L'intrus — 2 (V2)
Dans l’espace dégagé où les Vox mettaient en scène leurs représentations, il y avait en effet une danseuse qui valait le coup d’œil. Elle se tenait là, debout devant tout le monde. Raul ne voyait pour l’instant que son dos, joliment entortillé et prêt à amorcer son mouvement. Les autres Vox lui avaient laissé place, alors qu’elle semblait bien trop jeune pour qu’on lui laisse ainsi la vedette. Vu sa stature, elle ne devait qu’à peine être devenue femme, genre tout juste transpassée — un ou deux alignements tout au plus. Mais le plus particulier était son allure : sa peau pâle, aussi blanche que les nuages, brillait sous l’éclairage ; ses cheveux, à l’inverse, évoquaient plutôt une nuit sans lune. Sombre, tellement sombres, qu’on aurait pu s’y noyer.
Les Vox attrapèrent leurs instruments. Une musique sourde et profonde commença à faire battre les murs.
— En voilà une que le fléau d’Ironie n’a pas épargnée, glissa Galyane.
Raul sortit quelque peu de ses brumes vineuses pour lui souffler de se taire. Il était si rare de trouver une fille aussi marquée par le fléau. La plupart du Temps, les gens comme elle se retrouvaient dès leur naissance exilés à l’île-hospice par les orgènes. Elle était fascinante.
— Mais enfin, Galy, tu la reconnais pas ? traîna Oliast. C’te fille, c’est la rescapée ! C’est pas la première fois qu’elle se pointe ici, c’est une coutumière de l’endroit.
— Mais taisez-vous, les outres ! les interrompit Raul, suspendu.
Elle venait d’entamer un mouvement ondulatoire surprenant, en parfait accord avec le rythme. Sa peau, ses muscles, tout s’imprégnait de la musique. Et quelle musique ! Profonde, lancinante, elle s’emmêlait dans ses membres blancs. Les notes glissaient sur sa chair et s’y lovaient jusqu’à ce que ses mouvements les fassent rebondir à nouveau. Qu’elle était belle, songea Raul. Pas de cette vague beauté que l’on croisait régulièrement — et qui faisait dire à tous, platement : « que cette personne est belle » – mais celle que les dieux soufflaient à certains citoyens afin de raviver quelques instants l’Inspiration. Elle était de ceux-là. En parfaite incarnation de la déesse disparue, hors d’atteinte, intouchable, car sacrée, ses yeux noirs semblaient affirmer que la frôler aurait été sacrilège.
En quelques instants, elle l’avait emporté et emmêlé dans ses obsédantes ondulations, faisant de lui ce qu’elle voulait, un peu comme ce fameux pouvoir que les castes inférieures prêtaient aux Aers ou celui que l’ensemble de la Cité prêtait à l’Acastale : parvenir, d’un mot, d’un geste, à emporter l’incarna et l’emmener loin du monde.
Soudain, la musique accéléra. Son corps-instrument se mit à rebondir avec le tempo précipité. Mais qui commandait à qui ? Suivait-elle les musiciens ou les musiciens la suivaient elle ? L’air devenait de plus en plus rapide, presque guerrier, et la déesse devint soldate. Non, mieux, elle invoquait la guerre depuis longTemps disparue. Glissant de luttes en défaites, de victoires en déboires, son corps se dressa pour ensuite chavirer, respiratoire. Sa chair, frémissante, son ventre musclé qui bondissait, transpirant, évoquait de plus en plus la chaleur, brutale, de la passion. Autour, quelques hommes stupides se comportaient comme des singes en rut, mimant ses mouvements dans une caricature de danse, la grâce en moins.
Vinrent des battements successifs, son corps se faisait transpercer par les vibrations des cordes et des tambours, guidée par leurs coups et à-coups percutants, elle glissait de plus en plus dans l’évocation de l’extase. Et alors que ses mouvements racontaient la victoire et la défaite, la vigueur et la lascivité, le plaisir et la douleur ; son visage, quant à lui, ne montrait rien d’autre que le néant, Vide de toute expression. Seul son corps exultait, chaque fibre de celui-ci, jusqu’au plus petit de ses muscles, se consacrait à l’évocation : ce raidissement qui montrait la passion, ces contractures qui hurlaient l’agonie, cette détente, cet échouement qui inspirait la détresse. Toutes ces émotions, Raul les vivait à travers ce corps exposé. Cette fille pouvait faire le récit d’un affrontement, d’un amour ou d’un décès là où les mots échouaient lamentablement. Inspiration…
La musique semblait gonfler. La tension augmentait, le rythme se potentialisait, se condensait même. Son corps évoquait de plus en plus le ressort pressé d’un lanceur. Brusque cassure dans le rythme, avant une reprise frénétique qui donnait l’impression que les instruments allaient se briser. Les musiciens suaient, presque en transe. La danseuse n’était pas en reste, l’amplitude de ses gestes devenait si exagérée qu’on l’aurait cru capable de projeter ses membres aux quatre coins du banquet. Tension-jet, tension-jet, comme saisie d’explosions successives. Tout semblait la mener — non, les mener, tous ! — vers un jaillissement qui serait la conclusion de tout ce qui venait de raconter son corps mouvant. On y était presque, encore un instant… et… quelqu’un éclata de rire :
— Ah ! Notre bon vieux Raul est amoureux ! s’écria Oliast en pointant Raul du doigt, claquant sa connerie en plein milieu de l’apothéose qui s’acheva sans lui.
