La justice des accès — 2 (V2)
— Bienvenue, splendides subatisseurs. Vos outils, nos mains. Vos œuvres, nos idées. Ensemble, nous sommes la Cité !
Ocre-rouge et rouge en ocre. Dans l’encadré blanc des murs, les couleurs se mêlaient. Au cœur du tumulte sanguin s’insinuait la froideur du surstrat. Ilbion se demanda quel genre de plante allait germer de ce mélange.
Ils étaient beaux, les Artes. Des femmes et des hommes aux mines sérieuses, sourcils froncés, mâchoires serrées, qui — ça se voyait — révéraient comme des dieux rigueur et méthode. Tant mieux, car les pontiers n’en étaient eux-mêmes pas dépourvus — et même pouvaient se gargariser d’être les Inter les plus consciencieux du Terraume (Ilbion préféra balayer les orgènes de ses pensées, puisqu’ils n’étaient que des traitres à la solde des fats). Il fallait avoir énormément de rigueur, mais surtout une conscience profonde — viscérale — d’une foule de paramètres pour bien administrer les accès. Cette exigence-là, Ilbion la retrouvait dans leurs regards.
Ils étaient dix en tout — comme les dieux — à traverser cet océan rouge qui ne leur opposa aucune résistance. Une femme aux yeux ternes et durs, visiblement plus âgée, s’installa à la table. Les autres se rassemblèrent derrière, comme un fond marron brut. Un court instant, Ilbion reconnut en elle une sorte d’Ordis plus mature. Mais lorsque l’Artes esquissa un geste d’une tendresse infinie vers un jeune homme de sa délégation — un grand gars assez pâle, qui dénotait avec les autres — Ilbion comprit qu’il avait en face de lui un personnage bien plus intrigant. Donc bien plus intéressant.
— C’est vous qui le dites, pontier, déclara-t-elle, tout à trac. Néanmoins nous vous remercions pour l’invitation. Nous sommes des Artes de la Forge, mais en aucun cas nous ne représentons les planifieurs ou les perisindents, pas plus que les susplanteurs avec lesquels vous passez vos journées. Il va de soi que nous représentons encore moins l’ensemble de notre caste. Nous ne sommes que la poignée que vous avez devant vous. Cette visite non-officielle représente un risque pour chacun. Si d’aventure il vous venait à l’idée de divulguer notre présence, sachez que nul soupçon ne pourrait être retenu contre nous. Les membres de cette délégation se sont couverts afin de faciliter tout déni ultérieur. Tenez-vous-le pour dit. Alors, Inter, avant même de commencer, sommes-nous bien d’accord là dessus ?
Baignant dans le silence des siens, Ilbion souriait. Il appréciait cette franchise et se garda bien d’être déçu. S’ils étaient là, devant lui, c’est qu’ils avaient quelque chose à proposer.
— Prudence aurait pu être notre onzième déesse… fit-il, songeur. Bien entendu que nous sommes d’accord ! Et soyez assurés qu’en cas de litige, nous nierions tout également.
— C’est cela, trancha l’Artes, balayant d’une main sa phrase comme s’il s’agissait d’une plaisanterie. Je suis Ifinée Esh Artes, membre honoraire des conceptions citoyennes, ancienne dirigeante du plan réseau à développement croisé, et enseignante en topogéologie intégrée, je serai la voix de cette délégation.
— C’est un honneur, Artes. Je me nomme Ilbion Rhian Inter, référent-pontier du transversal nord-centre. Votre prudence et votre discrétion sont pour nous l’assurance d’avoir affaire à des personnes de qualité.
— Pour toi, lui murmura Ordis avant d’enchaîner. Bienvenue ! Je suis Ordis Grin Inter, référente-pontière du tiers nœud interdistrict nord-ouest.
L’Artes lui sourit sèchement avant de laisser tomber son regard sur le suivant.
