À la conjonction des soupirs — 4 (V2)
On commençait à les regarder. Ils ne faisaient pas du tout couleur locale avec leurs tuniques de beau tissu, même déchirées et sales, ainsi que leurs manières citoyennes. Ils devaient ressembler à une bande de Ter perdus au milieu d’un quartier Vox, ils juraient affreusement, mais par touches discrètes : par le regard, la façon de parler, la posture, la façon de marcher.
En s’enfonçant entre les bâtiments, plongeant dans cet autre monde, ils s’efforçaient de passer inaperçus en essayant de reproduire les manières locales. Ils se faisaient vulgaires, approximatifs, gauches, comme s’ils singeaient les manières bourrues des agris Artes des terrassements. Car il n’était pas rare, en la Cité, de voir ce genre de manières inélégantes. Kael s’en était bien rendu compte lorsque son père l’avait baladée dans les quartiers des castes inférieures, « pour qu’elle connaisse cette plèbe qu’elle accommoderait un jour ». Sauf que la grossièreté de ce peuple-ci lui paraissait sans commune mesure. En soi, leurs façons d’être vulgaires, approximatifs et gauches n’avaient rien à voir avec celles de citoyens, même ceux des basses castes. Ce qui les rendait encore plus difficiles à imiter.
D’ailleurs tout ce qu’elle voyait lui semblait bizarre. À la fois similaire et étranger. Plus ils avançaient sous le terrain sans-castes plus ils avaient l’impression de rêver. Le mode de vie de ces êtres, leurs habitudes, tout ce qui se passait ressemblait à une sorte de pastiche de leur propre monde. Comme à la Cité, on retrouvait des coursiers prenant des risques, car trop pressés ; des hurleurs publics, aboyant les nouvelles — bien sûr, ils parlaient de la tempête ; des enfants jouant dans les pieds des adultes, des parents les surveillant inquiets qu’ils tombent bêtement au Vide ; des gardes, munis de lances et plastrons en vieux bambou, qui veillent ; des pêcheurs d’oiseaux, tirant la grive les pieds baignant dans le Ciel. Et puis tout ce qui faisait l’habituel décor de La Suspendue : ponts où on se croise en s’excusant, plateformes encombrées, autels fumants, distillant de bonnes odeurs de légumes, banquets communs, grandes susplaces où grondaient des cohues. Des voix, des criées, des musiques, des prières. Des pleurs, aussi. Beaucoup.
L’aire sans-caste était un miroir de leur Cité, un miroir déformant, toutefois. Comme celui qui trônait dans une des salles du palais et qui avait toujours fait peur à Kael, parce qu’il rendait les gens gros. Voilà, le monde des sans-castes était grossier, dans tous les sens du terme.
Devant eux s’ouvrait le paysage, ils sortaient des méandres d’habitations enchevêtrées pour se retrouver dans un espace plus large, plus animé aussi. S’aventurant sur le pont qui y menait, ils longèrent une femme qui déféquait sans pudeur au Ciel. Kael se retint d’afficher le dégout qu’elle ressentait.
— Quoi ? T’as jamais vu quelqu’un chier ?
Kael rentra sa tête dans son col. Ça se faisait, visiblement, car elle avait vu beaucoup de sans-castes le nez et la bouche couverts. Ça tiendrait ce que ça tiendrait, mais ça ne changeait rien au fait qu’on les remarquait trop, ça n’allait vraiment pas.
— J’te dégoute, tu t’couvres ? la héla la femme, remontant ses chausses.
Kael préféra filer. Ister et Gordi s’esquivèrent également. Ils ne connaissaient pas assez les mœurs locales pour ne pas commettre d’impairs. Plus vite ils se sortiraient de là, mieux ce serait. Si seulement ils n’étaient pas tous les trois aussi fatigués, assoiffés et affamés. Gordi le rappelait à chaque coin de plateforme d’ailleurs, qu’il avait faim. C’était devenu sa nouvelle façon de se plaindre. Le pire était que manger paraissait possible. On répétait, chez les Ter, que les sans-castes crevaient de faim et que leur population s’éteignait lentement, mais Kael ne voyait rien de ça. Malgré le ravage, dont ils peinaient clairement à se remettre et l’ambiance morose typique d’après tempête, ces gens semblaient ne manquer de rien. On était loin des récits de cannibalisme qu’on leur prêtait habituellement. Il y avait des cagettes de poulets gras, des œufs, des légumes cultivés au petit bonheur avec les moyens du bord. De la nourriture débrouille, comme on en trouvait dans certains quartiers de la Cité. Là encore, la similarité de ce monde avec le sien la troubla.
Dans ce node urbain — mot pontier que Kael était fière de se rappeler de l’école commune — on trouvait bel et bien toutes les commodités. Il y avait largement de quoi manger et boire. Le hic était de parvenir à se servir en eau et en nourriture sans être remarqués. Ce qui semblait impossible, d’autant plus que la population, sans doute affolée par l’anaclysme, se dépêchait — réserves imposent — de piller la cohue et le bassin-puits.
