Aux dieux

6 minutes de lecture

  « Il arrive parfois que quelqu’un tombe dans le Vide.

Ça arrive de Temps à autre et c’est toujours surprenant. Un instant quelqu’un est là, le moment d’après il dévale le Ciel après avoir été poussé par le Vent.

C’est étrange, mais la vie est ainsi faite, les enfants.

À un moment, on sort du champ. »

— Non, je ne souhaite plus en parler, Mina ! C’est comme ça, ordre de l’Acastale ! Et ton devoir est de m’accompagner !

— Comme il vous sierra, m’Aers, murmura l’Inter.

— Si tu as quelque amant à laisser derrière toi, il te reste peu de Temps, mon amie, file donc !

— Il n’y a pas d’amant, m’Aers… C’est ma famille que je laisse…

— Oh là là, Mina, fini les simagrées, veux-tu ? Il ne s’agit que de quelques jours, après tout. Une semaine, tout au plus ! la tança Felna, réalisant qu’elle s’adressait aussi à elle-même.

 L’œil solaire leur dévoila enfin l’embarcadère du quartier central. Aucun port ne l’égalait en splendeur, tout comme les voiles qui y demeuraient, sans conteste les plus majestueuses du Terraume. Felna adorait se mêler à ces belles personnes faisant le file pour embarquer. Si seulement elle avait pu se passer de ces porteurs Inter qui soufflaient en trainant ses lourds bagages. Enfin, il fallait ce qu’il fallait pour briller dans les confins. Les palais astraux demeuraient certainement le lieu où la mode vestimentaire se faisait la plus extravagante. Il fallait avoir de quoi suivre la tendance, sinon qu’allait-on penser d’elle ?

 Elle se consolait comme elle le pouvait d’avoir à quitter la Cité pour voyager ainsi durant deux longs jours. Quel ennui à venir, songeait Felna déjà fatiguée d’avance. Après l’annonce de l’Acastale, elle avait dû se Terrer quelques jours dans ses appartements. Curieusement, sa peine s’était allégée lorsqu’elle avait annoncé leur départ à Mina qui, s’effondrant, l’avait ainsi tirée de sa propre souffrance. Le travail acharné avec ses aides sur le détail de ce qu’il fallait emporter avait fini de la sortir de l’abattement. Ce n’était pas une légende, les Inter absorbaient réellement les peines des Aers.

 À présent, Felna exultait. Enfin elle verrait son grand-père, cela faisait tellement longtemps ! Et puis les palais astraux demeuraient d’immanquables merveilles qu’on se devait d’admirer au moins une fois dans l’existence.

 C’est donc guillerette, qu’elle arpentait les plateformes bordées d’arbre en direction de la voile-cygne, la plus resplendissante de toutes. Sur le chemin, elles croisèrent encore ces horribles singes. Comme d’autres Aers étaient présents, ils ne lui adressèrent pas la parole, mais la regardèrent avec intérêt. Ils auraient pu tout aussi bien lui dire « à bientôt » de leurs petits yeux pervers.

 Felna espérait que ces êtres détestables n’avaient pas aussi élu domicile aux palais astraux. Par chance, cela demeurait hautement improbable. Ce serait encore un problème de moins. Finalement ce voyage partait sous de bien meilleurs auspices qu’elle n’avait d’abord pensé.

 Restait néanmoins le fait d’avoir à voyager avec sa mère. Heureusement, ces voyages étaient exempts de promiscuité. Il ne s’agissait pas des petites barges populaires qui traversaient la Cité. Felna pourrait facilement éviter le désagrément de se trouver face à elle durant l’essentiel du voyage à devoir trouver des sujets de discussion à peine capable de masquer les tensions qui viendraient indubitablement naître entre elles. Sur la voile, se mère pérorerait, comme toujours, mais se tiendrait loin. Elle garderait ses attaques pour les palais, et essayerait de la descendre devant son grand-père.

 Quand on évoque l’Artnée, on voit son ombre. Milia traversait justement le pont derrière elle. Trainant un cortège de domestiques trimbalant trois fois plus de valises que sa fille. Bruyante comme à l’accoutumée, elle bavassait à qui mieux mieux avec d’autres Aers, du même voyage, comme si elle partait en simple villégiature et non comme missionnaire d’Acastale.

Qu’est-ce qu’elle peut être irritante, songea-Felna en s’évertuant à ne pas se retourner pour éviter d’avoir à la saluer.

 La voile en forme d’oiseau blanc mythique se profilait en dessous du plafond, prête à voguer sur les nuages, Felna voulait s’ajouter à la file de manière à éviter sa poursuivante. Comme sortant du Ciel, un homme jaillit soudain d’un groupe d’aérins pour la saisir par le bras. Felna hoqueta, mais le reconnut rapidement.

— Ah, tiens, qui voilà ? lui lança-t-il, sans aucune élégance.

 Il n’avait rien perdu de ses fâcheuses manières et son côté rustaud. Et il y avait toujours cette déplaisante morosité dans son regard. Que lui dire ? Cela faisait plusieurs lunes qu’elle ne l’avait pas côtoyé. Elle ne s’en trouvait pas nécessairement contente ni déçue, d’ailleurs.

