Animalités — 4 (V2)
Comme chaque fois, Felna se sentit minuscule en rentrant dans celle-ci.
Le plafond allait si haut qu’on l’aurait dit susplanté en pleine Terre. Les carrelages turquoise qui y reflétaient la pâleur matinale laissaient tomber un arbre d’une essence unique en son genre, brillant par son ancestralité. Il descendait entre les immenses colonnes sculptées pour remplir la salle de son feuillage. La lumière baignant sa ramure provenait d’un puits en contrebas. Il était difficile de décider s’il était fermé par cette matière étrange, nommée verre, ou s’il n’était qu’une béance ouverte sur le Ciel.
Dans une branche sculptée de l’arbre trônait l’Acastale, son unique fruit. Elle s’y tenait voûtée, comme si le poids de la Terre entière reposait sur elle. Plus légère, Aelys, l’Héritière, se trouvait installée sur une ramée un peu plus bas.
Tandis que l’on conduisait Felna et sa mère au-devant du trône, quelques gardes quittaient la salle par une petite porte située sur le côté. Felna fut marquée par la silhouette de celui qu’ils raccompagnaient. Un jeune homme, blanc corne, à l’air absent. Il était si grand qu’il dût s’abaisser pour passer la porte dérobée, avant de disparaître dans les méandres du palais.
Une Artes se tenait encore au pied du trône boisé. On arrêta Felna et sa mère à quelques pas. Elles entendirent quelques mots, presque chuchotés.
— Mais, il ne peut…
— Une portée, ni plus ni moins, trancha brusquement la souveraine. Et inversée, de surcroit, précisa-t-elle.
Resplendissant telle une fleur multicolore, elle toisait de son voile aveugle l’Artes inclinée. Laquelle balbutia en répondant.
— Qu’Art vous entende, votre Majesté, mais… si je puis me permettre…
— Ni vous ni l’Art lui-même n’allez vous permettre, enfant, gronda la souveraine par dessous son tissu, les mains crispées sur les accoudoirs noueux. Cette statue sera monumentale et inversée. Acastale a parlé !
— Et ces mots seront réalisés, Fille de la Mère, s’inclina l’Artes. Nous les soumettrons aux… Perinsidents… dès notre retour à la Forge, acheva-t-elle, l’air affolé.
— Aussi, elle possédera neuf bras, ni plus ni moins.
— Neuf, entendu, Majesté, répéta la faiseuse.
— Qu’une première effigie nous soit soumise avant la lune d’Art.
L’Artes releva la tête. Felna ne put voir son expression, mais supposa, au léger tremblement de sa nuque que l’Acastale lui demandait l’impossible.
— Si votre Majesté nous accordait un temps suppl...
— Ni plus ni moins, Artes, l’interrompit sentencieusement la souveraine. Maintenant, partez !
L’Artes déguerpit sans demander son reste. Elle lança un coup d’œil nuancé de détresse et de vindicte aux nouvelles arrivées, avant de disparaître de la salle du trône.
L’Acastale se tenait enfoncée au cœur de la ramure chatoyante, le regard brumeux et la mâchoire serrée. Elle fit signe à quelqu’un. "Milia Van Aers et sa fille, Felna Van Aers !" proclama en réponse la Vox annonceuse.
— Approcher, Aers, fit l’Acastale.
Felna et sa mère s’exécutèrent.
— Que Terre vous porte, enfants, commença-t-elle, avant de se pencher brusquement. Êtes-vous celles qui ont parlé lors des États généraux ?
Toutes deux hésitèrent à répondre. Felna chercha un peu d’aide dans le regard d’Aelis, mais celle-ci semblait aussi lasse que sa mère.
— Je ne peux parler qu’en mon nom, Mère de tout le peuple, scanda Milia et relevant le menton, fière comme l’Inspiration réincarnée. J’en ai appelé effectivement à votre engagement envers vos enfants démunis.
— Ce faisant, vous singez outrageusement la fonction de réalienne, vous le savez, n’est-ce pas ?
Milia se retint de paraître décontenancée, mais Felna la connaissait assez pour se rendre compte des efforts monumentaux qu’elle faisait pour garder le front levé.
— Je le sais, ô enfant bénie du monde, déclara-t-elle en se prosternant précipitamment devant le trône. C’est pour cette raison que je souhaite me présenter à vous comme réalienne. Le Terraume a besoin de réaliennes fortes, décidées, et capables de vous parler sans détourner le regard. Moi, Milia Van Aers, m’offre à devenir votre nouvelle réalienne en ce règne.
Felna en resta bouche bée. Quelle audace, quelle fatuité ! Avec quelle prétention scandaleuse sa mère osait prendre ainsi les devants, hors de tout protocole. Felna avait bien vu l’expression de la souveraine, elle avait senti à quel point ce n’était pas le bon jour pour demander, même en suivant les canaux officiels, qui de toute façon n’avaient rien à voir avec la quémande directe de sa mère. Felna la regarda, au sol, toute inclinée, cela n’avait rien de naturel pour sa mère. Cette femme ne pouvait pas se soumettre. Elle était finie, l’Acastale allait la piétiner.
— C’est bien ce qu’il nous semblait, répondit cette dernière, souriant sous son voile. Mais ce n’est ni l’orgueil ni l’impertinence qui font les réaliens, enfant. Jamais tu ne le deviendras, car nous avons d’autres plans en tête. Toi, sa fille, tu as aussi parlé lors des États généraux, n’est-ce pas ?
