Brume sourde — Vox
« … Il n’y a pas grand monde qui va vous parler de cette affaire-là, mes petits. Personne même, car l’histoire en question déplait foncièrement aux Aers et aux Ter. Heureusement Sim Mana, la dévoileuse, la diseuse de vérités, n’en a cure !
Écoutez-moi bien, bande d’empaffés, car vous n’entendrez ce récit nulle part ailleurs. Je vais vous parler d’un Illum maudit, dont les propos s’éloignaient tellement des canons religieux qu’ils étaient comme une volée d’oiseaux migrateurs à la recherche l’Envers.
Vous êtes prêts ? Votre incarna ne tremble pas trop ? Allons-y, alors !
Cet Illum s’appelait Egdir Rom Ter, et il avait une particularité, il n’était pas né seul.
Allons, ne me regardez pas comme ça. Vous avez compris… Non ? Ah, franchement. Bon, soyons clairs alors : le petit Egdir avait un frère jumeau !
Il faut savoir qu’avec son sale caractère, Vide n’aime pas énormément le genre de lien indéfectible que la gémellité suscite. Et donc, mesquin, il avait décidé de “prendre” le frère d’Egdir avant qu’il ne vienne au monde. Or les liens d’Attraction sont puissants, parfois même partir au Ciel ne suffit pas à les rompre. Ainsi Egdir, resté parmi les vivants, gardait également un pied dans l’infini grâce à son frère qui y tombait.
Alors qu’il grandissait, on le surprenait souvent à deviser avec son frère disparu. Assis au bord des ponts, il parlait à celui qu’il appelait : Mor Ridge. Un nom étrange, je vous les concède, mais tout le monde savait que ce garçon était issu d’une puissante lignée d’Illums et personne ne le traitait jamais de fou.
Mais bon, on a beau savoir, le fait est qu’il faisait tout de même peur à tout le monde. Parfois il ouvrait la bouche et de sa gorge une autre voix émergeait, inquiétante et grave, pour répondre aux questions auquel il ne pouvait répondre. Les citoyens avaient peur, même les Ter tremblaient. À ceux qui osaient l’interroger, le gamin disait que c’était la voix de son reflet, inversé, qui parlait par sa bouche. Reflet qui chutait dans le monde des morts.
Si ce n’était que ça — une énième bizarrerie d’Illum —, ce petit-là n’aurait inquiété personne. L’affaire ne s’arrêta pas là, oh que non… Temps défilant, Egdir et Ridge — les jumeaux reflets — commencèrent à trouver des adeptes. Les alignements passants, ils rassemblèrent même de plus en plus de fidèles. Ils ne suscitaient pas vraiment d’inquiétude, car ils ne reniaient pas les dieux, loin s’en faut. Ils introduisaient dans le dogme juste quelques nuances, qui s’avérèrent au bout d’un Temps insupportables aux yeux des Ter.
Notamment — terrible blasphème — ils prétendaient que la déesse primordiale n’était pas celle que l’on croyait. Ils disaient qu’à l’origine — surtout ne le répétez pas — Ironie avait été à l’initiative de la séparation entre Ciel et Terre. En gros qu’elle présiderait de toutes choses. Vous vous rendez compte, les gamins ? Surtout n’allez pas baver ça chez vos vieux, ils risqueraient de vous jeter au Ciel !
Et ce n’est pas fini, car cette idée folle avait bien sûr des implications. Accrochez-vous à vos oreilles : la prévalence d’Ironie impliquait, selon eux, une nouvelle dimension, fondamentale au monde : le dédoublement oppositionnel.
Ah oui, c’est compliqué ces mots, je sais… Mais en gros ça voulait dire que chaque chose, chaque objet, chaque principe, chaque personne posséderait son image miroir, lui ressemblant tout en étant à l’opposée dans ses caractéristiques.
Partout, des exemples : Terre/Ciel, Attraction/Vide, Messagère/Vent, amour/haine, vivant/mort, suspendu/tombant — exactement comme Egdir et Ridge, dédoublés. Même la déesse Ironie avait son opposé, à son désordre et à ses bizarreries répondaient la régularité et l’ordre du Temps.
Les jumeaux prétendaient que le monde était fait également de cette façon, et c’est peut-être un des éléments qui perturba le plus les citoyens de l’époque. Les frères expliquaient qu’au-delà des nuages, bien caché en dessous d’eux pour qu’on ne puisse jamais le voir, un autre monde existait, qui était l’exacte réplique du nôtre sans pour autant présenter les mêmes propriétés. Là-bas, les gens tenaient debout sur la Terre et regardaient le Ciel au-dessus de leurs têtes sans jamais risquer d’y tomber.
Quand les gens de ce monde mouraient, ils venaient hanter ceux du nôtre, sans qu’on ne puisse les atteindre ; et quand ceux du nôtre mouraient, ils hantaient ceux du leur, sans qu’ils ne puissent les atteindre.
Terrible idée, hein ? De double en double, de symétrie en symétrie, les miroirs s’enfilent les uns derrière les autres pour nous offrir l’infini de reflets successifs. Egdir/Ridge présentait devant nos yeux l’angoissante infinité des images qui se correspondent sans jamais se rencontrer.
Le vertige qui frappait leurs fidèles n’était pas acceptable dans une Cité où l’ordre devait régner, leur vision était en plus bien trop compliquée et surtout elle n’offrait aucune référence claire aux humains pour connaître la bonne voie.
Voulant faire taire les contestations naissantes, les Aers, en accord avec les Ter, organisèrent un procès aux colonnes, qui décida non pas de bannir Egdir mais bien de le tuer. Si sa théorie s’avérait juste, au moment où il disparaîtrait, Ridge devrait nécessairement se présenter à eux. À ce moment, et malgré sa mort, Egdir triompherait alors d’avoir su déceler la vérité.
Son décès servant à prouver la justesse de son idée, ils le condamnèrent à trépasser devant une foule dense, pour que tout le monde sache ce qu’il en coûtait de remettre en question les dieux et les grands principes qui gouvernent le monde.
Au décès d’Egdir, Ridge n’apparut guère. Les dirigeants eurent donc raison.
Mais, je vous le demande — fermez vos bouches, vous avez l’air stupides — est-ce que l’absence de matérialisation de Ridge devant le Peuple est bien la preuve qu’Egdir s’est trompé ?
Méditez donc cela, avant de croire tout ce qu’on vous raconte !
Quant à moi et mes histoires, êtes-vous sûrs qu’elles reflètent la vérité ? L’inventé et le vrai seraient-ils également des doubles opposés ? »
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