Le tuyau — Vox
« Allez, donne-m’en un peu ! Ma vieille bouche est un temple de sècheresse. C’est l’apanage, sans doute, de mon grand âge… je ne suis plus affublée — comme vous ! – d’une gueule baveuse.
Allez, donne donc de cette eau vive ! Sais-tu qu’elle vient de la Mère ? — non pas la tienne, sordide goret ! de la déesse Mère ! Sais-tu qu’elle jaillit de ses seins multiples et qu’on l’appelle lait de Terre ? Et que, sans lui, nulle vie n’est possible ?
Ce lait nourrit les terrassements agricoles de l’ouest. Il irrigue nos milliers de plantations, nos jardins, nos bassin-puits, nos bains, et bien sûr la gigantesque forêt de bambou de l’est.
Les Artes, bien malins, et encouragés par l’Art, ont, dès le début de nos Temps torturés, dévié les gigantesques quantités de lait qui allaient se perdre dans la bouche du Ciel — on peut d’ailleurs légitimement se demander comment il n’est pas encore devenu aquatique à force d’être inlassablement arrosé par mille cascades !
Ils ont utilisé la corne et construit les aqueducs qui distribuent l’eau dans toute la Cité et vous permettent, à tous, de boire à votre soif et surtout laver vos fesses dégueulasses ! Alors merci Terre et merci les Artes !
Donc… Je parlais du Ciel, buvant, ingurgitant sans cesse des galons et des galons du lait de Terre. Presque à croire qu’elle n’attendrait qu’une chose : le noyer, pour de bon ! Faire de lui une mer ! La mer de la mère ! Ah ah !
On rigole, oui ! En attendant, c’est bien à cela que ressemblaient les océans d’avant l’inversion, les enfants : beaucoup, beaucoup — d’ailleurs bien plus que vous n’en puissiez jamais imaginer ! — de flotte, partout !
Et si le monde est bien comme les Ter nous le décrivent — c’est à dire comme vos mains sales : pourvu d’une paume et d’un revers. Alors au-dessus de la Terre, à l’Envers, cet endroit rêvé inaccessible, se déploieraient encore d’incroyables océans ; contenus dans une sorte de grande paume, et qui déborderaient par-dessus ses extrémités, entre les doigts. Même au travers…
Oui ! C’est bien ça ! L’eau de nos cascades — domestiquées, comme sauvages —, proviendrait de l’eau de surface qui filtre à travers la Terre ! Si c’est vrai, alors ce que vous buvez provient de la surface. Ce serait même la seule chose dans notre terrible monde inversé qui proviendrait de l’Envers !
Et un jour, un jour… Si la réversion n’a pas eu lieu entreTemps, comme ils vous le promettent — chose plus dangereuse qu’ils n’imaginent, mais je vous l’ai déjà dit ! — et que le lait continue à inlassablement couler, il pourrait remplir le fond hypothétique du Ciel et s’accumuler encore et encore jusqu’à former un nouvel océan… Un océan qui ne ferait que monter, monter, monter ! jusqu’à atteindre le plafond du monde.
Imaginez-vous, alors, pressés contre la roche froide par un océan furieux qui ne cesse de gonfler. Sa noirceur abyssale qui vous soumerge lentement et vous plaque au plafond jusqu’à l’infiltrer, exilant sous la pression l’air et le Vent dans les lointains confins. Exilant l’air que vous respiriez juste avant. Imaginez-vous noyés entre la Terre et un Ciel gavé d’eau.
Ah… Ça donne soif, tout ça ! Allez, donnez-moi cette Vidée gourde, je parle tellement que ma bouche est tombée de sèche en aride ! »
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