A même la corne — 1 (V2)

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Un rapide mouvement, un bruissement presque imperceptible.

 De fines pattes sur la corne, fuyant sa main.

 Partie, sans doute pas trop loin. Elle reviendra. Les chasseuses doivent se mouvoir. Chercher, persévérer. Ne jamais s’arrêter.

Une de tes filles, mon bon dieu.

 Il caressa la corne, là où il l’avait perçue. Avec du Temps pour penser, il mesurait mieux certaines choses. Les araignées, haïes de tous puisqu’elles descendent de l’Artnée, avaient en réalité beaucoup de choses en commun avec les humains : des créatures prédatrices proliférant partout où leurs proies vivaient, n’hésitant pas à les enfermer dans des cages et les garder pour plus tard. De brillantes subatisseuses, aussi, capables de tromper la gravité avec des œuvres suspendues supportant jusqu’aux attaques du Vent. Et de grandes solitaires, même si parfois elles parvenaient à vivre en bon voisinage, elles finissaient de toute manière par s’entredévorer.

 Humains et araignées, des enfants d’Art.

Tes enfants, ô dieu décrié par tous.

 Sa main glissait prudemment sur la corne, redoutant la décharge. Art lui répondait parfois. Au début de l’enfermement, ce n’était qu’un murmure accompagnant le feu de ses mains, puis au fil des jours ses réponses avaient paru plus claires.

 Bane massa ses doigts dans l’obscurité. Ils n’étaient pas brulés, ils faisaient pourtant mal. « C’est pour que tu la sentes » avait dit Ulri, avec du Vide plein les yeux. Était-ce pour cela qu’on lui avait arraché ses gants ?

 « Trouve-la, c’est en souffrant qu’on guérit » avait décidé le sans-caste, l’air de souffrir également.

  Bane se rappelait des crises des premiers jours. Chaque contact lui brulait la main, le bras, puis tout l’intérieur du corps, ensuite l’immensité s’ouvrait, tel un gouffre. Chaque fois, il avait tremblé, comme une Terre blessée, et avait fini par comprendre qu’il pouvait gérer en se concentrant et en limitant le contact. Mais surtout il avait perçu que ces brûlures n’avaient rien de réel et qu’il s’agissait plutôt d’une sorte de mauvaise interprétation de Messagère, lui laissant croire qu’il cuisait, alors qu’il n’y avait en réalité aucun problème avec ce contact. Au contraire.

 Au contraire, il relevait du divin.

Pourquoi ne me parles-tu pas, ce matin ?

 Ce devait être le matin, puisque la lumière de Ciel perçait par les latrines.

 Pourquoi me laisses-tu ici ?

 La réponse lui parvint, timide écho dans sa chair vibrante à peine posée. Pas des mots, juste du sens : il… arrive…

 Bane s’assit face à la porte. Au bout de quelques instants, comme Art avait prévu, l’homme boursoufflé arriva.

— Raconte, tes rêves ! aboya-t-il.

 Bane lui sourit, car ça l’énervait.

Art, tu entends sa voix grotesque ?

 La corne ricana en réponse. Ces êtres infâmes et leurs manières ne méritaient que leur mépris.

— Tu l’prends comme ça, l’encasté ? Toujours pas compris, hein ? Eh bien, pas de bouffe pour toi, alors !

 Bane le fixait, méprisant. Garde-la, ton horreur en bol, rien qu’à la voir j’en vomirais, réverbérait la corne.

— C’est ça, fais ton dégouté… Mais tu finiras par m’implorer pour manger ce qu’on te donne ! Tu verras !

 Le boursoufflé lui décocha un coup de pied.

 À peine apparue, la douleur disparut immédiatement, rien de ce qui venait d’eux n’avait d’intérêt.

— T’as de la chance qu’ils s’intéressent à toi, parce que si ça ne tenait qu’à moi… Grands dieux, je t’aurais déjà…

 Il lui cracha au visage en le traitant de monstre, avant de refermer violemment la porte.

 Bane alla poser sa tête près du trou des latrines, près du Ciel. Tout sera réglé par la mort. Une fois le moment venu, les incarnas purs monteraient à la Terre et les impies tomberaient dans les tourments du grand Ciel. Pourquoi se laisser émouvoir ? De la nourriture impure, mais que croyait-il ? Manger n’avait pas d’importance ! L’Illum Asan avait jeûné pendant seize alignements avant de devenir arbre. Non, forêt !

