L’intrus — 1 (V2)

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 Et ça y allait, galon sur galon. Les gens n’avaient aucun goût, cette vinasse était si dégueulasse qu’on aurait pu établir que Temps avait chié dans les terrassements avant la récolte.

— Sang-mort, il a quoi ce vin ? cracha Raul de cette voix foireuse que l’alcool lui plaçait souvent dans la gorge. C’est la sécheresse de la saison qui nous l’a pourri ?

 Oliast lui envoya sa grosse paluche d’Artes dans le dos en rigolant.

— On a l’sac sensible, l’Aers ? hoqueta-t-il en disposant son bol sous la barrique pour y verser une nouvelle rasade. La trouve gentiment aigrelette, c’te vinasse. Et puis la récolte était plutôt rondelette, contrairement à ce que tu penses. Tu sais que c’est l’humeur des roches de surplomb qui fait le goût ? Alors, c’est simple : notre Mère est ulcérée, donc le vin est aigre.

 Raul grimaça, fixant une molle attention au décorum en attendant que l’autre remplisse son godet. Le banquet commun flairait déjà bon la vieille fête. Un petit bouquet de transpiration, de vin et de gerbe fraîche que Raul ne trouvait pas trop déplaisant. On arrivait ce moment de la journée où on pouvait déjà déduire qui allait y pioncer. Les bedaines citoyennes gonflées n’attendaient plus que le dessert avant de basculer dans leur somnolente digestion. Dommage que ce foutu vin n’avait rien de digestif.

— Grouillez-vous, insista une voix derrière eux. Et n’Videz pas tout, ou on vous retrouvera au Ciel avant l’aube !

 Suivi d’un éclat de rire gras, tandis que d’autres commençaient à ronchonner.

— Hé, rationnez, là ! Y en aura bientôt plus ! s’emporta un homme rougeaud en leur faisant des signes qui ne voulaient rien dire.

— Allez, un dernier ! décida Raul, son tour venu.

 Il préférait encore siffler cette mauvaise piquette que du Vent. Le goût n’avait pas d’importance, seul l’effet comptait.

— Je connais un Aers qui oublie les règles de proportionnalité et de partage, c’te comble, railla Oliast en le regardant essayer de tirer toujours plus de vin de la barrique éprouvée.

 Raul éructait, trop gauche pour procéder.

— Oh, et puis foutre-Ciel, pour cette sale vinasse… Gardez-la ! J’en veux plus ! Proportionnalité et partage… Tu parles !

— Oh la, l’élucide ! On s’absente et ça tourne au problème ici, intervint Galyane qui semblait sortir de nulle part. Grande Mère, on dirait que tu voudrais Vider à toi seul toutes les réserves de la Cité !

— Mais puisque je vous dis que je la trouve dégueulasse ! claqua Raul d’un ton qu’il aurait voulu autoritaire, tout en essayant de débloquer la vanne rétive.

 Ce faisant, il croisa les regards énervés des citoyens qui attendaient. L’homme rougeaud éclata :

— Mais dans ce cas, n’en prends plus ! Tu viens de remplir ton bol !

 En effet, le bol débordait presque. Mais il lui en fallait plus. Et puis qui allait oser emmerder un Aers ?

— Laissez-en aux autres, par la grâce d’Attraction ! réclama une Vox, que son statut n’avait pas l’air d’impressionner. Votre bol est rempli, Aers ! fit-elle en l’invitant à s’en aller. Allez vous installer devant les danses et laissez-nous un peu de breuvage. On a que ça… Pouvez nous en laisser, non ?

— Étranglez-vous avec ! Bande de mouches ! aboya Raul, dont la langue devenait molle. Moi ! Je vais aller m’installer et apprécier les danses, et de ce pas !

 Puis, à l’adresse d’Oliast et Galyane :

— Venez donc, les vineux ! Laissons-les se battre pour sucer les dernières gouttes de cette saleté !

 Soudain, la salle chavira, les visages outrés devinrent obliques. Galyane le rattrapa de justesse.

— Tu tombes, Aers, dit-il en le redressant. La Vox a raison, allons-nous assoir !

— J’peux marcher tout seul ! rechigna Raul, avant de trébucher à nouveau, mais cette fois en écrasant le pied d’une femme — une Inter, vit-il en la dévisageant.