Milia gardait le visage rivé au sol tandis que Felna s’avançait. L’Acastale ne lui laissa pas le Temps de parler.
— Aélis, pourrais-tu me le scander, pour que nous puissions en retrouver la musique ?
Sans quitter des yeux Felna, l’Héritière commença à réciter :
— Mère, le désespoir est chose normale. Il vous convainc de la fin de tout, mais peut devenir heureux. Il est comme un terreau demeuré susplanté. Un surstrat qui, abreuvé par vos larmes, donnera lieu à une nature nouvelle. Un foisonnement qui, parce qu’il est né du désespoir, pourra désormais le braver sans faillir…
Felna avait l’impression de se décomposer à mesure que les mots sortaient de la bouche d’Aélis.
— Est-ce bien toi qui as prononcé ces paroles ? demanda l’Acastale.
— Oui, Fille du sol inaccessible, c’est bien moi qui…
— Et, est-il exact que tu comptais, à l’instar de celle qui a d’abord prononcé ces mots, voulu faire germer quelque espoir dans le désespoir de ta propre mère ?
— Je…
La confusion gagna Felna. De quelle mère parlait-elle ? La phrase de la souveraine était d’une équivocité digne d’Ironie. Le sol commença à chavirer sous ses pieds, elle sentait les larmes se frayer un chemin jusqu’à ses yeux, mais redressa la tête pour les garder contenues. En réalité, il n’y avait pas d’équivoque, Felna venait de comprendre. L’Acastale, même aveugle, faisait preuve d’une clairvoyance troublante à l’endroit de ses sentiments. La souveraine avait raison, ces mots qui étaient venus si facilement à Felna lors des États généraux avaient clairement un double sens. Les textes pouvaient être si subtils. Felna n’avait rien vu. Cruelle vérité, elle aimait voir sa mère s’échouer. Elle ne voulait qu’une chose : construire sa propre gloire sur son échec. Quelle honte...
— Trop jeune et trop naïve pour prétendre au titre, mon enfant. Nous sommes désolée. Mais pour autant ta présence et celle de ta mère en ce lieu ne sont pas inutiles. Vous êtes préoccupées par l’administration de la Cité, préoccupées par son déséquilibre. Certes, il est bien plus question de celle-ci et du peuple qui y demeure, n’est-ce pas ? Nous ne sommes guère en ce monde pour quérir la gloire ou la suffisance, mais bien pour œuvrer à la réversion. Pour ce faire, il nous faut des gens capables de lire les signes engrammés dans les trames de nos existences. Ces êtres sont rares, mais sachez que vous pouvez contribuer à la quête d’un réalien qui en sera capable.
Felna, même figée, parvint à se tourner vers sa propre mère, laquelle dissimulait à grande peine la détresse sur son visage — la rage également. Son visage commença à s’éclairer, un sourire béat germa sur son visage plein de larmes.
— Les dieux vous entendent, Majestée — Mère de tous —, bien sûr ! Nous irons le chercher et nous vous l’offrirons.
Mais par le Vide, de qui parlaient-elles ?
— N’est-ce pas, Felna ? fit Milia en se tournant vers elle, affichant un rire qui paraissait dément. N’est-ce pas qu’on ira voir ton illustre grand-père, Eléas Sin ?
— Convainquez-le, enfants, commanda l’Acastale. Sa fonction d’Oblat des palais astraux n’est que secondaire. Nos missives, il n’en tient pas compte, prenant sa mission trop à cœur et prétextant que les dieux l’ont mis à cette place. Mais nous nous y refusons, nous, douxième Acastale. Allez, enfants, et employez toutes vos inutiles convictions à infléchir son choix.
Milia dût tirer sur la nouée de sa fille pour qu’elle se rende compte qu’il fallait s’incliner devant la souveraine.
— Plaise aux dieux, s’empressa-t-elle de dire, en s’agenouillant au sol aux côtés de sa mère.
— Plaise aux dieux, répéta Milia comme un écho.
— Si vous y parvenez, enfants, fit sentencieusement l’Acastale. Je considérerai alors votre demande. Après tout, il me faut trois réaliens. Et des Aers capables de convaincre un Oblat à la tête dure comme du grès me seraient d’une grande aide pour mener un peuple rétif…
Felna tourna la tête vers sa mère. Le front collé au sol, elle louchait sur le parquet pluricentenaire en souriant. Elle était folle, Felna en était à présent certaine. Folle, mais surtout prête à tout.
— Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir, ô glorieuse dispensatrice des bienfaits du monde.
L’Acastale soupira, puis fit un geste nonchalant du bout des doigts.
— Maintenant, sortez. Ah…
Felna la vit lever brusquement la tête, de la même façon qu’aux États généraux, comme si tout à coup on venait de l’interpeler depuis les hauteurs.
— Sortez ! Sortez tous !
Felna se rappela soudain les singes — se rappela leurs voix — et les chercha au plafond, soudain prise d’une inavouable intuition. Or, elle eut beau scruter le carrelage, le tronc d’arbre et ses infinies ramilles, elle n’y trouva nulle vermine.
Sa mère la tira par le bras.
— Il suffit, Felna, notre Acastale a commandé. Prépare tes bagages, fissa. Tu m’accompagnes aux palais astraux.
Les palais astraux, deux jours de voyage… avec elle… Felna se laissa emporter et quitta la salle précipitamment, en même Temps que l’ensemble des Inter et des gardes.
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