A même la corne — 3 (V2)

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Comme vous l’aviez prédit, il est venu le matin suivant. Comme vous l’aviez dit, il se montra souriant en disant quelque chose du genre :

— Dernière chance, l’encasté. Tu causes, tu balances tes rêves stupides ou tu crèves.

Vous le saviez pertinemment, qu’il s’avancerait vers moi, trop confiant, trop fier. Votre plan est si clair, si précis.

— De toute façon Armina n’en a rien à foutre de toi. Toi, t'es comme tous les autres encastés, enfermé sous un monde éteint, sans possibilité de penser, sans liberté. A rêver d’un Envers inexistant !

 Son visage boursoufflé souriait, c’en était pathétique.

Je sais… Mes dieux… Je vous fais confiance.

— Allez, cause. Prouve-moi que tu vaux plus que ces débiles à la solde de la folle, et cause, bordeCiel !

Là !

 C’était comme une forme qui se déployait soudain devant Bane. L’intention de l’ennemi transmise à l’appareillage de ses muscles, la contraction de ceux-ci, couplée à la trajectoire de son geste, lui-même coordonnée à son regard. Bane n’aurait su le décomposer de façon consciente, le tout était bien trop rapide, mais sa perception le faisait en revanche très facilement. De l’impulsion au coup qui allait l’atteindre, il n’y avait qu’une seule et même trajectoire, dont les paramètres étaient d’une grande précision.

 La partie latérale du poing droit de l’adversaire le percuta à la joue. Mauvaise frappe, une de ses phalanges venait d’absorber une trop grande partie du choc. Plus tard, le boursoufflé aurait mal au poignet.

— Tu peux aussi la fermer. Ça m’arrange ! glapit-il.

 Absorbant passivement les impacts, Bane étudia les trois coups suivants. Il lui manquait encore quelque chose pour comprendre. Toute la logique du mouvement ennemi lui apparaissait pourtant clairement, comme un genre de flux — mot dont le sens émanait de la corne. Un flux que l’ensemble de la chambre percevait et lui restituait. Un flux qui était — l’image se précisait, s’accordant à ce qu’il connaissait — une sorte de fil de Vent. C’était ça ! Un Vent interne à la pièce, dont la trajectoire se distribuait dans l’espace et qu’il suffisait… Suffisait de…

— Crève, espèce de…

 Le quatrième coup partit, mais le poing frappa le mur, frôlant son visage. Bane perçut l’onde de choc dans la paroi, elle se dissipa très vite, pour laisser place au cri de son agresseur.

— Enfant de pendue !

 Le sans-caste relança son poing gauche cette fois, visant le ventre. Bane vit la chose se passer très lentement, comme si Temps lui-même venait à se rescousse. Cette trajectoire, il suffisait de la trancher. Rassemblant son propre Vent interne, qu’il percevait de mieux en mieux, Bane coupa le flux ennemi. Il ne comprit le résultat qu’une fois celui-ci repoussé. Le boursoufflé recula, éberlué. Bane regarda ses doigts. Son corps, pris par les dieux, venait non seulement de parer l’attaque du sans-caste, mais venait également de lui infliger une grande douleur.

 Le boursoufflé recula, se tenant le poignet gauche en grimaçant.

— Mais… fit-il, d’une voix brisée. Qui t’a montré ces trucs de danse-Vent ?

 Son rictus devint un rire.

— C’est Ulri, hein ? Il t’entraine, c’est ça ?

 Bane n’avait aucune idée de ce dont il parlait, tout ce dont il était certain, c’était qu’il venait de faire quelque chose dont il ne se sentait pas responsable, mais qui avait admirablement fonctionné.

Merci, mes dieux !

— Ça tombe bien, la danse -Vent, j’la connais. Même mieux que ton ami. Allez, approche !

Il ment, glissèrent les dieux, mais Bane le savait déjà. Le mot danse-Vent ne lui disait rien, mais s’il s’agissait de ce qu’il venait de percevoir, alors l’ennemi n’était qu’un handicapé en la matière. Il ne respectait pas son propre flux. C’est pour cela qu’il frappait mal, c’est pour cela qu’il souffrait si souvent de problèmes de dos et de genoux, c’est peut-être même pour cela qu’il avec ses couilles qui enflaient.

— Toi ! Viens ! hurla Bane en se redressant péniblement.

 Il sentait sa propre faiblesse, mais il sentait aussi la puissance des dieux, tout autour de lui.

— Allez, viens, continua-t-il. Sauf si tu crains l’Acastale et ses castes divines !

— T’es mort ! rugit l’autre en se précipitant sur lui.

 Bane avait beau être fatigué, sa chair, ses os et ses muscles semblaient être devenus indépendants. Dans la directionnalité de l’ennemi, une large faille lui apparaissait, une plaie béante dans son flux. Ce sont ses couilles gonflées et palpitantes que le pied de Bane frappa. Et manqua, car le sans-caste venait de briser son propre flux, d’une façon trop incongrue pour être appréhendable, mais surtout trop rapide : le boursoufflé était sur lui, la plaquant contre le mur, le tenant à la gorge. Il planta ses yeux dans les siens, puis commença à le frapper d’une main, tout en l’étranglant de l’autre.