— Pardon, m’Inter ! traîna-t-il, confus. C’était pas mon pied, mais… euh…

 Il ne trouva aucune répartie valable. Sa caboche filait au ralenti. La femme, très belle, au demeurant, n’était pas très contente. Elle ne disait rien, vu son statut, mais ses yeux d’or ne pardonnaient pas. Raul la fixa longuement, fasciné par sa beauté simple d’Inter. Il devait avoir l’air d’un imbécile, car elle commença à rire, ce qui la rendit encore plus jolie. Galyane le tira par le bras.

— Viens donc, fiéfé fils d’Attraction ! fit-il en l’éloignant de la belle. Tu n’étais pas marié, toi ?

— T’en sais rien ! traîna Raul. Et tu sauras jamais rien de ma vie, Galyane aux pieds qui marchent droit ! D’ailleurs, c’est pas normal, j’te soupçonne de pas boire… ou alors le vin n’a aucune prise sur toi ?

— Il boit lentement, c’est son secret ! intervint Oliast qui, à l’inverse, n’était plus très frais. Je suis d’accord avec toi, l’ami ! J’aurais bien repeuplé tout le district des cendres avec c’t’Inter ! Avoue que tu as écrasé son pied exprès !

— Mais oui ! éclata Raul. Attends ! J’vais lui parler !

— Ça suffit ! les pressa Galyane. Vous frôlez l’outrage entre-caste et par-dessus tout l’outrage à femme. Sang-Vide, laissez donc le peuple en paix et venez tous les deux vous assoir !

 Tout de suite les grands mots, avait envie de rétorquer Raul. Comme s’il n’y avait jamais de coucheries entre gens de castes différentes. S’il savait ce que les Aers faisaient avec leurs Inter, parfois… Ici, c’était juste un peu d’amour, quoi. Rien de grave, mais Raul se résigna face à l’expression inflexible de l’Artes et obtempéra, plus à cause de l’ivresse qu’à la suite d’une réelle décision. Et puis, le monde semblait tanguer comme s’ils étaient coincés sur le pont d’une voile en pleine tempête. Raul s’échoua dans ce qui ressemblait plus un assemblage des coussins et de tissus qu’à un réel matelas. Il se fit d’ailleurs mal dans le bas du dos en s’y écrasant. Une douleur toute relative, car si sa peau et ses muscles avaient bien éprouvé quelque chose, sa pensée se trouvait trop dans la brume pour en ressentir les effets. Il prononça un aïe presque machinal, sans même être certain d’avoir eu mal. Puis il éclata de rire, comme si les autres avaient suivi ce petit évènement qui n’avait eu d’impact que dans son petit monde borné par l’alcool.

— Messieurs Artes, fit-il de sa voix traînante. Avez-vous déjà remarqué à quel point le vin était bon pour éteindre tous les maux ?

— Oh, que voilà un grand savoir d’Aers, ricanèrent les deux autres. Demain matin tu pleureras quand ils toqueront à ta porte ! Allez, au bonheur des dieux !

 Les verres s’entrechoquèrent, le vin déborda.

— Hé là ! Vous oubliez pas un peu le respect dû aux Aers, vous deux ? réclama Raul d’une voix traînante. N’oubliez toute de même pas qui je suis… Enfin… Si. Vous avez raison, en fait. On s’en fout, cette piquette a le même goût qu’on soit sans-caste, Inter ou réalienne. Ce qui compte, poursuivit-il, s’affalant presque sur Oliast, qui se laissa faire. C’est ce qu’on éprouve… Vous comprenez ? Le plaisir ! Y a que ça quand le monde est près à se casser la gueule dans l’firmament.

 Là-dessus, il plongea la sienne dans les coussins, bouffant le tissu qui puait le vieux cul. Ça le fit marrer. Galyane se lança dans une longue diatribe auquel Oliast peinait à trouver réponse, vu son état. Raul préféra ne pas écouter et continuer de se prélasser.

— V’la qu’il s’esclaffe tout seul, notre Raul ! remarqua Oliast.

