Échec et mat

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Livraison de la marchandise prévue dans la nuit du 31 octobre au 1ernovembre. Site de Stonehenge. Angleterre. Aucun retard possible.

En ce jour du 21 octobre, le vent du nord soufflait son empreinte glaciale en rafales sur la ville de Windsor. La chaussée se recouvrait peu à peu de feuilles oxydées aux multiples nuances d’ocre et de rouge. Parmi la population, voûtée par l’air frais, un homme sans âge affublé d’un haut-de-chausses bouffant et d’un pourpoint de velours pourpre marchait d’un pas décidé tout en maintenant fermement un chapeau haute calotte sur la tête. Une cape noire sur les épaules complétait le personnage. Loin de passer inaperçu, les passants qu’il croisaient le dévisageaient tous avec un drôle d’air. Certains ne manquaient d’ailleurs pas de se moquer de ce tableau incongru.

— Hey ! Vous avez dix jours d’avance sur Halloween, vous savez ? l’alpaga un jeune homme emmitouflé dans son manteau de laine.

L’individu lui envoya un petit signe de main dans sa direction.

— Merci, mon brave !

Seul un éclat de rire lui répondit. L’homme l’ignora ; il savait très bien ce qu’il avait à faire. Pourtant, il s’interrogeait. Quelque chose clochait dans cet endroit, cela ne ressemblait en rien à ce qu’on lui avait conté. Au bout de quelques centaines de mètres, il s’avoua vaincu. Perdu dans la grande et bruyante cité, il n’hésita pas à quérir l’aide à une vieille dame dont la principale occupation consistait à lancer des miettes de pain à des volatiles bien gras.

— Mille excuses, gente dame. Auriez-vous l’obligeance de m’indiquer la route du château ?

Elle pivota la tête vers lui et l’inspecta de la tête aux pieds avant de pointer son doigt vers le Nord en silence. L’homme étrange retira son couvre-chef et s’inclina avant de repartir.

— Château de Windsor ! Dernier appel ! cria une jeune femme rousse devant un bus à impériale rouge, garé sur le bas-côté de la route.

Un groupe de touristes se rassembla rapidement autour d’elle. L’homme costumé se faufila parmi eux sous l’œil consterné de la guide.

— Le trajet aller et retour coûte seulement deux pounds ! poursuivit-elle d’un ton las.

Elle s’engouffra ensuite dans l’autocar et une file se forma devant la porte. Lorsque ce fut à son tour de monter, l’homme fouilla à l’intérieur de son pourpoint, en ressortit deux souverains d’argent et les tendit au chauffeur avec un sourire.

— Tenez, mon brave !

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il en examinant les pièces dans sa main.

Son regard se fit dédaigneux dès qu’il aperçut la dégaine du drôle. Il jeta la monnaie sur ses trousses et la peau de son gros visage moustachu imita les teintes automnales.

— Allez, l’guignol, descend tout d’suite ou j’appelle la police !

Pantois, l’homme ne bougea pas d’un pouce. Pire, ses lèvres se mirent à trembler et ses doigts tapotèrent nerveusement son bras. Alors que le conducteur se levait pour en découdre, un passager arriva à la rescousse.

— Voici quatre pounds : deux pour moi et deux pour lui, dit-il avant d’entraîner le pauvre homme avec lui.

Ce dernier se laissa faire sans dire mot. Le bourru se calma aussitôt et se rassit sur son siège. Les deux hommes s’installèrent au second étage. Au même moment, le bus démarra dans un ronflement de moteur assourdissant. Par la fenêtre, défilèrent nombre de façades parées de toiles d’araignées, de citrouilles ou encore de sorcières et de fantômes. La ville entière prenait une allure fantasmagorique et étrange.

Encore choqué par la scène qu’il venait de vivre, l’étranger retira son chapeau avec des gestes lents, révélant une chevelure platine éparse.

— Merci, fillot, prononça-t-il d’une voix reconnaissante.

Son bienfaiteur planta ses yeux gris dans les siens et se présenta, une main tendue.

— Je m’appelle Mike Adams et vous êtes… ?

— Sir George Clifford, répondit-il, plus assuré, tout en ignorant son geste amical. Merci pour votre bonté, messire. Ce manant a de bien mauvaises manières, n’est-il pas ?

Mike hocha la tête en signe d’assentiment.

— Que venez-vous donc faire à Windsor, sir George ? demanda-t-il. Vous préparez un spectacle pour Halloween ?

— Un spectacle ? Que nenni. J’arrive de loin pour obtenir une audience auprès du roi.

Son voisin ne put s’empêcher de s’esclaffer.

— Le roi d’Angleterre est mort depuis longtemps ! En revanche, la reine est bien vivante. Avec un peu de chance, vous pourrez l’apercevoir. Elle aime résider ici.

