La justice des accès — 4 (V2)
Ilbion se figea. Ces traits… Il les reconnaissait. Mais ce n’était pas possible.
Aucun doute, pourtant. Ce visage. Il le ramenait à tous les moments où il avait pu le distinguer — imprécis, masqué par la foule et la distance — lors des grandes cérémonies. Il semblait rompre le réel, ce visage. Il cheminait lentement, fantomatique, sourire discordant plaqué sur les traits, en s’enfonçant dans l’assemblée pétrifiée. Une bouffée de panique s’empara d’Ilbion. Ses mains tremblaient, sa respiration le lâchait, son cœur battait à toute vitesse. Tout lui criait de fuir, mais plus rien ne répondait en lui.
Le réalien.
Vide s’installait dans sa chair, prenait les commandes. Le monde tourbillonnait. Plus rien d’appréhendable, juste des images et des sons, insensés, filants comme des rêves.
Fard Egan.
Le grand chef. L’amant supposé de l’être le plus puissant du Terraume. Celui qu’Ilbion avait imaginé si souvent face à lui dans d’improbables pourparlers. L’homme à atteindre, l’homme à convaincre. Celui dont la mort devait permettre la révolution, mais aussi celui avec qui il aurait voulu par-dessus tout débattre du bienfondé de sa pensée… se trouvait à présent sous son nez.
Mort.
Un mort qui venait, d’un bond, de sauter sur la grande table. Un remonté du Ciel qui défilait devant eux, sûr de lui, menaçant. Supérieur. Ilbion sentait la colère gravir ses tripes, remplacer la terreur. Ce n’était pas un visage, mais la sale gueule d’un homme imbu de ses privilèges, un trop bien nourri, se pavanant comme sorti droit du cul de la Terre.
Une saloperie d’Aers.
Quoi ? C’était ça qui le figeait ? Qui les figeait tous ? Un connard devant qui ses fiers pontiers se décomposaient ? Inacceptable. Se soumettre ainsi était inacceptable. Ilbion respira à grand coup, forçant ses poumons à s’emplir de Vent. La peur, il allait la siffler dehors. Lentement, surement, il respira, extirpant l’effroi à chaque souffle. Si les Inter et les Artes, malgré leur arme terrifiante, se soumettaient comme des larves ignobles, jamais Ilbion ne suivrait cette voix. Chez lui la rage ne faisait que monter, le Vent l’emplissait.
Surtout une nouvelle saloperie de manipulation !
Il serra les dents et les poings. Il contracta tout son corps jusqu’à devenir un bloc.
— Non ! gronda-t-il, faisant se tourner vers lui les regards hallucinés de ses congénères. Tu nous la feras pas ! Les morts ne sont jamais remontés, jamais ! Les crânes explosés ne se sont jamais ressoudés !
Le réalien le regarda, souriant, suivi de la majorité de la salle.
— Vous ne voyez pas, pontiers ? aboya Ilbion, se débarrassant, la déchirant à moitié, d’une étoffe qui lui donnait trop chaud. Ce n’est qu’une Vidée manipulation des Aers ! Une de plus ! Les morts sont au Ciel, les vivants suspendus. C’est un piège ! Il est une menace pour nous, et il est seul ! Qu’attendez-vous ?
Gueules figées, airs ahuris. Aucune fichue réaction dans la salle. Des chiffes molles prêtes à couler dans les nuages.
— BordeCiel, je vais me le faire ! Moi-même ! cracha-t-il en grimpant à son tour sur la table, bras découverts, poings comme la corne.
Il était là, devant lui. Narquois, évidemment. Sûr de son pouvoir. Ilbion allait le pulvériser.
— Attends, pontier ! éclata Ifinée, l’interrompant dans son mouvement. Tu vois bien qu’il est seul. S’il était belliqueux, il serait encadré d’un bataillon de suprêmes. Calme ton cœur, Inter. Pas d’empressement. Rassieds-toi donc, et écoutons ce que ce… mort veut nous dire.
Ilbion n’allait pas descendre, jamais il ne se soumettrait. Mais, parce qu’il respectait Ifinée et qu’il aimait être juste, il daigna accorder la parole à l’étranger.
— Merci, Artes, fit Fard Egan, magnanime. Tu as raison. Il serait imprudent de m’approcher. On ne touche pas impunément un mort.
Ilbion gronda de plus belle. Ifinée reprit, calme et concentrée, comme s’aventurant dans un nouveau sujet d’étude.