 Il préféra se détourner d’eux. Raul ne voulait pas qu’ils voient les larmes qui accompagnaient ses rires. Qu’allaient comprendre deux Artes aux déboires d’un Aers ? Comment pouvaient-ils saisir à quel point cette poilade était celle du désespéré ?

 C’était comme ça ces derniers Temps. Le moindre moment un peu Vide, un peu fade, réveillait sa déception. Tous ses problèmes lui revenaient en tête, comme une nuée de suceurs de sang.

 Le plafond plein de gouttelettes rappelait le front transpirant d’Ostiel Sin. La dernière fois où il lui était tombé dessus, il l’avait fait avec moins de passion que d’habitude. Fallait croire que même son sur-élucide commençait à se lasser de ses déboires. D’ailleurs, il ne lui refilait plus que des affaires débiles ; le genre qu’on refile aux apprentis pour les faire gamberger, mais pas trop.

 « Au pas ! » voilà ce qu’il lui avait dit, le vieux. « Tout ce que tu touches, de près ou de loin, ne fait qu’empirer ! C’est pas un élucide que tu es, Raul, mais un porte-Vent ! » dans sa bouche l’insulte avait une saveur particulière qui avait de nouveau fait marrer Raul : « Et c’est sans doute le Vent qui m’envoie sur les pires affaires, j’imagine ? Ah, c’est à croire que personne n’arrivera jamais à changer ma désespérante “trajectoire” de vie, quelle pitié ». Le visage ruisselant d’Ostiel s’était alors déformé en un rictus dégueulasse « Justement, fils de réalien, je sais exactement comment remonter ta petite trajectoire… »

 Des affaires de débutants, voilà ce qu’il devait élucider à présent. Alors que le monde restait peuplé de milliers de questions irrésolues, lui devait dénoncer les petites tromperies des petites gens, révéler les malversations entre partenaires, retrouver les adolescents libidineux fugueurs.

 Comme si ça allait le détourner ! L’homme-inversé hantait toujours ses nuits. Il y dansait même la gigue avec Muy Rhin, le tordeur de corne et Fard Egan le réalien sans tête des profondeurs. Ostiel Sin ne voulait plus qu’il se mêle de quoi que ce soit ? Qu’il l’arrête seulement de rêver !

 Oui, ça cogitait ferme, nuit et jour, qu’il soit sobre ou imbibé, triste ou fatigué, au bord de sauter au Ciel ou joyeux à en crever, ces trois-là n’étaient jamais loin.

 L’inversé, c’était le dard de l’abeille dans sa plante de pied. L’assassin du réalien ? Il en était de moins en moins certain, l’affaire paraissait bien plus complexe que ça. Le bonhomme ressemblait plus à une émanation sans consistance physique, une sorte de songe, il voyait mal une image faire autant de dégâts, et puis il y avait la direction du sang, qui collait pas.

— À la santé d’Ironie, déesse parmi les déesses… murmura-t-il.

— Quoi ? aboya Oliast.

 Raul s’abîma dans le silence. Ses pensées étaient hantées par des images d’enterrains. Des images devenues obsédantes, comme si toutes les réponses s’y trouvaient tapies. Il repensait souvent aux deux purs louches dont il s’était caché au temple de Terre et à celui qui s’était fait décabocher dans le tunnel chez les sans-castes. Il y avait de grandes chances que les Ter soient impliqués dans les événements, de toute manière ils avaient déjà démontré leur duplicité avec l’exil des jeunes transpassants. Il revoyait la bobine déconfite du pur et son abject, tous deux réfugiés dans l’ombre des enterrains. Il avait évoqué Mor Ridge — Raul avait interrogé le premier prêtre qu’il avait croisé pour qu’il lui rafraîchisse la mémoire : Mor Ridge, c’était le jumeau remonté du Ciel d’Egdir Rom ; un vieux mythe — comme s’il existait et voudrait se venger d’eux. Serait-ce cette vieille histoire la toile de fond de ce qui se passait ? Ayant existé ou non, ce personnage demeurait le symbole d’une tentative de renversement de régime. Était-ce le genre de chose qui se tramait en fond, une sorte de révolution ? Raul vida son bol, renversant une partie sur son menton. Depuis le début, il y avait de la politique et de la religion là-dessous. Mais pourquoi ? Pourquoi faire tout ça ?