— Le roi est mort ? Mortecouille ! se lamenta-t-il. Voilà qui est fâcheux… Je me contenterai donc de la reine.

Le véhicule freina puis s’immobilisa. En passant devant le chauffeur, sir George le foudroya du regard avant de descendre à l’air libre. D’autres autocars étaient garés à ses côtés. L’insolite remit son chapeau, se lova dans sa cape et s’approcha d’eux.

— Je n’imaginais point un carrosse ainsi, songea-t-il à voix haute alors qu’il examinait minutieusement les engins.

Derrière lui, Mike Adams tentait de comprendre cet hurluberlu. Sortait-il d’un hôpital psychiatrique ? On commençait certes déjà à voir apparaître quelques enfants déguisés pour la soirée tant attendue d’halloween, mais cet homme semblait vraiment débarquer tout droit d’une autre époque. Curieux, il choisit de l’accompagner encore un moment, ne serait-ce que pour avoir une bonne anecdote à raconter à ses collègues.

La forteresse de Windsor se dressait à l’extrémité d’un parc bordé par des arbres en partie dépouillés de leur feuillage safrané. Une nappe de brume s’élevait derrière les tours de l’entrée principale donnant au monument une apparence sinistre en cette fin d’octobre. Sir George, suivi de près par Mike, s’écarta du groupe de touristes et pénétra dans le château. Un autre esclandre faillit éclater quand il estima inadmissible de devoir débourser un sou pour converser avec le monarque, criant à qui voulait l’entendre que c’était du jamais-vu ! Une seconde fois, Mike le sortit de ce mauvais pas et empêcha de peu l’exclusion. L’homme en haut-de chausses ne se départit pourtant pas de sa mauvaise humeur tout au long de la visite.

— Que m’importent les tentures et les tableaux ? marmonnait-il régulièrement.

Dès qu’il croisait un garde en tunique rouge avec un bonnet à poils noirs, Sir George exigeait une entrevue avec la reine. Bien évidemment, stoïques en toute circonstance, ils ignorèrent l’importun jusqu’au moment où il s’introduisit furtivement dans les appartements privés de la famille royale.

— Maroufles ! Houliers ! hurla-t-il alors qu’on le jetait dehors sans ménagement.

Aussitôt relevé, il repartit à la charge. Mike tenta en vain de le raisonner. Le pauvre homme était devenu obnubilé à l’idée de rencontrer la reine. À trop abuser de la chance, elle finit par tourner et sir George l’apprit à ses dépens ; il finit menotté dans un vestibule, isolé du public.

Quelques heures plus tard, les portes de l’ambulance s’ouvrirent sur un imposant bâtiment en briques rouges. Sir Georges, sous l’effet des sédatifs qu’on lui avait administrés, balançait la tête d’avant en arrière. Soutenu par deux hommes costauds, il pénétra à l’intérieur. Contrastant avec la devanture austère, les lieux alliaient modernité et architecture classique. Deux statues trônaient de chaque côté des marches d’un large escalier en marbre.

— C’est ici que vit la reine ? s’enquit l’homme ceinturé d’une voix faible.

— C’est ça, oui ! ironisa l’un des infirmiers qui le prit en charge. Elle adore loger au Bethlem Royal hospital. Allez venez, mon vieux, on va vous conduire à votre chambre.

— Hospital ? Mais… je ne suis point malade !

— C’est ce qu’ils disent tous.

— Vous vous méprenez, je n’ai pas de temps à perdre ! Ils vont bientôt arriver…

L’adrénaline qui se déversa dans son organisme dissipa le brouillard dans son esprit et il tenta de fuir l’asile en poussant l’infirmier contre le mur. Une piqure cuisante au bras le replongea aussitôt dans un demi-sommeil. Il s’écroula sur le sol froid puis le personnel l’enferma dans une pièce contiguë durant sept longues journées.

***

— Que sait-on sur ce Sir George Clifford ? interrogea le directeur de l’établissement au docteur chargé de s’occuper de lui.

Contrarié, le médecin fourra dans les poches de sa longue blouse immaculée et remonta les lunettes sur son nez.

— Absolument rien. J’ai bien trouvé une bonne vingtaine d’homonymes dans le pays, mais aucun ne correspond à cet individu. De plus, son silence quant à son identité me laisse perplexe. Souffre-t-il d’amnésie partielle ou d’un délire paranoïaque ? Il est encore trop tôt pour le dire. Il ne cesse de répéter la même chose : « je ne serai pas prêt quand ils viendront ». Et plus énigmatique encore, cette phrase qu’il lui arrive de crier pendant son sommeil : « j’ai perdu le roi et la reine ».

Derrière son bureau acajou, le jeune directeur soupira et écrivit quelques lignes dans un dossier ouvert. La photo de Sir George s’y trouvait agrafée.

— Bien. Dr Brown, il est temps de le confronter aux autres patients.

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