L'intrus — 3 (V2)

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 Raul n’avait pas le cœur de retourner au banquet, ni pour dormir ni pour pomper les fonds de baril. Cette scène l’avait dégouté. Les siens le dégoutaient. Et même les autres, quand il repensait à leur comportement devant la Vox quand elle dansait. L’humanité suspendue à ce monde faisait peine à voir, on aurait pu aussi bien la laisser basculer au firmament.

 Il se tenait justement sous ses pieds, celui-là, placide et endormi. Il se foutait éperdument de tout ce qu’il se passait au-dessus, se contentant d’accueillir, bouche ouverte tout ce qui lui tombait dans le Vide. Et le pire là-dedans, c’était que même en sachant tout ça, Raul le trouvait malgré tout splendide. Les citoyens — qui s’éloignaient sur les ponts chichement éclairés — n’osaient jamais y regarder la nuit. Il n’y avait pourtant rien de plus beau que ce lit de mort. Ces étoiles, impossibles à dénombrer. Tous ces morts brillant sur la voie des défunts. Ces pauvres gens qui tombaient au Ciel sans avoir été immolés et qui tombaient si vite qu’ils en cramaient, espérant vainement remonter jusqu’à Terre. Son fils voguait parmi eux. Les Ter disaient que les non-transpassés voyaient leur incarna transmigré, qu’ils ne devenaient jamais des étoiles et résidaient en Terre, avec les immolés. Des foutaises pour rassurer le peuple. Son fils était au Ciel, Raul en était persuadé, c’était pour cette raison qu’il l’admirait si souvent. Et les très hypothétiques similis Fard Egan et l’arbitraire Mor Ridge, n’allaient pas le faire changer d’avis : personne n’en remontait. De toute façon, toute cette affaire ne tenait pas la route. Comment certains pourraient-ils braver la maudite gravité et pas les autres ? Rien ne remontait à part les pluies ascensionnelles, les fumées et les nues léchant le plafond. Les oiseaux aussi, bien entendu, et — comme pour lui rappeler, quelques bourdons passèrent lourdement — les insectes, évidemment.

— Retournez vite en Terre, les amis, leur lança Raul. Le soir n’est pas à la tolérance et les filles du Vide ont faim.

— Tu parles à qui ? demanda une voix derrière lui.

— À tout le CéliTerre, répondit Raul, en regardant par-dessus son épaule. Excepté les gens qui se sentent supérieurs… Et les outres à vin.

 C’est un Galyane souriant qui s’installa à ses côtés.

— Bouche-toi les oreilles, alors.

 Raul le fixa, se demandant s’il devait mal le prendre. En même Temps, quelle importance ?

— Tu ne crains pas la nuit comme les autres ? J’aurais imaginé te voir détaler avec toute la clique pour retrouver ta case.

 Galyane contemplait pensivement les myriades de lueurs qui tapissaient les profondeurs.

— Les résidents du fond du Ciel sont trop beaux pour craindre la nuit.

— Je ne te savais pas si poète, s’amusa Raul. Es-tu sûr d’être un Artes ? La contemplation, c’est pas plutôt un truc de Vox ?

— Croire en la réalité des castes, n’est-ce pas un truc d’Aers ?

 Raul ricana, la remarque était de bonne guerre. Après tout, il passait son Temps à décrier les siens à cause de leur manque d’ouverture, mais disait le même genre de conneries lorsque le vin glissait dans ses veines.

— Qu’est-ce qu’ils voulaient à cette fille, tu crois ? fit Galyane, d’une voix éteinte.

— J’en sais rien, c’est peut-être lié à l’autre rescapé… supposa Raul, fatigué de trouver des raisons aux siens. Le gamin a été condamné à fendre la roche avec les arpenteurs. Les colonnes ne pardonnent pas.

— Les pauvres rescapés. Ce sont les seuls transpassés de leur génération et on les condamne.

— Ce ne sont pas les seuls.

 Cela faisait bizarre à Raul de pouvoir parler de ce genre de chose avec un citoyen de basse-caste. Depuis que l’aire sans-caste était devenu publique, la Cité n’avait plus le même visage. Elle avait perdu le masque du secret, ça ne la rendait pas jolie pour autant.

— Les autres sont derrière la frontière, dit-on… hésita l’Artes, comme si le sujet était encore tabou. Mais, plaise aux dieux, nos forces vont les retrouver.

— C’est ce qu’on dit.

 Raul n’ajouta rien. Il n’y croyait pas. Il avait vu l’aire sans-caste, il savait le bordel indescriptible qui y régnait. Impossible que des petits citoyens tout frais survivent là-dedans, surtout sachant les mouvements destructeurs que couvaient sous ces terrains. Les siens étaient unanimes, une portion des sans-castes s’élevaient contre le Cité. Ils vénéraient Ironie et…

— Sang-mort… murmura-t-il.

— Quoi ?

