Les stylites — 3 (V2)

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 La juge fit un signe de tête et Eriber s’extirpa lourdement des gradins, bousculant tout un tas de gens.

 Temps fit alors son tour habituel. Il gonfla, gonfla, se nourrissant d’attente et d’ennui. L’assistance, suspendue, osait à peine parler. Aris, les yeux pleins de larmes, fixait les accès à l’amphithéâtre. La juge glissait à voix basse des réifiantes à l’oiseau et à Messagère. Les stylites s’invectivaient comme un vieux couple aigri. Les sanglots d’Aris s’ajoutaient à leurs voix. Ils devinrent incontrôlables lorsque Pali apparut en haut des marches d’escalier.

 Sous ses traits tirés et ses joues embuées, son visage paraissait encore si doux. Il fallait la consoler, la prendre dans les bras, pas la faire avancer de force vers cette arène affreuse où on jugeait les gens. Mais elle se faisait forte et continuait d’avancer, contrainte par son père lui-même contraint. Elle regardait ses pieds, fermait son cœur en évitant de regarder.

Tout ça est vraiment trop débile ! avait envie de crier Aris. Pourquoi devaient-ils tous deux vivre cette connerie de procès, sous les yeux de tout ce monde ?

— Bonjour douce enfant, entama d’une voix atrocement tendre la stylite à la robe bleue. Excuse la cruauté de l’aile gauche, il semblerait que pour tenir son propos elle cherche à te confronter à ton agresseur. Ne nous lui rendons pas ce service. Il te suffit de quelques mots et tu seras libérée. Dis-nous juste si cet Intrer est bien l’infâme qui a pénétré ta couche.

 Corps tremblotant, Pali semblait prête à disparaître entre ses épaules.

 Elle n’était pas si loin. Aris aurait voulu lui parler, lui dire que toute cette affaire n’était qu’une illusion d’Ironie, qu’elle n’avait qu’à remonter les marches et s’en aller, sécher ses larmes et repenser à eux, avant, quand leur vie était tranquille. Se remémorer les moments si beaux qu’ils avaient connus et surtout retirer toutes ces mauvaises choses. Mais à peine eut-il ouvert la bouche qu’un Aers le détourna, de force.

— C’est moi qui l’ai interpellée, tais-toi ! claqua l’autre stylite, avant de se radoucir devant Pali. Je comprends, tu es jeune et inquiète du regard du monde, c’est bien normal, tu ne souhaites pas parler. Nous savons tous de quoi il s’agit bien sûr : la loyauté à la famille. Tu as bien entendu juré devant ta mère de maintenir cette histoire de viol, ceci pour que l’honneur de ta lignée soit lavée sous les dieux s’il est accusé. Seulement, la loyauté est une chose, mais parviendras-tu vraiment, si tu l’as aimé, à supporter qu’il soit précipité dans le Ciel des suites de ton accusation ?

 Un lourd silence glissa entre les colonnes. Aris n’osa pas se tourner, craignant de voir une Pali méconnaissable, déterminée et condamnatrice.

— Non ! Ne parle pas trop vite ! sursauta la stylite détractrice, comme pour devancer Pali. Réfléchis bien ma petite ! Ne te laisse pas embobiner par les sordides tentatives d’intimidation de l’aile gauche, elle essaie de te faire peur et de t’influencer. Sais-tu qu’il est tout à fait normal qu’un abuseur d’enfant soit jeté au Ciel — seule une infinie errance stellaire peut servir de leçon aux incarnas putrides.

 Aris bouillonnait, de plus en plus de conneries, les unes derrière les autres. Il avait l’impression de sentir Pali se décomposer derrière lui. C’en était trop !

— Ca… suffit ! Je… je demande pardon ! fit-il en se redressant comme il put. C’est vrai, nous n’aurions jamais dû… nous rencontrer en cachette, et encore moins comme ça, dans… cette chambre !