— Vous ne disconviendrez point qu’il est plutôt étonnant de se retrouver face à un réalien dont la cérémonie d’enciellement s’est clôturée il y a moins d’une lune. Pourquoi un remonté du Ciel viendrait-il nous rendre visite si son incarna se trouve déjà en Terre ?
Ce calme insupportable. Ilbion avait envie de crier devant l’absurdité de cette scène. Il ne fallait pas parler avec ce fils d’Ironie, il fallait l’attraper, lui faire cracher ses secrets ! Il se retint pourtant, laissant faire l’Artes.
— Le monde, Ifinée Esh Artes, est une pâle illusion, lâcha le réalien, sans quitter son sourire discordant. Tout ce que tu vois n’est composé que par la lumière de l’œil solaire. Elle est absorbée puis renvoyée, formant sur vos yeux le reflet du monde. Le monde perçu est un reflet. Chaque image n’est donc qu’un simulacre. Et, vois-tu, celui-ci est déformable. Il suffit de…
— Du baratin d’Aers ! cracha Ilbion, exaspéré. Causer, vous savez faire que ça. Nous enfumer avec vos mots savants ! Vous savez faire que ça. Toute la journée, vous êtes là, dans vos palais, à causer ! Vous ne connaissez pas le monde et le peuple que vous méprisez. Des fats ! Qui passent leurs vies à se prélasser, parler pour ne rien dire et jouer, comme des enfants attardés ! C’est ça, le dernier jeu ? Simuler sa mort devant le peuple ? Un nouveau mensonge, une nouvelle manipulation ! Et pourquoi, demandent les faibles ? Je vais vous le dire, bande de soumis, il le fait pour éviter nos révoltes, cacher que la Cité va mal et qu’elle a besoin d’être administrée autrement. Il le fait, car les remontés du Ciel font peur à tout le monde, depuis la naissance même du Temps ! Et que les Aers ont besoin de notre soumission !
Personne ne bougea. Ilbion allait devoir régler l’affaire tout seul. Se battre, il l’avait déjà fait. Aux banquets communs il avait déjà éclaté quelques gueules. Et pour moins que ça. C’est pas un Aers le cul sur des coussins toute la journée qui allait l’impressionner. Une fois son portrait recadré, il ne ferait plus peur à personne.
— Tu te prétends remonté du Ciel, hein ! reprit-il. Tu viens de toi-même dénoncer ta propre ruse. Déforme donc tes stupides reflets, moi : c’est ta gueule que je vais déformer. Après on causera !
Ilbion avança d’un nouveau pas vers lui, poitrine bombée, une demi-tête de plus et la solidité du citoyen qui avait travaillé tous les jours de sa vie. Fard Egan s’il était impressionné n’en afficha rien, comme s’il était certain que jamais personne n’oserait le frapper. Il verrait.
— Je comprends mieux les raisons de cette réunion, admit-il, sans se démonter. Nous ne connaissons pas assez les vindictes qui persistent à l’endroit de notre caste… Je le déplore, Inter.
— Que voulez-vous ? cria Ordis, en un suraigu étonnant.
— Hé bien, continua le réalien, je viens observer les gens du peuple. Pour mieux comprendre, pour mieux savoir ce qu’il faut faire. Tu as raison, fit-il, en revenant vers Ilbion. Nous sommes des fats, les nôtres sont incapables de connaître les choses du monde. Pour administrer une Cité, il faut en connaître chaque partie. C’est pour cela que je suis là. Et le cas échéant, je comprends vos revendications.
Le poing d’Ilbion tenait dans l’air, prêt à s’abattre. Mais ce qu’il disait… qu’est ce qu’il disait ? Était-ce une nouvelle manipulation ?
— J’entends votre haine, enfants d’Attraction, continua Fard Egan, sans même jeter un œil vers Ilbion, dressé devant lui. Je la comprends, comme réalien. Je la respecte, comme dirigeant. Mais je ne peux la cautionner. Elle est dangereuse… surtout associée à des technologies Artes qui ne devraient plus exister, ajouta-t-il, pointant Muy Rhin du doigt. Des injures aux dieux, comme aux efforts des Ter depuis des siècles. Perinsident ! Vous avez sorti de la Forge ces choses qui n’auraient jamais dû en sortir. Art est une bête en rage, donnez-lui les moyens et il tuera notre monde. Seuls les justes peuvent manipuler ces abominations.
Le jeune perinsident ne réagissait pas. Il ne cilla même pas. Il fixait un point indéterminé dans la pièce.