Celui-ci, tombant plus bas que tous les autres subâtis, fascina Kael. Loin de l’harmonieuse efficacité de l’infrastructure citoyenne, ces sans-castes avaient tout de même réussi l’exploit de construire des aqueducs en bambou, ainsi que ce bassin-puits suspendu qui ne perdait que très peu d’eau. Ils n’avaient pas vraiment de moyens, semblaient tous attardés, mais ils parvenaient à construire des choses solides et utiles avec le peu qu’ils possédaient, c’est à dire : des quantités invraisemblables de bambou et des reliques. De la Vidée bricole qu’elle soupçonnait Art de promouvoir. Décidément, les dieux inférieurs étaient bien ceux qui dominaient ici.
Nouvelle plainte de Gordi. Kael décida de tenter de prélever de la nourriture — les dieux l’en pardonnent — dans la bouche sacrificielle d’un autel. C’est justement un autel d’Art qui, comme par hasard, semblait dominer la zone. Sa position, en hauteur, comme en retrait, donnait le sentiment qu’il présidait, mais offrait aussi l’avantage d’être moins fréquenté par la populace. Après un Temps d’observation, tous trois calés au bord d’une susplace à faire semblant de regarder l’horizon, Kael évalua qu’y chiper quelque manne serait envisageable. Gordi se calmerait, et l’apport de nourriture leur fournirait la force de continuer.
— On peut pas faire ça ? gémit-il, avant qu’Ister lui indique de parler moins fort. Les dieux… On ne peut pas prendre leurs offrandes.
— Tu as faim ou pas ? gronda Kael. On est les justes, je te rappelle. Les dieux sont pas stupides, ils savent qu’on doit manger, non ? Et puis qu’est ce qu’on en a à faire des offrandes sans-castes, ils sont déjà maudits. On fera une réifiante juste après, si tu veux, puis on ira sacrifier à Art dès qu’on sera rentrés. Moi je veux bien lui offrir la moitié de mes repas pendant tout l’alignement, si ça peut compenser ce dont j’ai besoin, maintenant. C’est une question de rachat des offenses, comme disent les Ter, ils nous diront comment faire.
Kael savait à quel point ce qu’elle venait de dire était on ne peut plus discutable. Mais elle n’avait pas le cœur de même penser au genre de débat théologique que cela engagerait. De toute façon, Gordi n’était même pas de sang Ter. Ou l’était-il ? De toute façon qu’est-ce que ça changeait.
— On y va, trancha-t-elle. Faites comme si vous étiez des locaux, mais discrets !
Ils se glissèrent, le plus naturellement possible vers l’autel, s’efforçant d’évoquer d’humbles sacrifiants. Là encore, Kael se demandait si leur manière de se présenter comme tels allait évoquer les mêmes choses, ici. Comment était-on solennel et pieux chez des sans-incarnas ? Ça lui paraissait bien trop contre-intuitif…
Toujours est-il qu’ils arrivèrent tant bien que mal devant l’autel — un dieu Art taillé dans la roche : odieuse Ironie —, enfermant entre leurs doigts des offrandes qui n’existaient pas. Kael comptait glisser la main dans la bouche où ronronnaient les braises pour tenter d’y attraper ce qu’elle pouvait. Coup d’œil à droite : rambarde, front d’habitations, œil solaire qui la juge — mais elle passe outre, pour la bonne cause. Coup d’œil à gauche : renfort de susplace, des sans-castes qui discutent de ce qu’ils ont perdu, devant une vue du centre urbain plein de ponts, plein de vie. Parfait. Encore un coup d’œil derrière, personne. Et devant, la statue ridicule. C’était l’instant.
De près, celle-ci lui parut encore plus moche. Comment pouvait-on s’embêter à tailler la pierre ainsi pendant des lunes, et pour ce genre de résultat affreux, alors que d’une simple commande aux Artes de la Forge, il était possible d’obtenir en moins de deux cleps une figure parfaite et d’un seule tenant ? La réponse n’était même pas à formuler… C’est ce qu’on faisait quand on ne possédait pas de Forge. Elle retint sa respiration, tendit la main. Pas de rabattant pour la bouche, idéal pour la discrétion. Dans le réceptacle, pas vraiment de feu, juste des braises pâlotes. Dedans, la manne, des bouts de viande un peu trop calcinés, deux œufs et des morceaux de courgette — elle ne s’en étonna qu’à moitié, ayant vu plusieurs façades envahies par cette grimpante durant leur périple. Elle plongea la main en s’excusant au dieu et attrapa un des œufs. Pour éviter d’éveiller les soupçons, elle le ramena lentement, ce qui brula sa paume avant qu’elle ne parvienne à la ranger dans une poche de sa tunique. Elle serra les dents, pour ne pas crier.
