteuses de l’aire sans-caste et trouver, avec l’aide des dieux, ceux qu’elles ont vus naître. Nous comptions ramener les autres, sains et saufs…
L’assistance manquait de suffoquer, pourtant personne ne s’insurgeait vraiment. Tout le monde semblait en réalité à bout de souffle à force de voir s’abattre l’une après l’autre des révélations toujours plus lourdes. Oui, c’était bien vrai, des templiers sortis du Ciel — ou des frontières — avaient bien emporté les enfants de la Cité, même des enfants de hautes-castes, en nombre. Et l’Acastale l’avait accepté. Enfin… Semblait l’avoir fait, car ce qu’il se tramait en réalité entre elle et le Ter-élu n’avait rien d’évident. Felna se sentait perdre pied, elle ne reconnaissait plus l’Acastale qu’elle avait toujours révéré, ce ne pouvait pas être la même personne, ce n’était pas possible. Et au moment où elle se sentait lentement chavirer, Ober Hin, en coup de grâce, finit d’encieler toute l’assistance, elle y compris.
— Hélas, les enfants d’Ironie ont massacré tout le monde. Aers, comme templiers. Le port a été détruit, nous interdisant désormais tout accès — le général des forces pourra le confirmer. Que les grands dieux nous en préservent, mais nous craignons que ces impies aient tué nos enfants...
L’Acastale ne frémissait pas à l’instar des gens de l’assemblée. Elle fixait le plafond, aussi blême, voire plus blême qu’auparavant. L’Héritière, comme une petite fille, se blottit plus encore contre sa mère. Laquelle esquissa un geste de la main pour replacer le voile de brume sur son regard morne, puis parla, lugubre.
— Général, vous confirmez ?
— Le port est détruit, effectivement, fit-il, visiblement mal à l’aise. Nous venons de l’apprendre, par pigeon, via les forces campées au port norois. Le Ter-élu aura eu, j’imagine, les mêmes échos des templiers. Tout porte à croire que les enfants se seraient révoltés et mené la voile droit vers l’enceinte barbelée. Le port a été détruit. Les survivants ont été ensuite attaqués par des sans-castes — si j’en crois le rapport — aussi vifs et cruels que le Vent, ceci durant la tempête. Une poignée de soldats des troupes aéroportées ont pu rejoindre le port norois. De là, ils ont pu nous faire parvenir leur missive. Elles sont en ce moment même en route, Votre Altesse.
Si le silence avait été un dieu, on l’aurait prononcé père primordial. Sa lourdeur écrasait l’assistance au plafond. Rien ne serait plus comme avant, voilà l’évidence qui rongeait Felna. La perception du monde, de la Cité, nid de leurs existences, venait de basculer irrémédiablement. C’est là qu’un mot lui vint. Un mot ancien. Un mot terrible.
— Dans la lettre, fit lentement le général, rangeant la missive dans une poche. Mes troupes réclament vengeance, Majesté.
Tout s’assemblait comme des éléments d’une fresque gigantesque. Sa signification se construisait, sous ses yeux. Un assemblage harmonieux, mais en réalité profondément rebutant.
— Peuple, tout s’éclaire à présent, reprit l’Acastale, faisant descendre sa fille de ses genoux pour se redresser ; son sang goutant à travers le pansement. Les jours de stabilité reviendront, bientôt. Plaise aux dieux !
Plaise aux dieux ? Mais pourquoi riait-elle, enfin ? Felna n’en doutait plus, le mot, terrible, arrivait. Il attendait, devant les portes du congrès.
— Nous avons nettoyé de notre sang la faute, mais ce n’est pas suffisant, chers enfants…
Elle riait, on le voyait sous son voile. Elle fixait le plafond, comme si désormais Attraction elle-même lui tendait la main.
— Ô joie, ô bonheur de votre Acastale, mon cher peuple. Tout va s’arranger. Pour que les dieux nous pardonnent, c’est d’un poison qu’il faut se libérer. Le Ver est dans le fruit ; sortez-l’en et il deviendra merveilleux !
Le mot ne faisait que patienter dans la bouche de la souveraine, elle avait beau le parer de joyeux atours, il n’en demeurait pas moins abominable.
— Les sans-castes, partit l’Acastale d’un rire de soulagement. Nous n’avons qu’à les jeter au Ciel. Ainsi la Terre sera lavée de leurs péchés et nous, ses enfants, pourrons à nouveau vivre à ses dépens ! Gloire, enfants ! Joie ! Ces sans-incarnas ont assez souffert, mettons donc fin à leurs peines.
Et tandis que les applaudissements fusaient, Felna prononça le mot que l’Acastale n’avait pas osé dire. Il revenait du plus profond du Vide, ce mot. Il blessait sa bouche.
— La guerre…
Il fut noyé dans les vivats. Felna se boucha les oreilles. Ils ne lui avaient jamais semblé aussi discordants. Mais voyons ! Rien n’était réglé, rien n’avait été compris et pourtant, tout le monde semblait soulagé, comme si une… — comme un gout de sang dans sa bouche — une guerre… allait tout changer. Qu’en tuant des centaines, des milliers d’impurs la paix allait simplement revenir avec le pardon des dieux. Ce n’était pas possible. Tous, ils s’enorgueillissaient d’avoir trouvé ! Sa mère exultait, comme si déjà elle avait été proclamée réalienne. Les meurtres étaient bien le cadet de ses soucis. Avait-on vraiment compris ? La cause des horreurs actuelles était-elle seulement le fruit du secret inavouable des hautes castes et de l’existence de l’aire déchue ? Le soulagement ressenti n’était-il pas plutôt celui de ceux qui n’ont désormais plus rien à se reprocher. Ceux qui ne rêvaient que de trouver un coupable ?
Séance ajournée en un grand rire. Les délégations se déversèrent dans la foule, y mêlant leurs chants rythmés. Ce soir, on boirait en l’honneur des dieux et de l’Acastale.
Rien n’avait été compris, non. La guerre bouchait l’horizon des solutions.
La guerre. La guerre. Le mot dansait au plafond du monde, scandé entre les cris de joie. Ce mot, il avait disparu dès l’avènement de la première Acastale. Il avait cessé d’exister avec les querelles des trois patriarches. On ne l’enseignait plus dans les écoles communes, au point que même Messagère semblait l'avoir oublié. Felna n’en avait entendu parler qu’une fois, par son père, un soir d’ivresse. Tandis qu’il s’effondrait vaincu par le mépris de sa mère, il avait confié à Gaulis et elle que l’amour n'était qu'une longue guerre. Leur père leur avait alors expliqué la signification de ce mot infâme, ce mot banni : lorsqu'on affrontait quelqu’un, la guerre consistait en utiliser tous les moyens en son pouvoir pour l’éliminer. Il y avait des guerres à armes égales, celles qui opposaient les patriarches, et puis celles, ignobles, où on déversait tout son pouvoir sur celui qui ne savait pas se défendre.
Le long de l’allée du congrès, les citoyens s’éloignaient lentement. Felna restait en arrière, à fixer le congrès majestueux, siège du pouvoir. Des formes noires en escaladaient les colones pour rejoindre le plafond. Un frisson la parcourut lorsqu’elle comprit qu’elles venaient de l’intérieur de la salle. Lentement, insidieusement, le long défilé de singes rallia les arbres suspendus, avant de disparaître dans les hauteurs des subâtis.
Sortir le ver du fruit n’en faisait pas un papillon, pas plus que cela ne préservait la chair. Le sortir ne faisait qu’en exhiber l'horreur tout en le privant de nourriture.
Le ver n’est ignoble que pour celui qui veut manger le fruit.
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