A même la corne — 2 (V2)

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— Alors, tu vas parler, l’encasté ?

 Sa main s’était levée. La lumière du jour projetait son ombre sur le mur, repoussant les rampants dans les coins.

 Bane continuait de sourire. Cours toujours, pauvre résidu d’humanité, pensait-il et Art riait avec lui.

— Ah, oui ? Tu le prends comme ça ?

 Le sans-caste avança un peu plus. Il s’impatientait, voulait des réponses, quitte à devenir de plus en plus violent.

 Ulri avait expliqué l’autre jour qu’Armina avait demandé au boursoufflé de l’avoir à l’usure, tout en le pressant d’obtenir rapidement des résultats. Ils n’étaient pas à une aberration près, ces sans-castes.

 Il s’approcha tout près, ses yeux trop ouverts fuyaient son regard.

— Tu l’auras cherché…

 Un premier coup maladroit l’atteignit au visage, puis un second plus franc, moins honteux.

— Allez, cause !

 Il commença à le rouer de coups, et de plus en plus fort.

— Cause, fils de pendue !

 Toujours plus fort, pour s’acharner sur lui — du moins, sur son corps, car Bane venait de plonger dans la corne pour ne plus rien sentir. C’était devenu facile à faire. S’isoler, loin des horreurs du monde pour se fondre dans l’harmonie, avec cela tout devenait supportable. Cela avait aussi un intérêt secondaire, non négligeable : lorsque son corps ne supportait plus ni les coups ni les exigences de la matière, il se mettait systématiquement à trembler avec frénésie.

— Mais, qu’est-ce que… Le Vide soit de toi, bouffe-Terre !

 Face à ses tremblements, le boursoufflé finit par se calter en beuglant que le Vide était venu agiter sa chair d’encasté.

Le Vide… tu parles, crois ce qui t’arrange, tu crèveras avant moi.

 Une fraction d’instant, Bane avait perçu très clairement l’entièreté de ce Nioort. Son poids, la dynamique de ses muscles, il avait presque pu retracer la trajectoire de ses poings à partir de ses idées coupables. Mais aussi l’usure générale de ses tissus — ce mot paraissait si étrange, tissus ; Bane n’était même pas sûr de son exactitude, mais il lui semblait correspondre — l’homme était mourant, mais ne le savait pas. Une masse dysharmonique habitait son ventre, ses couilles.

 Bien calé dans la corne, plutôt que dans son corps frénétique, Bane jubilait à l’idée que ce misérable allait disparaître prochainement.

 Une fois son mal de corne dépassé, il revint progressivement à son corps. Ce n’est pas de Vide, mais de Terre que mon être s’investit, sang impur de merde ! C’est là que la douleur arriva, horrible, pulsatile. Tellement forte qu’il essaya immédiatement de retourner dans la matière, mais sans y parvenir, comme s’il en était exclu.

Pourquoi, mes dieux ?

 La douleur le tuait, surtout dans son ventre, ses côtes.

Pour te faire comprendre…

 La voix féminine, encore. À qui appartenait-elle ? À Ironie ? La douleur prit toute la place, vrillant ses viscères et son flanc. Bane alla se caler dans un coin, sans se soucier d’écraser l’une des araignées de la cellule.


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 Sa main sale sur son front. Sa sollicitude dégoutante.

— Allez, l’ami, fais cet effort, pour Terre, pour Attraction, lui disait Ulri, de la foi plein les yeux. Pour Messagère, qu’elle triomphe enfin.

Est-ce vrai, Messagère, déesse du verbe ? Est-ce vrai ce qu’il prétend ?

 Bane se détestait lui-même d’hésiter. Ulri était la cause de tout ce qu’il vivait et pourtant, il commençait à percevoir de la cohérence dans ses propos.

— Tu penses que nous sommes tous du même bord, ici ? Sous ces roches que tu prétends impies, tu nous crois d’accord ? Sais-tu que ça ne fait même pas un siècle que nous avons été isolés de la Cité. Avant cela, nous, que vous appelez sans-castes, étions vos voisins. Les restes d’une ancienne nation glorieuse abandonnée par le plus important des patriarches déchus. Notre nom réel est bien plus beau, bien plus prometteur aussi. On nous appelait les proscendants.

 Bane grimaça. Ses soins lui faisaient mal.

Messagère, toi, porteuse de sens, lui aurais-tu prêté quelques pouvoirs d’influence comme ceux des Aers ? Ou bien te les aurait-il volés ?