 La douleur désertait de plus en plus sa mâchoire. Les larmes déferlaient, les sanglots entamaient sa voix. Ils devaient tous comprendre que ce procès était ridicule !

— Ce n’est tout de même pas si grave… de s’aimer ? Si ? Mais… moi, je voulais réparer ! J’ai bravé la tempête, j’étais… dans l’abri, comme toute sa famille. Tout ça, c’était pour retrouver Ister ! Je voulais revenir avec lui, réparer… l’offense ! Je vous assure, Pali et moi n’avons pas été plus loin…

— Mensonges ! hurla la stylite aux yeux mauvais. Tu prétends n’avoir rien fait, mais on t’a retrouvé dans sa couche ! Tu espères vraiment nous faire gober que vous n’êtes que deux êtres innocents et sans désirs. Mais tu ne trompes personne ! Personne ! Les hommes sont faits de Vent et d’Art, avides de chair, tout le monde le sait ! Et puis, c’est absurde : si tu es aussi innocent que tu le prétends, pourquoi avoir cherché à réparer, hein ? C’est la preuve même que tu as quelque chose à te reprocher !

— Mais tais-toi donc, pauvre manipulatrice, s’insurgea l’autre stylite. Il est tout à fait clair qu’un pauvre garçon qui, par amour, va retrouver sa compagne, au risque de fâcher un père vengeur et au risque de sa vie — car pour retrouver sa belle, il doit franchir le Vide —, tout en retenant ses énergies se trouve nécessairement démuni et pris de culpabilité une fois découvert ! Il n’est jamais qu’un tout jeune citoyen ! Il est évident que la terreur l’a guidé. Et seul un plan de réparation s’imposait comme solution pour retrouver son aimée. Son désir de réparation — à l’inverse d’une preuve de culpabilité — n’est autre qu’une preuve d’amour ! Voilà ce qu’il faut comprendre !

 Aris n’avait pu qu’acquiescer à chacun des mots de la stylite. C’était ça ! Comment avait-elle fait pour tout deviner ?

— Allons, allons, ricana l’adversaire du haut de sa colonne. S’il est innocent, alors la preuve est simple à obtenir et la vérification en est des plus aisées. La mère pourra sans difficulté nous confirmer l’état de son enfant. Je demande dès lors à la porteuse de la lignée Anegan de nous confirmer que sa fille ne demeure plus intouchée.

 Tumulte sourd dans la salle. Aris suffoquait. Quelle horreur, ces mots. Il en avait presque la nausée. Il osait à peine regarder dans la direction de Pali, en revanche il foudroya sa mère du regard lorsqu’elle s’avança sous l’oiseau. Tout comme sa fille, cette femme qui l’avait toujours traité de façon aimable, refusait à présent de le regarder.

— Avance-toi, ô mère dessous la grande Mère ! poursuivit la stylite à la robe cobalt, tout en jetant un regard dédaigneux à Aris. Sous les dieux et leur justice, réponds. Ils n’attendent plus que ta voix pour en finir avec cet homme ! Pardon. Ce sans-incarna ! Parle, je t’en prie, et assez fort pour que les dieux t’entendent.

 Elle n’avait pas tort de le préciser, car seul le silence lui répondit. La mère de Pali regardait obstinément ses pieds, sa crispation était palpable. Bien sûr qu’elle n’allait rien dire. Elle était aussi douce que sa fille. Elle avait patiemment élevé six enfants, sans sévir, sans élever la voix. Elle n’était pas comme Eriber. Devoir ainsi témoigner devait être, pour elle, une épreuve insoutenable.

— Pali, ma fille, a été… atteinte…

 Comme un nouveau coup dans sa mâchoire. Bien plus puissant, bien plus terrible. Un coup qui vous déséquilibre et vous fait valser au Ciel.

— Pour être certaine de bien comprendre, embraya la cruelle stylite. Je dois te demander, hélas, de préciser. Veux-tu dire que son carna n’est plus… scellé ?