Grand Art, prête-moi la force de jeûner comme lui… De refuser ces déchets provenant d’autres déchets. D’éloigner de moi leurs impuretés.

 Il retira ses doigts de la matière, ça ne marchait pas bien aujourd’hui. Pourtant, ce contact, même léger, s’avérait épuisant. Bane s’étala sur la corne. La douleur résiduelle du coup dans son ventre s’estompait dans l’immensité. La Cité, au loin, il la percevait à travers les murs. Il sentait sa gigantesque masse, son fatras géométrique, qui avait quelque chose d’apaisant. Bane se plut à y glisser l’image de sa famille vénérant les dieux au temple d’Art. Il se plut à imaginer qu’ils s’y trouvaient vraiment et pensaient à lui. Il s’endormit avec l’impression d’être enseveli dans la matière.


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Il vient !

 Bane se réveilla en sursaut, arraché à ses rêves.

 La porte pivota, invitant la lueur du jour. Il crut d’abord au retour du boursoufflé, mais ce n’était qu’Ulri.

 Dès qu’il le vit allongé au sol, le sans-caste fondit sur lui.

— Bane, ça va ?

 Toujours la même encombrante sollicitude. Elle n’avait rien de réconfortant, et même le dégoutait. Bane le laissa néanmoins approcher, n’ayant pas la force de le repousser. Il veut te manipuler, laissa entendre Art. Ce n’est pas vrai, il t’aime, fit l’autre voix, la féminine.

 Ulri le redressa, Bane grogna lorsque sa peau se décolla de la corne. Les voix moururent, ne laissant que la sienne.

— Fous-moi la paix.

— Si je te laisse, l’ami, tu finiras la gueule enfoncée dans ces latrines à essayer de t’enfuir par le Ciel.

 Une piètre tentative d’humour dont Bane n’avait que faire. Et d’ailleurs, pourquoi pas ? Il suffirait qu’Art agrandisse le trou… Ne fut-ce qu’un tout petit peu... Oh oui, Art, fait-le, je t’en prie.

— Nioort n’est qu’une brute, on m’a dit qu’il ne te nourrissait plus.

— C’est moi qui ne veux pas de votre tambouille, j’préfère crever. J’finirai bien par y arriver.

 Ulri soupira longuement.

— Je suis vraiment désolé, je n’ai jamais voulu ça. Je pensais qu’en lui disant pour ton rêve, elle comprendrait, comme moi, que tu comptes plus que tout ! Mais Armina est intransigeante, elle veut que Nioort t’entende, elle pense que je suis trop proche de toi et que si tu… Tu parviens à te confier au plus absurde des confidents, alors la vérité n’en sera que plus pure. Ma mère est…

— Folle ? Quel rêve ?

 À quoi bon le laisser parler, il racontait n’importe quoi, les dieux l’en avaient bien averti. Il voulait juste l’influencer pour obtenir des choses de lui. Bane préférait encore la manière forte du boursoufflé.

— Mais ton rêve, l’ami. Sur la voile. Le rêve éternel des inclairvoyants d’Ironie !

 N’importe quoi. Les inclairvoyants, maintenant. Ils étaient tous crétins sous ces roches. Bane reposa la main sur la corne, pour sentir sa force, son soutien indéfectible. Art lui donnait raison.

— Aide-moi à t’aider ! reprit Ulri, avec une immonde passion dans les yeux. Dis-lui, pour le rêve… Parle-lui de ces moments où tu fais l’inverse de ce que tu veux, ou de ces autres rêves que tu fais sûrement ! Tu ne m’as parlé que de celui de la chute… Mais il doit y en avoir d’autres, non ? Allez, l’ami, s’il comprend que tu es celui qu’on attend, tu sortiras !

L’inverse de ce que je veux ? Comment sait-il ?

— Va-t’en !

— S’il te plaît, essaya encore Ulri. Raconte-le à Nioort, sinon il te fera du mal…

— Casse-toi !

 Bane avait l’appui d’Art. Bravo, tu es fort. Nous sentons ta force, lui glissa-t-il. Il l’a sentie aussi, il s’en va.

 En effet, Ulri s’en allait, l’air dépité. Bien fait pour lui. Tout était de sa faute.

 Il referma en emportant sa débectante lumière et laissa Bane baigner dans l’obscurité qu’il avait appris à chérir.


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 Dans le noir, les formes dansaient, palpitaient.

 Le noir était habité par le Vide.