— Après l’avènement de l’Acastale, continua Ulri. Nous n’avons pas sombré au Ciel avec le père de notre peuple, nous avons continué à subsister dans votre ombre. L’ombre des vainqueurs. L’ombre de l’Acastale et ses castes solides, son ordre, ses lois, son dogme, ses dieux.

Oui ! C’est forcément ça ! Il a dû trouver un stratagème pour se servir de tes talents, à tes dépens.

 Bane le fixait, n’écoutant qu’à moitié ce qu’il disait.

— C’est elle qui nous a repoussés, puis subatit le mur barbelé, car nous sommes le symbole de la gloire passée du plus grand des patriarches. Elle nous a humiliés, isolés, a fait de nous des alliés du Vide et de ce fait des ennemis de Terre ! Elle est allée jusqu’à envoyer des émissaires pour planter ses idées dans nos têtes ! Heureusement, certains ont lutté, ont travaillé à maintenir notre savoir, notre force, notre… nation !

 Il employait ce mot pour la deuxième fois. Ça ne voulait rien dire, mais Bane ne voulait pas lui en demander la signification.

— Il y a des factions, l’ami ! C’est vrai, certains veulent vous détruire, mais ils sont loin d’être nombreux. Beaucoup ont peur et cherchent à se soumettre pour obtenir la paix. D’autres veulent abolir les frontières, vous rencontrer, former avec vous un peuple plus grand, plus fort !

— Comme toi… C’est ça que tu vas me dire.

— Comme Armina Told, ma mère. Qui est une des vôtres, mais aussi une des nôtres ! Une femme entre deux mondes, condensant les opposés, prenant ses forces de chacun, ses faiblesses d’aucuns !

— Une adoratrice d’Ironie.

— Les croyances de ma mère importeraient-elles autant si je t’apprenais que les lois de l’Acastale n’ont été écrites que par elle, et pas par les dieux ? Et Edigir Rom et Mor Ridge, les jumeaux unis par delà les mondes ? Resteraient-ils les monstres que tu imagines si je t’apprends qu’ils ont aimé et aidé tant de gens, ici ? Resteraient-ils aussi infâmes, dis-moi, si tu savais qu’ils ont découvert et partagé avec nous une manière de sauver l’humanité, là où ton Acastale souhaite maintenir l’horreur d’un monde inversé ?

 Ce salaud parlait bien, trop bien. Il avait quelque chose de fascinant et Bane le détestait pour ça. Il glissa les doigts sur la corne, pour mieux la sentir. Ils ne doivent rien savoir des rêves que tu m’envoies, Messagère, ils sont notre trésor à tous les deux. La déesse lui conféra soudain une vague de force pour mieux lutter. Refuse.

— Mensonges !

 Ulri fit la grimace, mais ne se laissa pas abattre.

— Toi aussi tu connais la réponse, plaida-t-il en sortant de sa poche un bout de charbon pour le lui montrer. Seulement tu n’en as pas pris la mesure.

 À la lueur vacillante de la torche, il ajouta celle du jour en ouvrant la porte donnant sur le couloir. Bane n’avait plus vu la clarté du soleil depuis si longTemps. Si longTemps, mes dieux, implora-t-il en se remplissant de la lumière de l’œil droit. Vois-moi, vois mon état !

— Regarde, reprit Ulri en traçant sur un des murs un immense cercle. Ceci est notre monde !

Une Terre ronde… N’importe quoi ! Et les dieux ricanèrent de concert. Le vrai monde, il était là, visible, par delà cette porte, au bout de ce couloir. Échappe-toi, fit l’un d’eux.

— Nous sommes ici, continua Ulri en soulignant de son brin de charbon la face intérieure de la partie supérieure du cercle. Pathétiques, suspendus au plafond du monde.

 Bane sentait l’air frais extérieur s’infiltrer par la porte jusqu’à lui. Vent lui parlait. Viens, enfant, viens danser avec moi. Bane se mit à sourire.

— Oui, l’ami ! Toi aussi tu comprends à présent ! Notre monde n’a pas été inversé, nous sommes sous la surface, sous l’Envers, à l’intérieur de la Terre. Mais regarde ! fit-il en faisant glisser le brin de charbon du haut du cercle vers le bas. Regarde le fond, regarde le sol. Ça ne te rappelle rien ?

