Sous la Terre — Vox
« Les enfants, si un jour vous vous perdez – ce qui vous arrivera bientôt vu votre tendance à l’ahurissement – n’oubliez jamais de chercher les points les plus visibles de notre grande Cité, ils font office de référence et de repères.
Cherchez par exemple la tour de l’alignement qui descend du temple du Temps. Elle côtoie chaque matin l’œil fatigué du dieu placide parcourant le Ciel. Ces deux-là, lorsqu’ils se superposent parfaitement, vous savez que vous venez de gagner en âge.
Zieutez aussi les autres grands temples, parmi lesquels la colossale Attraction qui caresse de sa jolie tête les nuages ; ou encore le plateau céleste, se confondant avec le Ciel à l’opposé de la première.
Franchement, on peut pas dire que la Cité ne soit pas bien droite, bien organisée, quadrillée par les axes Nord-Sud et Ouest-Est. Les anciens et les dieux ont vraiment bien bossé pour qu’on s’y retrouve.
Et ce n’est pas tout ! Reste encore la Forge, sans conteste le plus gros morceau de corne de toute La Suspendue.
Mais c’est quoi ce truc ? En voilà une bonne question, les gamins.
Dans les temps anciens, c’est-à-dire à la fin de la deuxième forme du monde, les humains, qui à l’époque étaient toujours soutenus et aidés par Art – des bébés, dont on pouvait se demander comment ils arrivaient encore à manger sans que leur dieu leur donne la becquée – les humains, disais-je, avaient bâtit un temple sur notre bonne vieille Terre, encore en place, encore soumise.
Ce grand temple servait à abriter les excroissances de corne qui poussaient à cet endroit précis. En effet, c’est là que les cheveux et les ongles de la Terre poussaient. C’est un peu comme vos maudits cheveux ébouriffés, qui font sûrement le malheur de vos mères, ils ne faisaient que pousser inlassablement. Une horreur.
Les humains commençaient à se douter que la Mère se rebiffait et ils s’en méfiaient. Certains endroits du monde avaient déjà été entièrement ravagées par des pousses sauvages de corne. Elles étaient tellement envahissantes, qu’à certains endroits elles poussaient jusqu’à devenir d’incroyables structures de la taille de montagnes qui allaient gratter de leurs pics le bas-ventre du Ciel – qui, je vous l’assure, ne s’en amusait pas – comme une ultime insulte à sa virilité – les garçons comprendront !
Mais nos anciens étaient de malins : le temple servait à honorer Terre, la calmer, la choyer, mais il servait surtout à juguler la pousse invraisemblable de sa corne. Ils voulaient l’utiliser, évidement.
Ainsi naquit la Forge.
Un coup d’Art qui, dans son éternel désir d’exploitation de chaque parcelle de la Mère, voulait utiliser sa corne pour aider les humains à bâtir mille objets plus solides les uns que les autres.
C’est ainsi que des villes entières furent bâties grâce à ses excroissances qui se développaient sans fin et qui alimentaient facilement tous désirs de construction, même les plus fous.
Les prêtres n’aiment pas que je raconte cette histoire, de peur que je la réifie. Mais je m’en fiche, Ironie dit qu’il faut équilibrer en opposant, c’est pour cela que je vous raconte ces choses. Les Ter disent que cette exploitation folle de la corne a provoqué le déclin de la Terre et le changement du monde. C’est ce que les canons religieux martèlent inlassablement. Mais sans elle, que ferions-nous ?
Sentez-là sous vos tendres pieds, enfants, sentez sa solidité étrangement élastique. Rien ne peut en venir à bout !
Comme la corne est indestructible, elle a traversé, intacte, le cataclysme de l’inversion, nous permettant, nous, petits humains, de s’y planquer pour survivre.
C’est ainsi, mes chers petits, que cette matière devint, avec le bambou qui poussait aux alentours de la Cité, un des principaux moyens de lutter contre l’appel du Vide.
J’en viens au plus intéressant, écoutez-bien ! La Forge, avec le Temps, fut entièrement confondue, assimilée, avec la matière qu’elle abritait et elle commença à gonfler progressivement, tout en prenant des proportions de plus en plus importantes.
Elle est finalement devenue visible de chaque point de la Cité. Regardez-la donc ! Regardez cette forme indescriptible, elle n’a pas fini de fasciner et d’inquiéter le peuple.
Vu sa taille, pourquoi ne pas y vivre, me direz-vous ? Eh bien on ne peut pas, mes chers enfants, d’abord parce que cette forme, étrange, empêche son exploitation comme lieu de vie. Ensuite, car les citoyens craignent l’endroit comme s’il était peuplé de monstres ou d’abjects.
Ces lieux sont en effet dangereux, car soumis à d’étranges et imprévisibles mouvements. Tournoyant, pivotant, tantôt carrés, tantôt ronds, glissant oblique avant de devenir aigus, tout se réarrange sans arrêt dans la Forge et, à part les forgerons Artes et les perinsidents, personne n’a jamais envie de s’y rendre.
Alors, les enfants, la prochaine fois que vous rechignerez face à vos mères voulant vous couper les cheveux, pensez à la Forge : elle est le résultat d’une coupe de cheveux qu’on a laissé dégénérer bien trop longtemps ! »
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