Mort aérienne
- Mon Dieu qu’il fait chaud ! marmonne Béa en descendant l’escalier. C’est impossible de rester à l’étage.
Il n’est que onze heures et les températures, en ce mois de juillet, sont déjà élevées. À l’intérieur de la maison, il fait aussi lourd qu’à l’extérieur. C’est au ralenti que l’adolescente de quatorze ans se dirige vers la cuisine.
- Mais qu’est-ce que c’est que ça ? grimace-t-elle en pointant du doigt une chose accrochée au plafond.
- Un ruban anti-mouche que j’ai installé ce matin-même, répond sa mère qui épluche de la salade.
- C’est trop moche et… Hey ! Mais tu as déjà fait une victime ! s’écrie-t-elle, les yeux plissés pour mieux distinguer l’insecte pris au piège.
- C’est le but ! Finies ces satanées mouches ! Cet été on aura la paix !
- Ça va pas la tête ! Mais tu es un monstre ! Tu te rends compte de l’enfer qu’elle est en train de vivre, la pauvre ?
- Eh bien ! D’où vient cet intérêt soudain pour le sort des petites bêtes ? s’amuse la mère.
- Ça te fait rire ! s’emporte Béa.
- Ne trouves-tu pas ta réaction un peu excessive ? Ce n’est qu’une mouche collée à un ruban.
- Qu’une mouche ? Maman, elle agonise là ! Toi, tu accroches le ruban, ça te prend quelques minutes mais la mouche, elle, va souffrir beaucoup plus longtemps. Elle est coincée mais en vie. Elle n’a plus qu’à attendre la mort. C’est super cruel. C’est comme si tu étais en train de t’enfoncer dans des sables mouvants. Tu ne peux pas t’échapper et petit à petit tu vois la fin arriver.
La mère de la jeune fille, surprise de cette attention démesurée envers un insecte, monte sur une chaise pour s’approcher du ruban et demande :
- As-tu bien regardé ? Qui sait, peut-être est-elle déjà morte ?
- Alors ? s’impatiente Béa.
- Je confirme, elle n’est plus de ce monde, répond la mère d’un air dégoûté après avoir décollé la mouche avec ses doigts.
- Tu vas être la plus gênée en plus ! C’est la meilleure celle-là ! Peut-être qu’à cause de toi, une mère de famille est morte. Elle volait à la recherche du petit déjeuner pour sa famille et, bim, la voilà prisonnière de ton ruban, condamnée à mourir de faim et d’épuisement ! Tu ne pouvais pas la laisser vivre sa courte existence ? Savais-tu que la durée de vie moyenne d’une mouche domestique est d’une vingtaine de jours ? Ça te fait quoi d’être une meurtrière, Maman ?
Assommée par la chaleur et énervée, Béa avale d’une traite un grand verre d’eau fraîche. Sa mère, sans voix face au procès dont elle est l’accusée, est prise d’un rire nerveux.
- Oui, bois ma fille ! Je pense sérieusement que tu es déshydratée pour être si émotive et irritée. Et depuis quand tu écoutes les cours de SVT ? Ah ! Ah !
- Arrête de te foutre de moi et décroche ce foutu ruban ! A moins que tu veuilles d’autres morts sur la conscience ! s’exclame l’adolescente essoufflée, le verre vide à la main.
La mère s’exécute et met fin à la scène délirante de sa fille. Le père arrive dans la cuisine et la famille prépare le déjeuner ensemble.
En début d’après midi, les trois individus sont avachis sur le canapé et s’occupent comme ils peuvent tellement l’atmosphère est étouffante. Seul un petit ventilateur, posé non loin, leur apporte un infime soulagement. Les fortes températures fatiguent les corps et les esprits. Alors que Béa baille, une mouche vient se loger dans sa bouche et la fait tousser instantanément. Si son père réagit et tente de l’aider, sa mère, elle, éclate de rire. La jeune fille suffoque un moment et finit par avaler l’insecte. En sueur, le visage rouge, les yeux humides, c’est sans un mot que Béa lance un regard noir à sa mère. Celle-ci s’empresse d’aller raccrocher le ruban anti-mouche.
La demoiselle va la rejoindre dans la cuisine, boit la moitié d’une bouteille d’eau pour se remettre de ses émotions et s’écrie :
- Mets-en un dans chaque pièce et sors tout ton attirail anti-moustique. Eux aussi on va les avoir, ces petits bâtards !
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