— Après, la question est de savoir comment décider de qui sont les justes, argumenta Ifinée, ressortant le lanceur en question. Les armes antiques font peur, alors qu’elles ne sont que des outils. Et tant qu’on les nommera de cette façon, la justice sera respectée. Laissez les Artes décider des technologies à employer, c’est faire confiance au repentir d’Art. L’éthique matérielle est dogme dans nos rangs. La leçon de l’inversion est bien apprise, Aers.
— Ma pauvre, fit le réalien. Vos propos naïfs ne font que confirmer mes inquiétudes. Votre éthique "matérielle", l’ancien monde la brandissait déjà. Ce qu’il faut, c’est imposer des limites aux humains — toutes castes confondues. C’est cela la seule justice.
— Qui sait, fit Ifinée, dédaigneuse. Il est peut-être très juste de tirer sur un homme se faisant passer pour un réalien mort et qui nous menace implicitement…
Elle l’alignait, l’œil mauvais. Ilbion n’aimait pas ça, il devait reprendre les choses en main avant la catastrophe.
— Non ! claironna-t-il. Tu ne fais que rentrer dans son jeu. Il n’attend que ça pour riposter, il cache quelque chose. Laisse-moi faire, Artes !
— Bien, renonça Ifinée, sans baisser l’arme. Sois prudent, il cache effectivement quelque chose.
— Je ne ferais pas ça, si j’étais vous, dit calmement l’étranger.
Mais Ilbion n’en avait cure de son avertissement creux. Il le toisait de sa demi-tête, l’écrasait de sa taille et de son poids. L’Aers ne sentait ni la peur ni la rage, en fait il ne sentait rien. Il n’avait pas d’odeur, pas même celle de quelqu’un qui s’était longuement baigné. Bientôt, il allait suer jusqu’à en puer, comme le banal humain qu’il était.
Ordis braillait d’arrêter de se la jouer brute impulsive. Iber l’encourageait. Erist, comme la plupart des pontiers n’osaient rien dire. Ilbion se sentait de plus en plus porté : qui ne dit mot consent.
Quel était le meilleur angle d’attaque pour éparpiller les dents du bonhomme aux quatre coins de la pièce ? De bas en haut, latéral ou par le coin du menton. Ilbion hésitait. Mais ce qui était sûr, c’est que les reflets lumineux de la réalité il allait bientôt les sentir passer.
Va pour latéral. Faut suivre l’Inspiration du moment. Son poing s’éleva, serré jusqu’à rougir, bourré de toute sa haine. Il fila vers la gueule du réalien — et dans celle de tous les imbus, les beaux-parleurs, les menteurs, les fats, voleurs, profiteurs, manipulateurs de son bord ! Il fracasserait cette sale caste d’ignorants, d’intéressés, fainéants, avinés et pansus ! De consanguins, débilisés, malsains, pervers et incestueux ! D’êtres creux, sans idées, sans organisation, se prenant pour des dieux. Des dieux mesquins, veules et larmoyants, des résidus, des déchets, tout juste la merde laissée par les vrais dieux !
C’était tout ça qui allait pulvériser la mâchoire du réalien. Ce fut tout ça qui la traversa.
Avec l’élan, Ilbion bascula en bas de la table. Il parvint tout juste à éviter de chuter sur ses camarades. Percutant le sol, une douleur sourde éclata entre ses côtes. Pas assez de souffle pour hurler, mais la rage au ventre. On le redressa, ils durent se mettre à quatre pour l’aider. Sur la table, le connard se marrait.
— Vous vous fatiguez pour rien, déplora le réalien.
Ilbion repoussa les autres, grimpa péniblement sur la table et lui fit face.
— Entrainement militaire, hein ? Donc tu sais aussi te battre ! Alors, vas-y ! grogna Ilbion avant de se jeter sur lui.
En un mouvement impossible à décomposer, l’Aers l’évita comme s’il passait à côté de lui tout en le traversant.
— Pute céleste, comment tu fais ça ? cracha Ilbion, manquant de tomber à nouveau.
Il parvint à se maintenir sur la table. Celle-ci était trop étroite pour justifier ce qu’il venait de se passer, mais qu’importe, Ilbion avait une idée. Il fit volte-face et bourra dedans, bras ouverts et jambes écartées, pour l’empêcher d’esquiver. Impossible que tu t’échappes cette fois !
D’une pirouette bizarre — un truc censément impossible pour un type de sa constitution — le réalien parvint à se glisser à nouveau derrière lui.
— Sang merdeux ! C’est pas possible ! hurla-t-il, tapant du poing sur la grande table sur lequel il venait de trébucher à nouveau.
— Laisse tomber, Inter ! lança Ifinée depuis l’autre côté de la table. Vous n’êtes pas à armes égales, il triche. Muy m’indique qu’il n’est pas là où on le voit !