 N’y avait-il donc aucune limite à cette scène abominable ? Aris se redressa prêt à hurler et…

— Il ne l’est plus ! laissa échapper la mère de Pali.

 Aris eut l’impression que Terre se précipitait sur lui, pour l'écraser. Co... comment ? Je n’ai jamais… ou alors… aurait-elle… avec un autre ? Ses pensées filaient à toute vitesse, cherchant qui aurait pu la connaître et partager sa couche. D’autres amis ? Pali était très belle, elle avait probablement d’autres prétendants. Mais qui aurait pu braver tous les dangers pour la retrouver ? Ce n’était pas possible ! Et puis, il lui semblait qu’elle l’aimait ! Aris ne pouvait pas imaginer qu’elle puisse s’offrir à quelqu’un d’autre…

 Il se tourna vers elle, espérant que son regard démentirait ses craintes, mais Pali gardait le visage baissé, ses longs cheveux dressés comme un rideau entre eux.

 Puis, il se rappela le sang. Cette bizarrerie… Était-ce un genre de signe du descellement dont ils parlaient tous ? Mais, dans ce cas, ils allaient le juger coupable !

— Voilà, triompha la stylite narquoise, avec une satisfaction détestable. C’est donc très simple. Il vous suffit à présent de mener ce jeune homme vers le rebord, entre ces deux colonnes. Là, il trouvera le Vide. Vois-tu, Aris Trav Inter, tu vas être condamné à errer entre les nuages. C’est le destin des violeurs.

— Pas si vite, "ô la grande juge sous l’œil solaire" ! ironisa l’autre stylite qui faisait silence depuis trop longtemps. Et depuis quand le descellement d’une jeune femme est devenu l’argument d’un viol ? D’autant plus quand c’est la mère elle-même qui l’examine. N’aurait-elle pas tout bénéfice à nous mentir ? Si vous voulez une réponse sensée, il faut qu’une mède examine Pali Anegan Inter, elle validera ou non l’événement. Maintenant, quand bien même le descellement serait observé, de quoi serait-il l’argument ? Le nom du coupable ne serait pas écrit, que je sache, à l’amont de son entrejambe.

 Aris se sentait à la fois présent et très éloigné, coincé dans une scène passée, d’amour et de détresse mélangée. Sa rencontre avec Pali avait laissé une trace dans son corps et l’incriminait. Non ! Elle les incriminait !

— Ah ! Tes propos indécents n’ont d’égal que ton manque d’égard pour cette enfant blessée, réagit la stylite bleu nuit. Allons, ma petite, ôte-nous tous de ce doute, dégage de ton visage ces cheveux de honte. Le temps n’est plus à la honte, mais à la force, sinon mieux : à la vengeance ! Pointe donc le coupable du doigt. Que sa jetée au Ciel ne soit plus qu’une formalité !

 Aris vit Pali lentement redresser les yeux, ils pointaient à travers le voile de ses tresses dans sa direction. Ils avaient toujours affiché la plus grande des tendresses à son égard, là, ils ne portaient plus aucune expression. Il n’avait envie que d’une chose, se lever, courir vers elle, la serrer, l’embrasser, la réconforter, passer sa main sur sa joue pour en effacer la détresse. Tout ça ne pouvait pas être vrai.

— Il… N’a rien fait… Il ne m’a… rien fait…

— Pardon ? rugit la stylite, hors d’elle, avant de s’adresser aux gardes. Mais détournez-le donc, vous ! Il vient de l’embobiner avec ses yeux d’Art. Petit prodige de la manipulation ! Tu vas…

— Rien du tout, ma chère ! triompha l’autres stylite, en faisant de grands signes à Aris. Juge ! Avez-vous entendu cette jeune femme courageuse ? Elle disculpe le pauvre accusé ! Je demande donc que cet innocent soit libéré !

 La juge, considérant tour à tour la stylite et Aris, resta pourtant silencieuse. Elle semblait attendre quelque chose.

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