 Bane communiait avec lui. Il savait cela contre nature.

 Ulri, l’origine de sa peine.

 Ulri, le monstre au sang-impur, venu de mondes impurs.

 Il avait mentionné une certaine Armina. Ce nom lui disait quelque chose. Il l’avait déjà entendu, récemment…

 Ulri, son nom suintait des murs. Il veut t’avoir, il essaie de te faire parler, ne te laisse pas influencer.

Non, au contraire, il t’aime. Il voudrait faire un monde meilleur grâce à toi. Un monde… renversé…

 Bane n’aimait pas la voix féminine, elle allait trop souvent à contresens de ce que la corne lui glissait. Comme une chose parasite, une étrangeté agissant dans l’immensité de la matière. Sans doute une forme d’Ironie.

 Non, lui répondit Bane, avisant l’obscurité qui palpitait dans la salle. Il ne m’aime pas, il veut m’avoir. Il sait comme faire. Il sait ! Il ouvre la porte et sa lumière arrive. Il pense qu’il deviendra ma seule lueur d’espoir. Mais il se trompe, il ignore que cette obscurité est devenue ma maison. J’y suis toute la journée… J’y pense, j’y calcule. Je m’y installe et j’échafaude.

 La voix féminine s’éteignit quelques instants pendant qu’Art le félicitait d’être un si bon Artes, puis elle revint, brusque, si réelle que Bane crut l’entendre résonner dans la pièce.

… ednom el… resrevner tuep iot leuS

 Bane s’empressa de détacher sa main de la corne. Sa tête lui faisait soudain très mal, comme si ses pensées ne pouvaient pas assumer la forme du message. Son sens, sa forme… Aucun moyen d’en cerner quoi que ce soit, sinon avec un mot : inversé.


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 La cellule faisait trois pas et demi de longueur pour trois de largueur. Il pouvait toucher le plafond en sautant. Aucune régularité, tout le contraire de la Cité. Aucune fenêtre, même barrée. Bane se demandait à quoi devait servir cette pièce. Peut-être s’agissait-il d’une prison… Funeste Ironie, en ton terraume, même les criminels ont des criminels à enfermer.

 Souriant, couché au sol, Bane essayait d’entendre l’araignée sortir de sa toile pour chasser. Les insectes s’agitaient le long des parois. Ces naïfs venaient se réfugier de l’œil solaire et grignoter du rien à même le sol, sans se douter de la menace. Parfois, Bane avait envie de les attraper et les manger, comme elle, puis il se rappelait qu’ils venaient de l’extérieur, avaient rampé sur leurs susplaces, parcouru leurs maisons, touché leurs poules, leurs plantes, leurs mains !

 Alors, il les écrasait à la place.

L’autre jour, Terre, j’ai reçu la visite d’un oiseau.

Lequel ?

 Un petit, il ne savait trop de quelle espèce. Dans l’obscurité, il aurait tout aussi bien pu s’agir d’une mésange, d’un moineau ou de l’oiseau-nature incarné.

J’ai entendu ses ailes lorsqu’il s’est engouffré par le trou des latrines. Ça fait plusieurs jours qu’il vient régulièrement.

Je crois qu’il est là, qu’il m’observe…

Est-ce ton envoyé ?

 Terre ne répondit pas, à la place, Bane perçut une quantité de choses. Sur la surface de son corps de trois pas et demi de long, sur trois de large et deux et demi de haut, chaque frémissement prenait de l’ampleur, ceux des insectes, des araignées — elles étaient en réalité trois — et ceux de l’oiseau. Ce n’était pas l’Oiseau-nature, d’ailleurs, mais une oiselle, cherchant à nidifier, le ventre plein de ses œufs. L’endroit ne lui convenait pas. L’espèce ? Une mésange — là encore ce n’était pas le mot qui venait, mais une sorte d’idée, lui permettant de retrouver le nom — une mésange en provenance de la Cité !

Je le savais… Merci, Terre, pour ce cadeau.

De rien, enfant, fit la voix indéterminée, l’emportant un peu plus en elle, étendant son motif corporel bien au-delà de la cellule pour tenter de rallier la Cité, sans trouver de connexion optimale.

 Bane s’en trouva rejeté, d’un coup, sans savoir s’il avait décidé d’en sortir ou si Attraction l’avait poussé dehors.

Ce n’est pas encore le moment, fit la voix féminine, juste avant que Bane ne commence à trembler.

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