— Oui, je te suis…

 Bane n’avait que faire de ces conneries impies. Tout le monde savait pertinemment que la Terre était plate, ça se voyait, à l’œil nu. Il suffisait de regarder l’horizon. C’est à Vent qu’il répondait. Vent qui l’appelait d’un ton léger, l’invitait en le poussant de son souffle.

— Ton rêve, il t’a donné la réponse, Bane ! scanda Ulri en s’approchant, le coupant du même coup de la sortie brillante. Il y a un monde, là, en dessous du Ciel. Pas l’Envers illusoire des Ter, non, mais un antipode bien réel !

Détourne-le, allez, lui murmura le Vent. Interroge-le, déconcentre-le.

Oui, interroge-le, ponctua la voix féminine.

— Si c’était vrai, lança Bane. On verrait ce fameux monde quand les nuages sont dégagés !

— LongTemps nous nous sommes interrogés aussi. Nous pensons que le Temps a pour mission de nous masquer cette réalité. Temps est vêtu d’un voile bleu clair la journée et sombre la nuit. Il triche, nous masque l’autre monde. Et puis, ce sol est loin, très loin ! Ton rêve te l’a montré !

Dieux, il est fou. Ils sont fous !

Mais la sortie est là, n’écoute plus ses balivernes. Va, sort de là, le plus vite que tu peux.

— Le Temps, chez toi on le prétend ordonné, poursuivit le sans-caste. Où vois-tu l’ordre en lui ? Sa durée varie. Volontiers, il s’arrête durant la nuit. Transparent, il montre et pourtant dissimule. La nuit son obscurité illumine et le jour sa clarté assombrit, il n’est que paradoxes, l’ami ! Il est le dés-ordre qu’Ironie nous impose. Elle brouille nos sens, condense les opposés, Bane ! Pour qu’on soit poussés vers la vérité, pour qu’on perce son illusion. Seule Ironie est la vraie déesse primordiale et elle nous met au défi !

Folie… folies… folies ! Il est frappé par Ironie, c’est vrai ! Mais pas comme il l’entend.

Pars, alors, insista le Vent , quitte cet endroit inutile, quitte même ce monde, je t’attends, viens danser avec moi.

 La sortie était juste là, le dieu l’attendait. Bane pourtant hésitait, il ne savait pas pourquoi.

— Tu persistes… fit Ulri. Tu l’as vu dans ton rêve, tu as vu la vérité et pourtant tu persistes à croire que je suis l’ennemi. Ce n’est pas moi l’ennemi… L’ennemi ce sont les Ter, les Aers et l’Acastale. Leurs mensonges puent depuis des siècles et leur odeur infecte s’infiltre dans les incarnas. Et toi, tu t’accroches à leurs bobards comme à ta vie. Allez, perce ces illusions, Bane ! Je t’ai vu ! Je te connais. Tu sais, au fond… Tu sens, la vérité…

Viens, viens, appela l’extérieur.

— Pourquoi resterais-tu là, sinon ? insista Ulri, en s’écartant de la porte. Hein ? Pourquoi ?

 Le Vent intensifia son courant d’air. Viens !

 Bane voulait lui répondre, mais les mots s’étranglèrent au fond de sa gorge, il esquissa un mouvement, puis s’arrêta, comme si son corps n’obéissait plus. Une espèce de tension insupportable grandissait en lui. Il avait envie de se jeter sur Ulri, le frapper, le mordre, le bouffer ! Il ne put que hurler. Sa voix résonna dans toute la salle, et dans l’écho de celle-ci les dieux hurlèrent aussi.

— Viens ! lui lança Ulri, en lui tendant la main. Allons ensemble conquérir le monde d’en dessous !

 Il était si grand, si fier, si beau. Si sûr de lui…

 Alors Bane se leva, lentement, difficilement, car il n’avait plus l’habitude de se tenir debout, et se plaça à côté de la porte sous le regard surpris du sans-caste.

— Non, fit-il, en prenant soin d’articuler chacun des mots qui allaient suivre. Plutôt rester et crever ici.

— C’est bien, fit Ulri, avec ce sourire qui ne méritait que d’être fracassé contre un mur. Nous avançons.

 Il sortit et Bane claqua la porte derrière lui. Le sans-caste la referma à clé.

 Dans l’obscurité les dieux se taisaient. C’était normal, Bane venait de désobéir et ne parvenait pas à leur expliquer pourquoi. Il devait se faire pardonner, leur donner quelque chose.