Concentre-toi, lui disait la paroi. Mais les coups répétés du monstre déchainé qui s’acharnait sur lui empêchaient toute focalisation : il n’y avait plus de flux, de Vent, de mouvement. Plus que les coups reçus et les décharges de douleur en lui.

 Il va me tuer. L’idée s’imposait à travers Bane, comme à travers la corne, puissante, inébranlable. Sa fin était venue. Les coups continuaient et continuaient, tandis que Bane perdait peu à peu conscience. Il essayait de se glisser dans la corne, d’y disparaître. D’instinct cela lui semblait possible. Abandonner son enveloppe et faire corps avec l’immensité blanche qu’il sentait palpiter contre lui, mais elle le lui refusait. Pas comme ça.

— Tu l’as cherché ! Tu l’as voulu ! bavait la bête en continuant de frapper.

 A chaque nouveau coup, le gout âcre remplissait sa bouche. Bane voulait le lui cracher au visage, mais ne parvint qu’à régurgiter un filet de bave rougeâtre qui s’écrasa au sol. Il sentait ses entrailles à travers ses muscles qui tentaient sans succès d’amortir le choc. Dans quelques instants un de ses organes allait se rompre. Les coups pleuvaient et Bane se demandait ce qu’étaient ces choses, ces organes, que la corne lui faisait percevoir.

 Au bout d’un Temps, le boursoufflé le lâcha. Bane s’effondra au sol.

 De façon très distante, entre les raies de douleur, il percevait la respiration haletante du sans-caste.

— Il t’a mal entraîné, tu vois, siffla-t-il entre deux halètements.

 Avachi, poids mort sur le sol, Bane implora les dieux. Les murs lui intimaient qu’il pouvait encore faire quelque chose, si seulement il se concentrait. Facile à dire, plus rien ne marchait. Son corps était foutu, il ne lui offrait même plus la grâce des tremblements. Pourquoi ?

Concentre-toi !

 Il regarda ses doigts caressant la corne de façon indolente. La matière n’avait rien d’inerte sous leur pulpe, elle était comme innervée. Presque comme une seconde peau.

— Tu vas crever, tu le sais ? jubilait l’autre. Prie seulement tes dieux une dernière fois, avant de rencontrer la vraie créatrice du monde.

 Ce qu’il disait n’avait plus aucune espèce d’importance. Ce qui comptait était le contact avec la corne, la beauté de son gigantisme. Et sa… capacité. C’est ça, oui. La corne n’était pas figée, loin de là. Elle bougeait, mais Temps s’appliquait à elle d’une manière étrange, rendant son mouvement imperceptible. Elle n’était en réalité qu’un immense geste, très lent, très harmonieux, mais un geste néanmoins. Un geste qu’il suffisait de…

— Qu’Ironie te rassemble ! lança le boursoufflé, en levant le pied.

… de… prolonger…

Le sol se gonfla pour former une pointe sous un des doigts de Bane. C’était comme deux chairs qui se rencontrent et se parlent. Frappe-le.

 Elle poussa d’un coup, comme une plante bénie du Temps, et s’enfonça dans la cuisse du sans-caste. Le boursoufflé hurla de douleur et fit un mouvement en arrière.

— Non… fit Bane et la corne comprit ce qu’il voulait. Elle étendit ses racines dans la jambe du sans-caste, l’empêchant de bouger, allant jusqu’à l’ancrer sur place.

 Quelqu’un arrivait, des rangs-forts sans doute. La tête de Bane lui tournait, il ne parvenait pas à comprendre ce qu’il venait de faire et n’était même pas sûr de l’avoir fait d’ailleurs. Alors remettre ça avec tout un groupe d’ennemis lui paraissait impossible.

C’est bien, fit la voix féminine dans la corne. Tu es près. Tu n’as plus qu’à le suivre.

— Non ! fit une voix perdue dans les pas précipités du couloir.

 Dans sa demi-conscience, Bane la reconnaissait.

— Qu’est ce que tu fais là ! gronda Ulri, avant de se figer devant la carcasse du boursoufflé plantée au centre de la pièce.

 Les sans-castes qui l’accompagnaient commencèrent à entonner des prières impies en s’inclinant devant l’homme hurlant de douleur. Le sang de sa jambe gouttait le long de la pointe de corne.

— Bane ! s’exclama Ulri en se précipitant sur lui. Je suis désolé ! Il a profité de notre sommeil pour passer. Comment as-tu…

 La suite disparut dans les lumières vives qui emplirent l’espace. Bane perçut encore quelques instants son corps commençant à vibrer tandis que la voix féminine racontait des choses incompréhensibles avec des mots qui ne voulaient rien dire. Puis tout s’éteignit.

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