Animalités — 5 (V2)
La treizième infante de tierce degré en valeur-sang de l’Acastale originaire, Aélis Terra Cael, Héritière sacrée du Terraume, des contrées suspendues et des aires enciélées, osait à peine respirer.
Mère-géminée avait perçu le tressaillement divin caractéristique de sa venue et, par l’autorité de Messagère, venait de congédier leurs enfants. Depuis de longs jours, elle guettait son retour en se confiant aux dieux dans un silence qui n’avait aucun lieu d’être entre géminées. Cette intimité révoltante transparaissait dans son regard éteint lorsqu’elle scrutait les hauteurs, comme si cet homme n’appartenait qu’à elle et pas au reste du monde. Quelque part, cela était juste, il n’appartenait plus vraiment à ce monde depuis sa mort.
La voix profonde de Fard Egan Aers tomba des racines du trônarbe.
— Alors, vont-elles le chercher ? demanda-t-il de son timbre rauque, si différent de celui d’avant.
— Elles iront, affirma Mère-géminée. Nous avons pris soin de les motiver.
Aélis osait à peine relever la tête dans sa direction. Sa silhouette, dressée à la perpendiculaire du tronc, lui paraissait, comme toujours, irréelle.
— Magnifique, fit-il, enjoué. Il est sans conteste le réalien qu’il vous faut.
— Tu sais très bien que nous n’avons besoin que d’un seul réalien à nos côtés, et ce n’est pas lui.
Aélis détestait quand la douzième Acastale dévoilait ainsi son affection. Une Acastale ne s’attachait normalement pas à ses enfants. Elle ne devait préférer personne, pas même sa progénie.
— Je ne suis qu’un guide remonté du Ciel, Majesté.
— Non, trancha mère-géminée. Tu es là, à présent. Tu n’as qu’à rester.
L’Acastale perdait de sa superbe, Aélis le déplorait en demandant intérieurement aux dieux de ne jamais être frappée par ce qui affectait aussi insidieusement sa mère. Le réalien remonté resta circonspect face à ce caprice et préféra s’adresser à elle.
— Ô Aélis Terra Cael, lança-t-il, descendant au fil du tronc. Que pensez-vous du projet de votre mère-géminée ?
— Lequel, enfant ? répondit l’Héritière en essayant de ne pas se laisser impressionner par cet Aers dont on prétendait qu’il fut son père.
— Je parle de ce condamné qu’elle gracie à la place des dieux, je parle de l’effigie de Terre qu’elle réclame à la Forge et de ce qu’elle voudrait en faire.
— Il suffit, intervint Arma Terra Cael. N’importune pas l’Héritière, les dieux veulent qu’elle garde silence jusqu’à son avènement, tel est leur volonté et la nôtre.
Hélas, cent fois hélas, Aélis déplorait cette déplorable règles qui la faisait passer pour un être indécis et timide aux yeux du peuple.
— Qu’importe, je sais à son regard qu’elle désapprouve, reprit Fard Egan Aers, s’approchant de l’Acastale. Vos gestes, Majesté, deviennent imprudents. Or, vous ne pouvez vous permettre, dans une Cité aussi déséquilibrée, de vous mettre en danger politiquement.
La voix de mère-géminée s’éleva, indifférente à être entendue.
— Nous sommes l’Acastale ! Nous sommes au-delà de ces choses. La politique, cela semble autant compter pour toi que pour ce vieillard que tu convoques ! Mais elle a ruiné le monde votre belle politique, nous a séparé de la Mère de toute chose en nous empêtrant dans d’inlassables palabres chers à Messagère. La politique, enfant, n’est jamais que l’infecte friandise des patriarches que nous avons nous-même précipités au Ciel ! Tu… Tu les sais… fit-elle, bien plus bas. Toi aussi, tu en as fait les frais…
Fard Egan perdit quelques instants de sa superbe.
— Je… Je ne sais plus… fit-il, regardant l’Acastale surpris, comme s’il s’éveillait soudain. Les frais ?
Il paraissait réellement désorienté, au point même qu’Aélis l’imagina se décrocher de l’arbre et tomber sur elle.
— Nous te l’assurons, bien-aimé. Nous ne l’avons pas voulu !
Mère-géminée se répandait à nouveau. Aélis préféra fermer son incarna à ces aberrations propres à l’amour.
— C’est cet être vengeur qui t’a condamné, reprit Arma Terra Cael, vibrante. Mais, enfin, creuser notre Terre, tu n’aurais jamais dû dire cela !
Et sa punition fut exemplaire, plaise aux dieux. Aélis ne commettrait jamais le péché d’amour, elle le marqua tel un sceau vif dans ses propres entrailles. Jamais.
— Ah… fit Fard Egan, reprenant ses sens. Oui, autrement, il faut faire autrement…
Il la regardait, comme si elle constituait à elle seule l’unique solution à tous les problèmes du monde. Son sourire ne fut pas désarmant, mais effrayant. L’Acastale s’extirpa du lit de feuilles, une main tendue vers l’ombre de son amant remonté du Ciel.
— Ton visage, nous aimerions tant pouvoir le revoir, bien-aimé. Éloigner cette brume de nos yeux.
— Une Acastale doit pouvoir voir le monde tel qu’il paraît, approuva Fard Egan, avec au fond des yeux une certitude qui n’avait plus rien à voir avec sa distraction d’avant. Les orgènes et les Vox disent qu’aucune maladie ne peut frapper les Acastales. Se seraient-ils fourvoyés ?
— Ils ont raison, s’offusqua mère-géminée.
Aélis n’aimait pas la tournure que prenait leur conversation. Elle se doutait du lieu où voulait les mener cet homme surnaturel. En soi, elle n’était pas vraiment certaine de vouloir dissuader mère-géminée d’y aller. Elle-même n’aurait pas hésité aussi longTemps. Ce qui l’ennuyait était l’insistance de l’amant de sa mère, comme s’il avait quelque chose à gagner.
— Majesté, continua Fard Egan, en remontant vers les racines noueuses. Vous savez comment y remédier, n’est-ce pas ? Pourquoi ne le faites-vous pas, Fille ancestrale du monde ?
Aélis ne voulait pas retourner au mausolée des Acastales. Elle ne voulait pas non plus pénétrer le trésor et revoir la créature qu’il abritait.
— Après, tu reviendras ? lança l’Acastale au Vide.
Fard Egan disparut en pénétrant le sol de l’ancien monde.
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