— Iber Than Inter, référent-pontier du second nœud interdistrict Ouest…
Ifinée poursuivit son balayage. Le suivant dans le tour de table était Erist, puis Borin, puis Chamin, puis Ninée, et ainsi de suite. Jusqu’à ce que tout le monde se soit présenté. Que tous les noms soient lâchés et soit donnée barre aux Artes. Ilbion n’aimait pas les déséquilibres. Il était pontier ; alors il demanda :
— Et vos noms, sœurs et frères ? les invita-t-il en tendant la main vers Ilin, situé le plus à gauche, seul Artes qu’il connaissait dans le tas.
— Non, le mien vous suffira, l’interrompit Ifinée. Celui-là a peut-être été votre relais jusqu’à présent, mais c’est avec moi que vous traiterez désormais.
Le jeune Artes le regarda, l’air désolé. Ilbion lui rendit son regard. Il aimait bien ce gamin. C’est comme ça, petit. Ce sont les matriarches qui décident dans notre monde.
Ilin baissa la tête et se rangea parmi les siens, place aux vrais acteurs ! Ilbion se souvenait encore du jour où il avait rencontré ce gamin. Il affichait le même air dépité que le jour où ils s’étaient retrouvés tout deux coincés dans une réunion houleuse avec les Aers et les Ter au sujet de leur dernier caprice. Un absurde pont recourbé, plein de spirales, un vrai casse-gueule, mais dont ils justifiaient l’intérêt « En tant qu’il symboliserait les errances et méandres dans lesquels Messagère fut prise lors des premiers Temps de l’inversion » et dont « Les citoyens reconnaissants sortiraient édifiés et pénitents » une fois qu’ils l’auraient traversé. Donc, des conneries. Auxquelles Ilbion devait dire oui. Car il fallait toujours dire oui. Sauf que non. Le jeune Ilin, du haut de ses cinq alignements de subâtisseur, ne l’avait pas entendu de cette manière. Il s’était opposé aux Aers avec un aplomb qu’Ilbion aurait adoré trouver un jour chez son foutu fils sans ambition.
Le pont n’avait jamais vu le jour, et Ilbion s’était trouvé un formidable allié parmi les faiseurs. Vraiment, Attraction faisait parfaitement les choses. Elle venait d’amener tout ce petit monde ici. Tout ça grâce à un tout petit clin d’œil entre deux hommes frustrés durant une réunion absurde. Artes et Inter, en plein bras de fer, mais : main dans la main. C’était magnifique. C’était d’Attraction. La rencontre, il n’y avait que ça de vrai ! Ilbion se leva.
— Ifinée Esh Artes ! le devança Ordis, lui coupant la parole.
Au Temps pour l’entrée en matière qu’il avait concocté, c’était de bonne guerre. Ilbion la laissa continuer, même si l’envie ne manquait pas de s’occuper lui-même des négociations. Il fallait faire confiance.
— Vous n’êtes que dix, s’insurgeait-elle, son sourire ayant déserté son visage. Et vous ajoutez que vous ne représentez pas de groupe conséquent. Nous vous offrons nos noms et vous gardez les vôtres. Nous sommes devant vous, à nus, et vous gardez vos toges austères. C’est presque un outrage. Comment espérez-vous recevoir notre confiance de cette façon ?
L’Artes tiqua, puis afficha le mépris typique des dirigeants. Le genre de rictus qu’Ilbion ne supportait pas. Il se garda pourtant de réagir, préférant voir comment elle allait se dépatouiller avec Ordis, sa teigneuse de service.
— C’est simple, nous sommes devant vous. Je viens de le dire, n’avez-vous pas écouté ? N’est-ce pas un effort, d’être présents, hors de nos rangs, en pleins cercles de castes où nous n’avons pas nos places ? D’avoir traversé les ponts, inquiets d’être débusqués et ô combien suspects aux yeux de tous. Ce prix-là, vous ne l’avez pas payé ; ce sont vos quartiers d’Inter, vos couleurs partout. Il est irréfutable que nous sommes aussi à nus que vous.
Ordis ouvrit la bouche, puis la referma.