— C’est quoi cette histoire ? aboya Ilbion tentant un nouveau coup, en vain.
Il alla se poster du côté des Artes pour reprendre son souffle. Le réalien les regarda, amusé. À chaque fois, Ilbion s’était trouvé à un rien de le toucher, mais le bonhomme était fort. Il devait connaître ces techniques bizarres qu’on évoquait parfois à propos des soldats d’élite.
— Laisse nous faire, Inter, lui glissa Ifinée.
Il se tourna vivement vers elle, prêt à en découdre, mais derrière, Muy Rhin tirait une gueule pas possible, obnubilé par le plafond de la salle.
— Il t’a dit quoi ? éclata-t-il. Je pensais qu’il était muet !
— Il a ses propres moyens de communiquer, renonça-t-elle, tendant son arme au perinsident ahuri, avant d’élever la voix. Écoutez-moi tous ! Fermez les issues, barrez les fenêtres, même les plus petits interstices menant vers l’extérieur !
Elle s’écarta de la table laissant place à un Muy Rhin complètement ailleurs, l’air idiot et obnubilé par un point indéterminé de la salle.
— Qu’est-ce que tu fous ? Ce garçon n’est qu’un pris d’Ironie. Reprends ce lanceur !
— Calme-toi, Inter, lui siffla Ifinée, affreusement confiante. Muy m’a expliqué que ça ne servait à rien de l’attaquer. Laisse-le faire, il a des moyens que personne ne possède ici.
Le garçon avisait l’infini. Ilbion n’y croyait pas. Par contre, il constatait l’effet qu’avaient eu les propos d’Ifinée sur le réalien. Le gars perdait de sa superbe depuis que le grand dadais brandissait l’arme — pourtant n’importe comment !
— Vidés perinsidents ! lâcha l’Aers, l’ombre d’une inquiétude naissant dans le regard.
— Oui, les fascinants perinsidents, dit calmement Ifinée. On dirait que ce cher Muy a trouvé votre faille, qui que vous soyez. Je n’ai pas bien saisi la façon dont il s’y est pris pour comprendre ni la manière que vous employez pour faire ce que vous faites, mais ce qui est clair, c’est qu’il sait comment vous arrêter. À présent, vous allez bien sagement nous expliquer ce que vous voulez vraiment, sinon on vous fait sauter le crâne comme à votre double.
Pendant un court instant, le visage du réalien afficha une réelle hésitation — à fuir, probablement — avant de retrouver son maudit sourire, sa foutue certitude, comme s’il venait de se rappeler qu’au fond il ne craignait rien.
— Tire donc, jeune perinsident, mais je crains qu’en visant ainsi tu risques de tuer l’un de tes nouveaux amis.
Ilbion passa de la hargne à la terreur en voyant le jeune homme abaisser son arme en direction de ses pontiers. Lesquels s’affolèrent comme des poules hurlantes, se rentrant les uns dans les autres pour éviter le tir.
— Vous voyez, il veut vous tuer, commenta Fard Egan. Il est pris-d’Ironie. Fuyez ! Fuyez donc !
Mouvement de panique dans la salle, Ilbion fila en direction des Artes pour désarmer l’idiot, mais s’interrompit et plongea sur la table au moment où il balaya l’espace devant lui avec l’arme.
— Ne l’écoutez pas ! cria Ifinée, se cassant la voix. Il veut vous piéger !
Elle causait dans le Vent, tout le monde s’agitait devant Muy Rhin qui balançait l’arme en tous sens, comme s’il tentait d’aligner une mouche à l’arbalète.
— Fuyez ! Fuyez, imbéciles ! continuait le Réalien, avec une expression amusée qui n’avait plus rien à voir avec son austérité des cérémonies.
Le lanceur passa de nouveau devant Ilbion, qui replongea nez sur la corne, pour ensuite se couler sur le côté de la table, jusqu’à retrouver le sol et une certaine marge de manoeuvre. Pendant la débâcle, il s’insinua à travers ses pontiers pour contourner le réalien. Par surprise, il pourrait l’avoir. C’est alors qu’il vit, derrière le perinsident frénétique, un de ses pontiers — Erist, reconnut-il — s’approcher méthodiquement. Enfin un courageux, qu’Attraction te bénisse, mon Erist !
La suite se passa très vite. Erist bondit sur le perinsident. Lequel, complètement affolé, projeta son arme dans les airs. C’est avec une chance insolente, ou une maîtrise peu commune qu’Erist parvint à rattraper l’engin. Un court instant, on vit un sourire fugace sur son visage. Une sorte de soulagement mêlé de triomphe. Fugace, comme un clignement d’œil, car Ifinée se précipita sur lui.