— À ton tour, glissa-t-elle à Ister, se plaçant sur le côté de l’effigie, en réprimant une furieuse envie de souffler sur ses doigts brulés.
Ister fut plus habile, mais trop rapide. Heureusement Kael ne perçut aucune réaction alentour. À vrai dire personne ne regardait. Elle commença à se dire qu’elle s’était probablement brulée pour rien. Quand ce fut le tour de Gordi, le pataud qu’il était dut s’y reprendre par deux fois avant de finalement attraper un bout de viande calcinée.
Ils dégustèrent tous les trois leur pitance, adossés à une façade calée en périphérie de l’endroit, dans un coin plus ou moins désert.
— Regardez ça, fit Kael, tandis qu’elle renonçait à arracher plus de blanc à la coquille désespérément lisse. Tout ce monde, caché ici.
— Toi, au moins, tu le savais, la piqua Ister, jetant son osselet au Vide.
Kael décida de ne pas le prendre mal.
— Je ne savais pas que ce serait comme ça…
— On se croirait chez nous. C’est que du bambou partout, c’est mal fait, mais quand on les voit on dirait des gens comme nous.
Le grand Ciel, en dessous, avait exilé tous ses nuages. Son bleu intense semblait paisible. L’ordre se rétablissait.
— Pourquoi vous dites qu’ils n’ont pas d’incarna ? interrogea Gordi, en rongeant avec passion le pauvre os qu’il tenait comme un trésor.
Kael allait répondre que c’était pourtant une évidence. Mais l’était-ce ? L’histoire disait que les dieux les avaient privés de pensées après leur crime, qu’ils n’étaient que des carcasses Vides. Les Ter ne pouvaient pas mentir, puisqu’ils les connaissaient à force de les administrer depuis leur isolement derrière la frontière. Pourtant, en voyant ces sans-castes vivre, si simplement, et affronter des préoccupations tout à fait comparables à celles des citoyens Kael se mettait à douter. Ils paraissaient si humains… Bien sûr, ils n’ont pas de caste et vivent bel et bien dans la Terre, mais le reste ? Où trouvait-on le cannibalisme, la vénération de dieux impies, les fouilles au plus haut de la Terre, les viols, les incestes et les meurtres ? Kael ne voyait que des gens simples, vivant tant bien que mal entre Terre et Ciel. Puis quelques-uns, effectivement, qui habitaient dans des renfoncements rocheux et des habitations troglodytes — ce mot interdit lui revenait à présent, mais elle ne trouvait rien de plus approprié — prétendant cela légitime. Ce qu’elle voyait là, justifiait-il ce mur et ces conditions ? Avaient-ils mérité cette tempête ?
Tu t’adoucis… Ce ne sont que des faibles.
La voix de Bilias résonnait comme s’il se trouvait à côté d’elle. Kael pivota, mais ne trouva qu'Ister. À nouveau sa ressemblance avec son cousin la gêna. Elle avait repéré, depuis lors, ce qu’ils avaient en commun. Il s’agissait de la taille et la carrure, mais surtout bêtement de la posture, cette façon de se redresser que les gens moins grands s’efforçaient de tenir, souvent, pour en imposer. Chez son cousin, cela le rendait imposant et solide. Chez Ister, ça lui donnait l’air sans confiance…
Elle le détesta soudain de ne pas être Bilias. Elle détestait aussi se retrouver avec ces deux là, comme s’ils étaient non pas ses protégés, mais ses compagnons. Et puis il y avait le doute qu’ils avaient réussi à planter dans son cœur. Elle avait beau conjurer Messagère d’exiler l’incertitude hors de sa tête, elle ne parvenait pas à se sortir les mots infâmes qu’Ister avait failli prononcer, rien n’y faisait. Concernant Bilias, l’incertitude se susplantait lentement dans sa tête. Ironie gagnait du terrain. Et cet attendrissement momentané devant les sans-castes en attestait.
Elle secoua la tête de dégout. En un instant, cette populace sur laquelle elle venait de s’attendrir redevint une bande de contrefaits, dignes de l’Île-hospice. Un peuple d’abjects, voilà ce qu’ils étaient, et il n’y avait rien d’étonnant à ce que la plupart d’entre eux soient dégénérés, vu ce à quoi la déesse les soumettait. Surtout, il ne fallait pas qu’ils le deviennent également, qu’ils s’installent, pétris de doute, et commencent à se susplanter ici, s’endormir. Ironie ne pouvait pas gagner.
— On doit repartir, fit-elle, en sursautant. Ne vous relâchez pas, tous les deux. Ceci n’est pas notre monde, rappelez-vous-en !
Elle retourna à l’assaut du nord, sans écouter Gordi qui se plaignait de ne pas avoir bu. Bilias attendait.
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