— Cependant, continua Ifinée, immobile, ferme et solide comme la corne. Nous sommes malgré tout présents. La raison en est simple : nos couleurs diffèrent, ce qui n’empêche pas certains de nos tissus de se correspondre. Ils sont fins, presque invisibles, mais exposés à tous. Ces étoffes portent un nom : celui de « caste faible », éternellement contrainte par des autorités erronément légitimes.
— C’est cela, parfaitement ! raccrocha Ilbion, dressé, presque juché, sur la table. Illégitimes, précisément !
— Non, pas illégitimes. Je ne dis pas cela. Je précise, Inter, car les mots comptent : erronément légitimes. Elles sont légitimes pour de mauvaises raisons.
Des voix discrètes murmuraient « Donc illégitimes… », mais Ilbion n’allait pas se vautrer sur ce terrain-là. Qu’importe les mots.
— Exactement, et c’est à cet endroit que nos intérêts convergent.
Elle marqua une longue pause, observant — jaugeant — l’assemblée frétillante.
— Il semblerait. En tout cas, nous remettons nous aussi en cause l’autorité des Aers et des Ter. Ils gouvernent selon leurs propres biens et avantages, en prétextant que cela correspondrait à l’ordre divin. Votre caste, comme la nôtre, souffre de leurs édits depuis trop longtemps. La stabilité, dont il sera question tant que le monde pendra, réclame plus d’équilibre. Ceci d’autant plus que ce n’est que de nos actes que dépend ledit équilibre.
— Sœur, nous travaillons main dans la main depuis des siècles, fit raisonner Ilbion. La Cité, nous l’avons subatie, ensemble. Sa perpétuation, nous y travaillons, ensemble. Qu’on puisse y circuler, chaque jour, nous l’assurons, ensemble. Et ils nous traitent comme des moins qu’humains. Ils ne voient pas que notre importance tient à notre mérite, pas à notre sang. Êtes-vous d’accord ?
Vagues rouges enthousiastes, échos crénelés en face.
— De bien grands mots, ponctua Ifinée. Il m’avait prévenue, ajouta-t-elle, désignant d’un hochement de tête Ilin. En attendant, ce ne sont pas vos jolis mots que je désire entendre, Inter. D’accord, je pense que nous le sommes. Ce que je voudrais entendre, ce sont vos actes. Que projetez-vous ?
Directe, pensa Ilbion. J’aime ça ! Il embraya :
— Ah ! Mais je vois que vous ne trainez pas. Tout de suite à l’essentiel. Et bien…
— Tu ne vas tout de même pas tout lui cracher tel quel ? s’insurgea Ordis, d’une voix cassée, mais probablement audible à l’autre bout de la table.
Sa main serrait son avant-bras. Là, tout à coup elle ne cherchait plus fuir son contact. La peur, encore. La peur qui maintenait la population entière dans l’immobilité. Il avait beau avoir envie de l’embrasser, de jouter des heures avec elle, il se détourna, l’adversaire n’était plus Ordis. Elle ne l’avait même jamais été, quand bien même elle se vivait sans doute comme tel. L’adversaire qu’il fallait emporter dans la lutte était cette femme en face, terriblement maline, terriblement déterminée.
— Et pourquoi ne le feriez-vous pas, Inter ? interrogea-t-elle, sourcil levé.
À la surprise générale, c’est Erist qui répondit d’une voix ferme.
— Vous nous en demandez beaucoup, Artes ! répondit-il fermement — alors que jusque là il se laissait oublier, sans doute pour observer. Quelles garanties pouvez-vous nous offrir ?
— Aucune, sinon notre présence ici et ce que nous gardons encore par devers nous. À vous de nous donner des garanties de sérieux. De vos moyens, dépendra notre réponse.
— C’est ça ? glissa Ordis, toujours agrippée à Ilbion — main chaude, main passionnée. C’est ce que tu veux ? Qu’ils sachent tout, puis partent, sans rien nous avoir donné en échange ? Qu’ils retrouvent les ponts, en connaissant tous nos plans ? Tu veux prendre ce risque ?