— Ah… BordeCiel…

 Ça chantait, ça fêtait autour. Ça dormait aussi parfois. Les Vox arrivaient, pour finir la soirée en beauté. Leurs habits chatoyants, leurs instruments, leurs voix envoutantes. Raul s’affaissa dans les tissus.

 Et l’autre là, Muy Rhin, il n’était toujours pas réapparu. Des rumeurs dingues disaient qu’on avait aperçu un jeune perinsident au palais. Après tout, la meilleure cachette est souvent sous le nez de celui qui vous cherche, mais bon, à ce point-là, Raul en doutait. D’autant plus que le garçon était plutôt marqué, comme tous ses congénères — enfin, pour le peu qu’il avait pu en voir…

 Le retrouver, lui, ce serait vraiment faire une percée. Les détenus l’avaient dit — avant qu’on ne les claque au Ciel pour bien pourrir l’enquête — le garçon avait pigé ce qu’il se passait lors de leur petite réunion entre castes révolutionnaires : il'avait dit, que le réalien « n’est pas là où il semble-être », ce qui pouvait coller avec l’impression de Raul qu’il ne s’agissait pas d’un être qu’on pouvait toucher.

 Quelle prise de tête ! Son mal de crâne allait à l’avenant. Il avait beau essayer de ne pas y penser, il y réfléchissait quand même ! Le fameux réalien qui avait fait la loi à ces gens, pour lui ça collait pas. Rien ne collait. Sauf s’il s’agissait du même personnage, mais pourquoi se déguiser ?

— Oh et puis merde ! cracha-t-il tout en privant Oliast de son godet. File-moi ça, l’Artes, j’en ai plus besoin que toi !

— Hé oh ! s’insurgea ce dernier, sans vraiment faire quoi que ce soit pour lutter. Mais qu’est-ce qu’il te prend ?

— En réalité, l’interrompit Raul, d’un ton sentencieux. Vous savez quoi ? Et bien la seule personne que je devrais interroger — écoutez-moi bien, parce que je le dirai pas deux fois — c’est l’Acast…

 Il s’interrompit, voyant les regards de ses camarades, puis reprit :

— Pardon ! La Dicte ! En personne. Elle, elle saurait. Elle sait tout. Elle est au courant de tout, comme l’Artnée au milieu de sa toile, elle connait tous les tenants et aboutissants de chaque petite affaire de la Cité, du passé au présent en passant par l’avenir… Enfin, vous me comprenez… Je… Ah, peste ! aboya-t-il en tapant dans le Vide avec son pied. Vidé monde, Vidée vie !

 Temps s’était comme arrêté, les deux autres ne mouftaient plus, bouche bée — et légèrement baveuse en ce qui concernait l’ami Oliast. Évidement, qu’est ce qu’ils pouvaient dire, alors qu’il venait de frôler le sacrilège sous leurs yeux ? On ne peut jamais rien dire de l’Acastale. L’Acastale est parfaite, L’Acastale rayonne. Tu parles ! Croyances du petit peuple, oui ! C’est peut-être une élue divine, n’empêche qu’elle n’avait rien d’irréprochable, la fille de Terre. Mais ça, personne ne le disait tout haut ! Ses disputes monumentales avec son chancelier chéri, on en parlait quand ? L’amour, c’est bien joli, mais il n’y avait pas que ça entre eux. Si ça se trouve, c’est elle qui l’a tué !

— Hé bien, osa enfin Galyane, en lui retirant très lentement son bol, de toute façon Vide. Pas facile pour toi, ce soir. Je crois qu’on ferait mieux de s’installer bien au calme et se divertir. Laisse-toi aller… On va essayer de profiter. Regarde donc cette jeune Vox danseuse, ajouta-t-il en lui indiquant l’espace que venait de libérer un autre. Tu n’as jamais vu ça, je t’assure.

 Le Galyane, c’était l’arrondisseur d’angle parfait. C’était entre autres pour ça que Raul l’appréciait, il apportait juste ce qu’il fallait de calme dans sa vie bordélique. Dommage qu’ils n’étaient pas de la même caste. L’élucide obtempéra, s’étalant le plus possible dans les cousins et si ça dérangeait l’un ou l’autre, et bien foutre !

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