 Quelque chose de lui…


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 Ulri avait souillé la corne avec son foutu cercle. C’est la chambre elle-même qui s’en était plainte. Bane avait beau ne pas voir les traces incriminées dans l’obscurité, il savait qu’elles gênaient les dieux et la corne. Un monde sphérique. Etait-ce pour cette idée ridicule qu’on l’avait privé de son avenir ? Il demanda aux dieux tapis dans les murs de les laver de cette crasse. Mais ils étaient fâchés et ne daignaient plus lui répondre. La solitude suintait par la parois comme seule réponse à ses solicitations.

S’il vous plaît…

 Rien en retour. C’était bien naturel, puisqu’il n’avait plus sacrifié depuis des jours et surtout désobéi, sans compter qu’il avait laissé un impie tacher ses murs. Bane regrettait et pleurait souvent, espérant que ses larmes constitueraient un sacrifice suffisant. Une idée misérable, car les dieux n’en avaient que faire de l’eau de ses yeux.

 Quand Ulri réapparaissait, Bane lui crachait dessus. Lorsque le boursoufflé venait, il se roulait en boule pour mieux supporter ses coups répétés, il serait entre ses doigts le bout de charbon en attendant que ça passe. Ses échymoses, Bane les rayait de noir en appuyant fort, pour en ajouter à sa douleur, souffrir toujours plus. La magnifier, la pousser à son paroxysme.

 Pour vous, mes dieux.

 Mais rien n’y faisait.

 Un jour, à force d’insister, un liquide était venu s’ajouter à la poudre noire et à sa peau écorchée. Un liquide chaud, au gout bizarre. Sa vitalité en guise de sacrifice. Son sang sur la corne.

Voici, mes dieux. Acceptez-le, il est ma vie… Allez, aidez moi. Je n’en peux plus. Je n’y arrive plus…

 Il se lova dans un coin, contre la corne, l’imaginant comme sa mère aimante. Il sentait le liquide s’écouler toujours plus, mais malgré cela les dieux continuaient de le refuser.

 Lorsqu’Ulri ouvrit la porte, il perdit immédiatement son stupide air triomphant.

Mes bras et le sang qui s’en écoule, ce n’est pas à moi qui en souffre, mais lui. Ce n’est pas moi que ça détruit, c’est lui !

 Le sans-caste s’égosilla à appeler en secours d’autres sauvages, qui se démenèrent pour lui bander les bras et les jambes. Derrière, le boursoufflé les regardait faire, avec sur le visage une expression mi-fière, mi-heurtée.

Dis leurs, murmura l’obscurité.

 Bane était si content de retrouver leur voix qu’il ne pouvait que leur obéir.

— C’est lui… C’est lui, glissa-t-il en pointant l’homme du doigt. Il veut me tuer…

 L’obscurité se referma sur lui, tout en le féliçitant.


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— Ma mère n’en démore pas.

 La moitié du visage d’Ulri baignait dans le lueur de la porte entrebaillée.

— Si seulement tu pouvais me donner quelque chose, continua-t-il. Un petit bout de rêve, un gage de soutien. On est au seuil de sauver l’humanité et toi, tu gardes tes trésors au plus profond de toi, pourquoi ?

— Ils me le… ils me le demandent…

— Mais qui ? Les dieux ? Mais quels dieux, voyons ? Où sont-ils, tu les vois ?

 Bane caressa le mur, mais ses bandages limitaient leur présence presque aussi bien que les gants.

— Là…

 Malgré la pénombre, Bane voyait bien qu’Ulri le prenait pour un fou. Etre pris pour fou par un fou, Ironie devait bien s’amuser.

— Ils sont encore un peu fachés… Mais ce n’est rien.

— Tu veux bien me parler ?

 Bane attendit un moment avant de répondre.

— Non.

 Ulri se leva.

— Armina ne veut pas lui retirer son tour de garde, déclara-t-il. Pourtant on lui a expliqué ce qu’il te faisait. Mais c’est comme si ça n’existait pas pour elle. Ou alors c’est ce qu’elle veut…

 Il fit mine de quitter la pièce.

— Il se sent tout puissant et il te déteste, reprit-il. Et je ne peux rien faire. On s’en battu, mais on nous a séparés. Il jubilait, Bane. Il compte te tuer. Personne… personne ne pourra l’arrêter.

— Sauf les dieux…

 Ulri referma la porte.

Je sais parfaitement quoi faire, à présent, lança Bane à la corne muette. Ça va être difficile, mais c’est la meilleure solution, mes dieux.

Ce n’est que bien plus tard, en le réveillant en sursaut, que la voix féminine lui répondit :

Parfait

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