Ilbion ne lui répondit pas, à la place il fixait le visage terne d’Ifinée. Son regard acéré n’empêchait pas l’Artes d’effectuer régulièrement un petit geste en direction du grand échalas derrière elle. Lequel regardait partout, sauf à l’endroit où tout se passait.
— Moi, j’ai confiance.
Ilbion leva la main, sans quitter Ifinée des yeux.
— Qui me suit ?
Regards effarouchés, presque timides. Les mains des plus fidèles s’élevèrent rapidement. Ceux-là n’avaient même pas besoin de réfléchir : des suiveurs. Les vrais malins, ceux qui considéraient les choses de manière réfléchie, prirent plus de Temps. Ordis vociféra, bien sûr, campant la main qui ne tenait plus Ilbion bien en dessous de la table. Iber, jamais certain, s’abstint. Erist finit par lever la sienne, suivi par la majorité. Et la majorité l’emportait. Ce n’était que justice.
— Bande de cons ! éclata Ordis, trépignant sur place. De chiés du Ciel ! Après faudra pas venir vous plaindre !
— L’amour et la haine sont proches, commenta Ilbion, sans se soucier que ce genre de propos soit taxé d’impie par les plus dévots. Là où vous voyez de la division, Artes, moi je vois la passion des grands amis. S’aimer, c’est parler franchement et oser le conflit !
Ordis, qui devait sans doute imaginer qu’il l’avait manipulée pour démontrer son idée, renonça à démentir. Nul autre ne s’exprima, malheureusement. Alors Ilbion continua, tendant une main aimante vers la délégation rétive.
— La Cité que nous voulons, c’est une Cité où on ne craint plus de se disputer, Artes. Se disputer, on ne peut le faire que lorsqu’on se parle. Lorsque chacun parle, et pas juste une fraction de population ! Pour l’instant, seuls les Aers débattent — les Ter, dans leurs coins, ne dialoguent qu’avec les dieux silencieux — et leurs palabres ne débouchent, comme tu l’as dit, ma sœur, que sur leurs propres intérêts. Est-ce cela, l’équilibre qu’ils revendiquent ? Tu crois voir la division dans nos rangs. Ça y ressemble, je te l’accorde, mais nous sommes tous d’accord en réalité. La seule différence entre nous concerne ceux qui ont peur et ceux qui ne craignent rien. Je suis de ceux-là ! Moi, Artes, je n’ai pas peur ! Je marche sur les ponts, front offert au Vent ; si je dois tomber, je tombe. Mais si jamais les dieux prêtent support à mes pieds, crois bien que cette révolution, j’irai la chercher !
— Je n’en doute pas, Inter, répondit Ifinée, non sans avoir laissé l’aplomb d’Ilbion résonner quelques instants dans le silence. Ce ne sont à nouveau que des mots — grandiloquents, galvanisants pour des incarnas effrayés — mais ils ne restent que des mots. J’attends encore vos garanties. Pas vos promesses creuses.
— Je ne garantirai rien, comme toi, sinon que la passion qui nous anime ici est d’Attraction. Rien n’est plus fort, pas même le Vide. C’est un pacte qu’il nous faut. Nos moyens, vous allez les connaître, et en échange, vous nous parlerez de ce que vous gardez "par-devers vous". Déjà, notre communauté, Artes, est celle de la révolte, elle n’est pas — pas encore — une communauté de moyens. Alors, partageons lesdits moyens ! L’équilibre commencera là. La justice suivra d’elle-même. Qu’en penses-tu ?
L’assemblée, rouge, tranchait avec les visages blanc corne de ses sœurs et frères. Ils étaient pétrifiés, les pauvres, à l’idée que l’action allait enfin se préciser, que les choses devenaient enfin sérieuses ! La portée, elle était là ! On la voyait, on la sentait ! Plus moyen de faire marche arrière désormais. Ilbion jubilait, tandis qu’eux frémissaient. Mais bientôt ils le rejoindraient, il en était certain.
— Je n’ajouterai rien à ces palabres, soupira Ifinée. Nous vous écoutons.
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