 Comment avait-il pu passer là-dessus ? Mor Ridge et Edgir Rom, les jumeaux maudits, eux aussi étaient vénérés par les sans-castes. Raul se sentait la tête tourner — et ce n’était pas le vin. Ces légendes pouvaient-elles avoir une réalité ? Ces deux Ter, au temple, l’avaient pris pour Mor Ridge et l’envisageait comme quelqu’un qui voulait se venger. Un remonté du Ciel pouvait-il avoir été envoyé par les sans-castes ? Était-ce Mor Ridge, l’homme-inversé ?

— Je… je crois que je commence à comprendre quelque chose.

— Sur l’homme-inversé ?

 Raul le dévisagea.

— Quoi ?

 Jamais il n’avait vu Galyane aussi sérieux.

— Et que crois-tu avoir découvert, Raul ?

 Il avait une lueur étrange dans le regard. Sentant monter en lui un malaise qu’il ne s’expliquait pas, Raul lui répondit :

— Un… Un lien entre différents événements…

— Un lien, répéta Galyane. Bien sûr, un lien, tu fais toujours des liens.

— Qui es-tu ? demanda Raul ?

— Ton ami, bien sûr, fit Galyane, éclatant d’un rire qui semblait lointain. Que crois-tu ? Tu fais des liens, comme tout élucide, non ?

 Raul soupira. Trop de vin dans les tripes, ça faisait douter de tout.

— Je ferais mieux d’aller m’pieuter, renonça-t-il.

— Aux banquets ? fit Galyane, l’air narquois. Tu n’as pas une femme et une fille, au quartier central ?

— Si, répondit Raul, après une hésitation. Si jamais tu connais une bête stellaire pour m’y conduire, je suis preneur, mais moi j’me trimballe pas sur les ponts, la nuit.

 Galyane haussa les épaules, comme s’il savait pertinemment qu’il mentait. Il avait l’air d’être énervé sous sourire. Un truc turlupinait Raul.

— Je ne me rappelle pas t’avoir un jour parlé de ma fille.

— Tout le monde a des enfants, Raul. L’Acastale nous impose de procréer au moins jusqu’à ce que fille naisse. C’est facile à déduire, non ?

 Non, le raisonnement était fallacieux, même complètement imbibé, Raul le savait. La mortalité infantile et maternelle était conséquente et rares étaient ceux qui avaient la bénédiction d’avoir plusieurs enfants et encore moins des filles. Galyane paraissait définitivement étrange, il n’avait plus rien à voir avec le simple Artes des terrassements avec qui Raul passait ses soirées. Il lui rappelait en réalité quelqu’un d’autre, une personne qu’il n’avait plus vue depuis des alignements, car il l’avait soigneusement foutu en dehors de son existence.

— Combien d’enfants as-tu, d’ailleurs, mon bon Galyane ? Trois filles, hein ? Mon veinard ?

— On a la bénédiction qu’on mérite ! Les dieux aiment mes offrandes, faut croire.

Raul se redressa en s’agrippant à la rambarde. Le Galyane que Raul connaissait avait trois fils, il avait assez ramé avec eux pour lui en avoir parlé en long et en large.

— Je repose ma question, fit Raul, lui faisant face. Qui es-tu ?

— Mais enfin, Raul, fit l’imposteur, incrédule. Je suis Galyane. Le vin te fait chavirer, ma parole. Attention de ne pas tomber au Ciel.

— C’est une menace ? riposta Raul, en posant une main sur le pommeau de sa lame.

 Il était en position de force, désormais. Nullement inquiet, l’autre demeurait assis au bord du Ciel. Le léger agacement sur ses traits peinait à masquer son mépris.

— Allons, allons, Raul, tu vois ce qu’il se passe quand tu bois trop. Tu vas passer pour un pris-d’Ironie, comme souvent. Va donc te coucher et oublie tout ça. Le CéliTerre est un monde complexe, pourquoi chercher à le comprendre ? Tu crois que tu vas en dénouer tous les fils entremêlés, peut-être ? Tu crois, ajouta-t-il, en ricanant, que tu va renverser le monde, c’est ça ? Rentre chez, toi, Raul. Va rejoindre ta femme et ta fille.

Tout, dans le personnage, évoquait Galyane : l’apparence, la voix, chaque trait de son visage, jusqu’aux poils de sa barbe légère, le détail de ses vêtements, et en même Temps, tout discordait. Sa manière de parler n’avait plus rien à voir avec ses inflexions de faiseur. Sa posture, son attitude, même ses gestes, étaient empreints d’une prestance qui ne lui allaient pas. Ces yeux, s’ils étaient bien ceux de son ami, son regard était celui d’un étranger.

 Mais ce qui faisait battre son cœur de plus en plus vite était cette impression grandissante que celui qui se tenait devant lui n’était pas tout à fait là. Comme en léger décalage, pas vraiment présent. D’une certaine manière à côté de lui-même, et hors du Temps.

Raul dégaina sa lame.

— Je répète ma question, qui es-tu ?