Tout le corps d’Ilbion se figea lorsqu’il comprit ce qui allait se passer. Il voyait les deux corps se chevaucher, se mordre, se griffer pour s’arracher l’arme. Impossible de dire qui au juste pressa le déclencheur, mais le recul les fit valser. Puis rien, presque rien, juste un petit sifflement sourd. Le trait venait de déchirer l’espace en un souffle. Il venait de traverser Fard Egan à une vitesse prodigieuse, le ratant — ou le traversant vraiment — pour se ficher quelque part à droite d’Ilbion.
Un bruit d’éclatement retentit à son oreille.
L’écho se réverbérait en lui tandis qu’il fixait le réalien et, plus loin, Erist et Ifinée qui, horrifiés, le regardaient aussi. Ilbion aurait pu se jeter au sol. Il se rendit compte qu’il pouvait encore le faire, et même que ce serait une bonne idée de le faire. Mais son corps restait effrontément figé.
Une masse s’effondra à ses côtés.
Alertée, l’assemblée se tourna vers lui. Leurs visages reflétaient la terreur. Sur la table, Fard Egan avait perdu son sourire.
Puis, en une fois, le monde éclata. Hurlements, gémissements, piétinements vinrent gonfler l’espace. Ilbion ne comprenait pas. Tout était clair, pourtant. Mais de la même façon qu’il savait qu’il aurait pu se jeter au sol, sans pour autant y arriver ; il sentait que quelque chose empêchait la compréhension de se frayer un chemin en lui.
Tout se brouillait sous le fracas des pas, des coups et des cris qui s’abattaient en tout sens. Cet affolement lui fournissait pourtant la réponse à sa question silencieuse. Alors, lentement, très lentement, Ilbion se tourna en direction de ce qui était tombé au sol. Lentement, très lentement, il oublia l’affolement galopant qui le cernait pour essayer de se concentrer sur ce qui se trouvait sur ce même sol.
Cadavre, songea-t-il, pragmatique. C’est sans émotion qu’il détailla : un corps frêle, mais musculeux, des mains solides, forgées par les années, des hanches costaudes. Et puis une poitrine percée d’un trou béant. Dans ce trou, de la corne sous les organes et le sang. Enfin… un visage.
Ordis paraissait sereine. C’était bien la première fois…
Ilbion la considéra avec le respect et l’amour qu’il lui devait. Il la remercia. Puis, ses poings se serrèrent. Le raffut revint comme un bruit de tempête. Le sang se mit à pulser dans ses tempes. Fort, si fort. Il n’aurait su dire s’il cria intérieurement ou non. Mais c’était un cri terrible, ça, il en était certain. Celui qui avait causé tout ça jouissait toujours sur sa table, au-dessus de la mêlée. Bientôt, il boufferait ses propres tripes, foi de pontier.
Ilbion n’avait pas beaucoup de Temps devant lui, aux sons qui résonnaient au loin, des gardes attrapaient ses sœurs et frères en ce moment même, sur la plateforme attenante à la salle. Ilbion ne doutait pas de leur destin : jugés et jetés au Ciel !
Mais il aurait largement le Temps de faire la peau au monstre, largement…
L’arme n’était pas si loin. Ilbion se voyait le faire : glisser discrètement sous la table, la parcourir sur toute sa longueur, attraper l’arme, aligner le bâtard et tirer. Vider ce truc de toutes ces munitions, jusqu’à percer le plafond, jusqu’à percer la Terre, mai surtout oblitérer cet enfant du Vide !
Il s’élança vers la table, sans un bruit. Le bord était là, il se glissa en dessous rapidement. Parcouru la distance, trop conscient que l’autre se trouvait pile au-dessus. Trop conscient que déjà les pieds des gardes, après avoir piétiné les fuyards, se déversaient dans la salle. Le lanceur était là. À portée de doigts.
— Halte ! cria une voix.
Rien à foutre des Aers. Ilbion attrapa l’arme, se jeta de sous la table et visa vers le haut. Un tir parti, envoyant bouler ses bras vers l’arrière. Mais il parvint à se recaler pour l’aligner une seconde fois, en même Temps que les pas des gardes s’approchaient. Second tir.
Les deux traits traversèrent l’ombre d’un réalien, la dissipant dans l’air.
Sous les impacts la corne s’ouvrit, exhibant la roche. Ilbion continua de hurler en tirant les traits restants. Il troua le plafond, troua la Terre.
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