Les stylites — Vox
« Bonne question, petit. Bonne question… Qu’est-ce qu’il se passe au juste dans la Forge ?
Eh bien, c’est très simple : à part les Hauts Artes, personne ne sait !
Toutefois, on peut faire des suppositions, en écoutant les bribes reconstituées à partir des légions de bruits qui courent. C’est dire la précision.
On sait que les Artes ingénieurs créent, pensent, dessinent, gribouillent, pondent des modèles, selon ce qu’il leur est demandé pour le bienfait de la Cité. Leur “production” est ensuite confiée aux gens de la Forge pour être créée.
Réifiée, disent les grands…
Après, tout ça macère, grandit, procède, évolue, mature — voire pourrit — dans ce grand magma difforme qu’on appelle la Forge, par l’entremise d’êtres étonnants appelés : perinsdidents. Ils sont rares sur nos ponts, vous pouvez vous estimer chanceux si vous en voyez un seul sur toute votre petite vie.
Sont-ils humains ? Sont-ils divins ? Sont-ils des anciens biens conservés comme de la bidoche salée ? Tout le monde l’ignore.
On sait plus ou moins qu’ils auraient un genre de hiérarchie. Qu’il y aurait le perinsidents majeurs et mineurs. Je me plais parfois à rêver que ça correspondrait à leur taille. J’imagine de très grands personnages arpentant les allées biscornues de la Forge, accompagnés de plus petits personnages — des genres de mioches, comme vous autres !
Mais je divague.
Les projets sont donc soumis à la Forge, puis jugés valides ou invalides par un comité de hauts Artes mais aussi par un groupe de Ter. Si c’est bon, c’est-à-dire qu’il n’y a rien de trop impie ou de proscrit aux édits Acastaux, les perinsdients peuvent se pencher sur la réification et déclarer le projet réalisable ou pas.
Autant te dire que c’est rarement réalisable. Entre les mystères des perinsidents — qui, on ne sait pas trop pourquoi, jugent les choses faisables ou non faisables — et la censure des Ter, qui craignent le progrès ; il faut bien avouer que les ingénieurs doivent avoir de sérieuses compétences et beaucoup d’imagination pour produire ce qu’ils veulent !
Bon, je vois bien ton regard. Que font-ils donc, ces perinsidents ?
Et bien, il se murmure qu’ils parlent à la Forge.
Un peu comme si tu demandais à la corne sous tes pieds de te fabriquer des sabots, et que d’un acquiescement de matière, elle t’enroberait les pieds joyeusement !
Tu vois, ce serait bien ! Sauf que t’es pas un perinsident et moi non plus. Et surtout il semblerait que l’affaire soit loin d’être aussi facile. Déjà, il n’y a qu’eux qui puissent le faire, ensuite il faut savoir que le seul endroit où ces créations peuvent germer se trouve à l’intérieur de la Forge.
En gros, les graines amorces reçoivent les désidératas des perinsidents — me demande pas comment, on n’a jamais été foutu de me l’expliquer — puis, une fois activées, poussent, se déforment, grandissent, jusqu’à réaliser la forme demandée. Une fois stabilisée, elle gardera la même forme jusqu’à… jusqu’à la fin du Temps. Car personne n’a jamais vu la corne se dégrader.
Alors, je te vois venir : comment, dans une si petite graine amorce, une chose si grande peut-elle être contenue ?
T’es-tu déjà demandé comment, dans l’intimité du ventre de ta mère, le presque rien que tu étais a fait pour devenir l’énorme point d’interrogation sur pattes qui se tient devant moi ?
Non ? Eh bien, réfléchis-y, gamin.
Oui, c’est compliqué et vertigineux. Mais encore ?
On vit au-dessus du Ciel, petit. Le compliqué et le vertigineux sont nos plats quotidiens. »
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