 Elle le détailla rapidement. Son allure avait changé. Il semblait bien plus voûté qu’avant, comme s’il avait vieilli. Sa barbe légère paraissait aussi plus fournie. Son regard, bleu ciel, toujours aussi vif, contenait une inquiétude que son sourire, avenant, semblait nier.

Avant que Felna ne puisse lui adresser quoi que ce soit, sa mère la dépassa, visiblement contrariée.

— Raul ! Mais que fais-tu ici ? Tu as quelque chose à me dire ? C’est ça ? claqua-t-elle comme si elle voulait le gifler avec des mots.

 Felna vit un sourire stupéfiant naître sur les traits de son père.

— Non, ma douce, lui répondit-il, toujours aussi sarcastique. Je suis là pour vous accompagner !

|

 Cette lueur, elle éveillait sa méfiance.

 Ulri avait beau l’encourager, Bane n’arrivait pas à quitter cet endroit qu’il voyait désormais comme sa maison. Il avait l’impression qu’en dehors de ses murs, il allait s’égarer, perdre ses dieux et ne pourrait plus jamais les entendre. Leurs voix avaient beau lui glisser qu’à l’extérieur la lumière serait plus belle - ce qu’il constatait, au bout du couloir — ça ne changeait rien, il était certain qu’il allait perdre quelque chose. Une intimité. Un genre d’amour.

— Prends le Temps, proposa Ulri, souriant.

 Le sans-caste l’avait élu depuis longtemps comme une sorte de sauveur du monde. Ou plutôt des sans-castes, s’amusait Bane, intérieurement, alors que lui et les dieux n’en avaient en réalité strictement rien à foutre. Cependant, grâce à ses divagations, Bane pouvait à présent sortir de sa réclusion.

 La cheffe folle de ces fanatiques d’Ironie avait accepté de lui permettre de vivre avec eux, voilà ce que lui avait dit Ulri. Il avait presque tué le boursoufflé, mais, à présent, on le libérait. On avait même des plans le concernant.

 Mais Bane en avait d’autres. Les dieux aussi.

 Il alignait lourdement les pas. Il ne savait plus trop comment procéder pour marcher, aussi s’appuyait-il sur les parois avec ses mains gantées. Enfin, on les lui avait rendus. Ses gants, ses précieux gants, gages d’un peu de paix. Finis ce contact constant avec la corne et son immensité intérieure, fini les constantes incidences divines. Grâce à ces petits bouts de tissu, il pourrait enfin décider quand leur parler. Fini les crises de tremblements, finis l’appel de la dissolution dans la matière. Avec ses doigts, ses mains recouvertes, il se sentait de plus en plus redevenir Bane. Et chaque nouveau pas dans la lumière lui permettait d’affermir cette conviction.

 Au bout du couloir, il y avait lui.

 Un nouveau Bane.

 Au bout du couloir brillait sa silhouette, baignée de lumière. Lui sans doute, Bane à venir. Un écho, un reflet. Il pressa le pas, pressé de l’atteindre.

 Arrivé sur le perron, son reflet et lui ne faisaient plus qu’un devant l’immense Ciel. Il étincelait, enflammé. Il méprisait le monde sans-caste.

 Ce monde tombera. Voilà ce que les dieux lui avaient dit. Tout ce qu’il avait au-dessus des yeux tomberait. Très bientôt.

|

 L’œil solaire brille partout de la même manière, qu’on soit dans la Cité ou perdu sous les roches du plafond du monde. Ce drôle de constat avait quelque chose de rassurant.

 Malgré l’infini rocheux sous lequel avançait l’esquif, malgré l’immensité paralysante du Ciel dont nul bastingage ne les protégeait, il y avait toujours cette lumière.

 Un nuage d’oiseaux dansait devant le soleil. Aris contemplait leur ballet. Ils devaient être curieux de les trouver là, à voguer sur le néant. Entre la Cité et le camp des confins, il n’y avait rien. Juste leur barque minuscule et le silence.

 « Ceux qui parlent filent au Ciel », ordre du passeur. Alors personne ne mouftait.

 Les oiseaux s’éloignèrent pour prendre la direction de la Cité. Cela n’avait rien de certain, mais l’idée lui plaisait, un peu comme s’il pouvait, ne fut-ce qu’en pensée, les accompagner.

 Aris reprit place parmi les quatre autres. Tous serrés, tremblants de froid. Tous des criminels, des exilés. Il ne connaissait pas leur nom, pas encore. Mais il avait reconnu l’un d’entre eux, il avait d’ailleurs du mal à la quitter des yeux. Sa peau nacrée reflétait la lumière, ses cheveux noirs détachés masquaient ses yeux en amande.

 Les deux rescapés, à nouveau réunis.

 Coup d’Ironie ou d’Attraction ? Il n’arrivait pas à décider.

 La barge voguait et plus rien n’avait d’importance.

 Sinon l’horizon, ses montagnes plongeantes et l’au-delà qu’elles promettaient.

Annotations

Vous aimez lire L'Olivier Inversé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0