Raul resta suspendu, fixant Oliast, des larmes dans les yeux, mais tout de même prêt à lui décocher une torgnole.
La musique retomba, comme l’aigre vin sur le sol blanc. Son point d’orgue venait de lui être arraché. Et doublement, car un boucan détestable vint s’additionner au commentaire de l’Artes. Raul, abasourdi, cru d’abord qu’il s’agissait d’excités de l’entre-jambes qui tentaient un coup — dans ce cas, il ne se serait pas retenu d’entrer dans la danse, quitte à faire jouer sa caste pour fermer quelques gueules — mais l’agitation provenait de l’arrière de la salle : des gardes, déboulant comme des lourdauds.
Il y eut une sorte de petite émeute, plusieurs détalèrent en trébuchant, alors que d’autres semblaient tellement surpris qu’ils ne parvenaient plus à bouger. Raul crut d’abord que ces soldats allaient le désigner et l’emporter une fois de plus, pour d’obscures raisons, puis se rappela qu’il n’avait pour le coup rien à se reprocher. Cette descente ne le visait pas, à priori.
Il détailla leurs casques. Pas d’aigles ni d’autours dans le tas, juste une chouette et un un paquet de pigeons : une affaire de quartier. Ils étaient néanmoins nombreux, ils recherchaient à coup sûr une ou plusieurs personnes, possiblement dangereuses.
Leurs regards se posèrent à un moment sur lui, puis passèrent par au-dessus pour survoler l’ensemble de la salle.
— Personne ne sort ! fit le pigeon le plus gradé — le districtète machin, Raul ne se souvenait plus de son nom — pour couvrir le vacarme ambiant.
Les tentatives pour s’extirper du banquet avaient déjà trouvé leur aboutissement dans les poitrines musclées des soldats balaises qui barraient désormais les portes. Après avoir fait un rapide signe de main au districtète, la quartier-liste retira son casque de chouette et s’avança.
— Citoyens, nous recherchons la Vox qui se fait appeler la Rescapée, fit-elle, en confiant son casque à un des pigeons. Cette Vox est recherchée et par la grâce de Messagère nous savons qu’elle est ici.
Raul hoqueta. La danseuse qui venait de passer, cette digne fille d’Inspiration, qu’est ce qu’elle pouvait avoir fait pour mériter à elle seule cette armée ?
— Elucide Raul Idan Aers, se présenta-t-il, bouche pâteuse. Que Terre te porte, officière. J’étais ici, jusque là et…
L’expression dubitative de la quartier-liste se mua soudain en franc mépris.
— Un élucide ? Que fait un Aers ici ? fit-elle en reprenant le même ton familier que lui. La même affaire, sans doute ?
Raul sourit. Difficile d’afficher sa prestance habituelle, vu à quel point il n’était plus d’équerre, néanmoins ses yeux azur devraient faire leur effet.
— Possiblement… traîna-t-il, l’air de deux airs. C’est à la discrétion de la division, comme toujours.
Galyane et Oliast s’entre-regardèrent. Ils devaient s’imaginer blousés, ou un truc du genre.
— Je vois… Écoute, élucide, je tiens l’ordre directement du Quartier-tête de l’Est, et il est très clair. Je ne vois pas ce qu’une corneille vient faire là-dedans. Il n’y a rien à résoudre. Alors si tu veux bien nous laisser faire, les dieux t’en remercieraient.
Elle avait lâché corneille comme elle aurait dit rat-volant. Les Aers gradés avaient toujours cette fâcheuse tendance à être condescendants avec les élucides, comme s’ils marchaient sur leur maudite passerelle gardée.
— Par contre, tu peux m’être utile, ajouta-t-elle, sans un regard pour la populace qui la regardait, médusée. Où est-elle ? Tu sais sûrement, tu es un élucide, tu ne rates rien.
— N’ai rien vu, désolé.
— Vous ne servez vraiment à rien, vous, les corneilles. À part freiner Messagère et saouler le Temps, qu’est ce que vous faites ? Allez, rentre au quartier central, avant que l’œil gauche ne te fasse disparaître.
Raul ne connaissait pas cette Aers, mais il ne l’aimait pas. Trop jeune pour sa fonction, elle avait la gueule torve des arrivistes. Vu le ton employé, elle devait avoir un passif avec les gens de sa division. C’était mal barré pour en savoir plus, mais sûrement pas pour permettre à la Vox planquée de gagner du Temps.
— Ce serait si dommage, en effet, de voir sombrer l’unique fils d’un réalien de l’ancien cadran, tu as raison, fit-il jaugeant son expression, ainsi que celle du districtète déjà prêt à intervenir. Mais tant qu’à saouler le Temps, quels sont tes noms, quartier-maître ? Tu ne t’es pas présentée que je sache.
— Laisse-nous travailler, l’élucide.