 Presque-Galyane soupira. Mais son soupire ne déplaçait pas d’air.

— Tu as toujours été trop astucieux, Raul. C’est à la fois ta force et ton plus grand souci.

Toujours cette manière particulière de l’interpeler ! Mais d’où ça venait ? Raul ne parvenait pas à remettre le doigt dessus.

— Cette manière de… On se connaît ? hésita Raul, la lame pointée sur lui.

— D’une certaine manière oui, et d’une autre non.

 Ces propos d’Ironie. Et ce regard, songea Raul.

— Tu n’es pas Galyane, mais tu as pris son apparence. Ironie maudite ! Comment fais-tu cela ?

 Le simulacre sourit, il n’allait plus pouvoir feindre quoi que ce soit et le savait. Son visage commença à grimacer. Non, se tordre.

— Je sais en faire bien plus, répondit-il après avoir pris les traits d’un homme las, aux joues trop rouges et aux yeux d’un azur usé. Dois-je prendre ton visage pour te convaincre ? Tu n’écoutes de toute façon que toi-même…

Était-ce sa propre voix — en plus de son visage — que cet être reproduisait ? Raul en resta subjugué. S’entendre et se voir de l’extérieur était si étrange.

— Que… Que me veux-tu ?

— Je veux que tu cesses ton enquête. Pour une fois, lâche les choses, plutôt qu’inlassablement les affronter. Celui que tu cherches n’existe pas, il est imprenable. Il n’est qu’un concept Venteux, une idée servant des causes croisées. Ne chasse pas l’air, Raul, tu risques d’y tomber.

— Qui parle ? lui cracha Raul, en regardant celui qui se trouvait au bout de sa lame. Tu parles de lui, mais vous n’êtes qu’une seule et même chose.

— Si tu le dis, Raul, si tu le dis…

 Il était insupportable de se parler à soi-même. Avait-il l’air si décrépi et… vieux ? Ou était-ce cette entité qui l’était ?

— Si tu me connaissais vraiment, lui cracha Raul. Tu saurais que ce ne sont pas ces mots qui vont m’empêcher de continuer. Pourquoi voudrais-tu que je m’arrête, si je n’étais pas dangereux pour toi ?

— Tu me fatigues. Les forces que tu veux affronter sont hors de ta portée. Tu te crois malin, mais tu es stupide et gonflé d’Ironie. Continue, si c’est ça que tu…

 Pour qu’il la ferme, Raul lui planta sa lame dans le ventre. Ce corps perforé était le sien, ce regard surpris aussi. Il se tuait, lui-même. La sensation était bizarre, comme s’il pénétrait quelque chose de léger, comme un filet d’eau. Il s’étonna d’éprouver du plaisir, même une certaine satisfaction. Il fut presque déçu de le voir finalement disparaître, même s’il s’en doutait.

— Tu vois ? dit une voix derrière lui. Tu n’arriveras à rien !

— Je le savais ! triompha Raul, sous le regard surpris de son jumeau. C’est toi, l’homme-inversé ! Tu n’as pas de corps ! Je l’ai supposé après avoir touché le dessous de la planche de l’épreuve, tu ne laisses aucune trace, la poussière agrégée était intacte ! jubila-t-il, rengainant sa lame, désormais certain qu’il n’avait rien à craindre. Et je parie que sous l’œil solaire, tu n’aurais même pas d’ombre. Tu sais changer de visage, donc tu es aussi celui qui se fait passer pour Fard Egan ! Tricheur. Il n’y a pas deux ou trois êtres distincts, mais un seul, sans substance. Une simple ombre. Tu t’es grillé, l’homme concept. Et tu sais quoi, je crois que je te connais !

— Trop perspicace, trop efficace, regretta l’autre Raul. Mais si tu crois que je ne pourrai pas t’arrêter, tu fais une grosse erreur, rappelle-toi les morts.

— Mais vas-y, l’ombre, pauvre image sans corps ! N’hésite pas. Montre-moi comment tu fais sauter les crânes !

Raul se tourna, balayant l’espace de la plateforme qui longeait la salle du banquet, les passerelles et les grappes, pas si éloignées.

— Tu as un complice, c’est ça ? Quelqu’un qui utilise la fameuse arme des Artes ? L’arme impie trouvée en plein cœur de cette réunion de sédition que tu as toi-même démantelée, et si ça se trouve celle qui a permis à Muy Rin de s’échapper du tuyau. Alors, c’est quoi le truc ? Qu’est-ce qu’il avait dit, encore ? Que tu n’étais pas là où tu semblais être ! Le perinsident l’avait…

— Abandonne, Raul, tu ne peux pas m’arrêter, comme tu ne pourras jamais l’arrêter, lui ! répondit son reflet, affichant une expression que Raul s’ignorait capable d’afficher.

— Je te préviens, j’ai bien plus de moyens de t’arrêter que de tuer ! Alors abandonne, Raul ! Et… maintenant, disparais !

Et d’un coup, tout éclata.

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