La rage est-elle le fait des dieux ? - Vox
« Dans les temps anciens, quand la Terre restait obstinément sous nos pieds, le paysage était bien différent.
Les rares arbres que vous admirez descendant de la souface remplissaient tout.
Partout ! Ils étaient partout ! Dans les plaines, dans les montagnes, même le long de ces effrayantes étendues d’eau, nommées océans - ou lacs, je ne sais plus. Ils poussaient dans les endroits les plus invraisemblables, indifférents aux sols dans lesquels ils résidaient. Même dans les cités, ils grandissaient. Leurs racines n'étaient pas nues, elles n'avaient rien à voir avec ces cages de bois que vous voyez se planter çà et là dans les roches, s'agrippant pour échapper au Vide. En ce Temps, elles se réchauffaient dans l'humus et la poussière, stables, solides.
Un modèle d'éternité et de force. Et, en plus, ils repoussaient sans cesse. C'est pour cela que, sans s'inquiéter un seul instant, les anciens taillaient dans leur abondance et utilisaient leur bois pour tout. Tout !
Je sais qu'il est difficile de se représenter ce monde là. Mais faites un effort. Imaginez ces étendues vertes frémissant sous l'oeil solaire, imaginez les remplir toute la vue. Sachez que leur nombre était tel que, lors des lunes de Vent et de Vide, leurs feuilles tombaient au sol et formaient des tapis recouvrant le terrain jusqu’à perte de vue !
Maintenant, refléchissez. Si cette abondance n’avait pas disparu lors de la grande inversion, les aurions nous malgré tout considérés comme sacrés ?
Je vous vois lever la tête, essayer de vous rappeler ce que plus personne n'a vu depuis des siècles, trouvez la réponse dans ces feuillages disparus. Laissez donc, Sim Mana va vous répondre : sachez, les enfants, que nous n’avons jamais perdu nos travers...
Voyez les forêts de bambou des territoires de l’Est, elles sont constamment mises à profit pour nourrir nos bouches et nos constructions humaines - hé non, tout n'est pas fait de corne, vous le voyez bien ! Alors, à votre avis : jusque quand ? Pourrait-on les perdre également ?
Le doute dans vos regards, je le vois. Ah ! Tremblez, petits, car une légende raconte des choses bien inquiétantes sur les bambous.
Ecoutez sans trembler. Pensez aux fleurs et aux fruits des jardins du palais, pensez aux magnifiques légumes des terrassements agricoles. Vous voyez que toutes les plantes fleurissent, produisent des fruits et des graines. Lesquels doivent être récupérées par les Artes, au risque qu'elles ne meurent et ne renaissent jamais. Maintenant, imaginez nos bambous fleurissant glorieusement ensemble, colorant nos forêts de couleurs encore inconnues. Cette beauté serait en vérité un grand drame, puisque les bambous sont tous connectés. Bien qu’ils ne poussent pas au même moment, ni au même endroit, leurs floraisons et leurs morts seraient toujours simultanées.
Tous les cents alignements, disent les Artes bambousiers, ceux-ci fleurissent et meurent en une grande, et dramatique, communion.
Ce qui est marrant, c'est que personne n'a jamais mentionné de quand date la précédente floraison…
Alors ? Demain, après-demain ? Dans une lune, dans quatre ou cinq alignements ?
Qui sait, petites-bouches ? Quand nous aurons perdu une de nos plus importantes sources d’approvisionnement et d’alimentation, peut-être comprendrons-nous alors, mais trop tard, qu’on en a bien trop abusé… »
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