Il y avait un mouvement derrière les gens rassemblés, Raul espérait qu’il s’agissait de la Vox. Peut-être qu’en faisant assez de grabuge, elle aurait une fenêtre pour s’enfuir ?
— Sinon ?
— Nous oblige pas, gronda le districtète, en rameutant d’un signe quelques dizainiers.
— Vous allez faire quoi ? Un Aers qui n’a rien fait, sinon demander des indications ? Les fils de Eléas Sin Aers, en personne, venu simplement prendre du bon Temps parmi le peuple que les siens ont oublié, vous allez lui taper dessus ? Je n’ai même pas…
Raul vérifia à sa ceinture. Merde, il l’avait.
— Ta lame ? interrogea la chouette aigrie. Un Aers qui accumule les problèmes depuis des lunes, qui est même réputé pour sa mauvaise conduite, et, qui plus est, se met à menacer des officiers en plein exercice de leur fonction ? Vraiment, tu comptes nous menacer, fils de réalien ?
Raul grimaça, ce foutu vin bouffait tous ses jeux d’esprit, mais une chose était sûre, cette Aers le connaissait.
— Mais qui es-tu ?
Elle se mit à sourire d’une façon très déplaisante.
— Marne Saart Aers, ça te rafraîchit la mémoire ?
Raul allait lui rétorquer « Non, pas trop », mais très vite son patronyme se relia à celui d’un autre… Marne, c’était le nom de la femme de son cousin Filest… qui ne devait pas être très satisfait depuis leur dernière rencontre.
Foutre-Vide.
Plus qu’une chose à faire.
— C’est mon enquête ! s’écria-t-il, n’ayant rien de mieux pour justifier son geste : il lança son poing dans la gueule du premier pigeon venu, espérant que le casque limiterait la casse.
Le casque ridicule pivota lamentablement sur le cou du type, qui en perdit l’équilibre et tomba.
— Oh, excuse, traîna Raul, se rendant peu à peu compte qu’à nouveau, pour défendre une cause auquel il ne comprenait rien, il venait d’être impulsif.
Bien trop impulsif pour un gars qu’une douzaine de soldats armés fixaient avec insistance.
— Saisissez-le, fit Marne Saart, le sourire aux lèvres.
Pendant que Raul se faisait aplatir d’abord par deux — puis trois, puis quatre — gardes, il aperçut une silhouette filer sous les tables puis traverser une bonne partie de la salle en se faufilant entre les convives. Hélas, les gardes à la sortie n’étaient pas assez intéressés par son esclandre pour l’avoir manquée et se préparaient déjà à l’intercepter. Mais la Vox était agile. En fonçant à toute vitesse vers eux, elle feignit de vouloir bondir en bout de course ; les gardes, anticipant qu’elle allait les frapper en plein visage, fermèrent leurs yeux et tendirent les bras pour la saisir au vol. Sauf qu’elle ne sauta pas vraiment : elle cassa son saut en ne s’élevant que très peu, puis, gardant son élan, glissa sur la corne humide pour passer entre les jambes d’un des soldats et instantanément disparaître derrière lui.
— Rattrapez-la ! aboyèrent en chœur Marne et le districtète. Et toi, ajouta la première, à l’adresse de Raul. Ne te mets plus jamais en travers de ma route. Une plainte — une de plus, mais ce sera la dernière, crois-moi ! — sera déposée devant l’instance morale des forces pour complicité avec une criminelle !
Une de plus ou une de moins, voulait répondre Raul, voyant déjà Ostiel Sin s’égosier sans oser agir…
Tout ce qui importait était que cette Vox ait pu se barrer.
— Jetez-moi ça dehors ! Que la nuit et ses ombres lave son incarna déséquilibré.
Comme d’habitude raccompagné manu militari, Raul fut expédié sur la terrasse. Par-dessus le rebord, il pouvait voir le Vide se marrer.
Une fois les arcades du banquet libérées des costauds, les citoyens en profitèrent pour déguerpir de la salle avant que la nuit ne devienne trop sombre. La plupart devaient habiter les grappes voisines, contrairement à lui.
Alors il s’installa, pieds dans le Vent, ne sachant pas trop ce qu’il allait faire. Ce n’était pas la nuit qui allait lui faire peur, elle avait tellement perdu son aura que Raul se sentait même capable de dormir sur une plateforme. L’œil droit se fermait peu à peu, laissant la nuit germer au fond du Ciel. Il repensait à ce singe d’Illum et son trouver sans chercher… lui trouvait les ennuis qu’il n’avait pas cherchés, en effet ! Mais c’était des conneries, il cherchait les ennuis en réalité. Il l’avait toujours fait… Avec son père, avec sa mère cinglée, il l’avait toujours fait. Provoquer, titiller, pour qu’ils réagissent. Au moins, quand il les énervait, ils devenaient présents, avec lui, ils apparaissaient enfin vrais !
BordeCiel. Il avait l’impression que l’ensemble du CéliTerre le détestait et d’en être complètement responsable.
Il avait aussi besoin de vin. Il le sentait plus trop dans ses veines, il ne restait que l’aigreur.
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