— Obèse !
— Obèse !
La sentence est tombée comme une lame sur le cou d’un canard condamné à un avenir laqué. Le coup est net, sans appel et sans pardon possibles. Je devine le léger effort de monsieur Pitchone pour contrôler la grimace de mépris qui se dessine sur ses lèvres. Dommage qu’il ne maîtrise pas aussi bien son regard.
Le voile du silence qui s’ensuit pèse plus lourd que moi. Monsieur Pitchone, maître de cérémonie par la grâce des prérogatives administratives et d’alliances électorales corléonesques, essaie, sans trop d’effort, d’en soulever un coin :
— Obèse… Et maintenant, qu’allons-nous faire de… de… ça ?
« Ça », c’est moi, bien entendu. Curieux tout de même, à notre époque qui vomit à tour de bras les déclarations de tolérance et de respect envers tout et son contraire, il reste une exception que je représente hic et nunc : les gros sacs, les gras-double, les bidonneux, les lardeux, les « ça », les Ceux-Dont-On-N’a-Pas-Besoin-De-Prononcer-Les-Noms, même un Dumbledore de la ligue des droits du tout et du n’importe quoi ne s’y risquerait pas.
Si je n’étais pas un enfant, précoce et futé, mais quand même un enfant, une telle phrase me vaudrait immédiatement une avalanche d’insultes et de qualificatifs évoquant toujours, in fine, un petit et sinistre moustachu d’il y a près d’un siècle maintenant. J’adore le plan de circulation et les sens uniques de cette fameuse tolérance.
Je suppose que je ne vous apprends rien, sauf si votre cervelle déjà défaillante a été en plus torréfié trop fort dans une marmite cantonaise. Soyons réaliste, les vents mauvais qui soufflent de tous les côtés en tourbillons nauséabonds ne favorisent pas les connections neuronales des êtres normalement constitués.
Mais peu importe, je croyais, avec une appréhension légitime, que le but de cette réunion se rapportait au sort tragique et désespérant de mes frangins et frangines, assassinés par un monstre toujours inconnu du grand public, l’horreur absolu pour mes parents. Des meurtres incompréhensibles qui ont bouleversé le quartier et un criminel ignoble qui sans doute rode encore… Ils en ont tous la chair de poule, sauf moi bien entendu, pour des raisons que la raison préfère, pour ne pas se perdre, éviter.
À ma grande surprise, le sujet du jour n’est rien d’autre que ma corpulence qui montre une certaine tendance à l’exagération. Interdit d’interdire, sauf de croitre en largeur.
Nous sommes six. Monsieur Pitchone, déjà évoqué, adjoint aux affaires sociales de la ville de Sansonnet-sur-Loire. Je crois qu’il est chirurgien esthétique dans le privé, rafistoleur de riches moches, dirait mon père, officiellement très à gauche, bien que son mépris du petit peuple, qui sent mauvais et transpire l’alcool dès le matin, soit un fait connu, même si le sous-entendre à demi-voix sous le manteau vous vaut de suite un procès public et télévisé de social-traitre. Même si aucun des pitbulls qui vous pourirons la tête n’affirmera jamais que ce n’est pas vrai ou impossible. Être insulté pour dire la vérité… C’est comme la blague russe du gars qui se retrouve en Sibérie après avoir traité un ministre d’idiot. Il a pris vingt ans de prison pour divulgation de secret d’état.
Je ne vais pas refaire le monde, je vous rassure. Je n’aime pas perdre mon temps pour les causes perdues.
À sa gauche, physiquement j’entends, autour de la table, madame Anser, l’assistante sociale, gentille et à limite inutile, sorte de faire-valoir et d’excuse facile, « Vous voyez bien qu’on essaie de faire du social, puisqu’elle est là, même si vous savez tous que c’est un gros pipeau marketing. ».
À la droite de monsieur Pitchone, une personne que je ne connais pas, envoyée par la préfecture. Madame Gyps, si j’ai bien compris son nom. Elle me semble aussi sympathique qu’un bocal de pruneaux à un poulet qui débarque plumé dans une cuisine et qui comprend par où ils vont passer. Autant vous dire que mon cas est sérieux et sent la fiente de vautour.
En face d’eux, dans ce qui faut bien nommer le box des accusés, mes parents. Petits, tête baissée, épaules effondrées, regards perdus, désepérés, écrasés par des histoires qui les dépassent.
Et moi. Le meilleur pour la fin. La modestie ne m’étouffe pas, vous avez déjà dû le remarquer. J’ai le gosier assez gros pour avaler n’importe quelle nourriture ou fadaises, et la digérer.
La cause de cette rencontre doit donc, j’imagine, décider de mon sort. Sans que personne ne daigne prendre la peine de me demander mon avis. Il semble que le mot jeté en pâture par monsieur Pitchone implique que je ne suis qu’une masse de chair, sans personnalité, sans besoins, sans envies, dont la seule liberté est de tenir le bec coi et de supporter les moqueries. Sans que cette vision trouble leur bonne conscience.
« Ça »
Monsieur Pitchone réalise quand même qu’il a plombé l’ambiance de la réunion à triple charge de chevrotine. Après un tour de lèvres en cul de poule, il reprend, s’adressant cette fois à mes parents :
— Je voudrais comprendre comme vous avez pu… seulement pu…
Il réussit le tour de force de transformer un croassement agressif en un piaulement presque suppliant. Mes parents lèvent les yeux, effrayés comme des soupçonnés d’hérésie face à un digne et zélé dominicain de la Sainte Inquisition, prêt à les remettre, en toute bonne conscience, au bras séculier pour qu’il se charge de les persuader d’avouer que les soupçons étaient fondés.
— Je ne sais pas, monsieur Pitchone… parvient à articuler mon père. On aurait dit une sorte de pépiement contrarié.
— Pichon ! Pichon ! Pas Pitchone ! Hurla soudain l’élu d’un certain peuple, avec un O nasal gros comme un mausolée stalinien.
— Pardon, Monsieur Pichon, balbutia mon paternel, rouge jusqu’à la gorge.
— Il avait toujours faim, ajouta ma mère, alors on… on l’a nourri. Que pouvions-nous faire d’autre ?
— Toujours faim, toujours faim… Vous avez une cervelle de moineau dans votre crâne ? Bien sûr, qu’il avait faim, si vous le nourrissiez à volonté. Son estomac a pris le contrôle. Encore, encore, toujours plus. Lui, bon, mais vous, vous ! Regardez-vous, vous êtes minces, presque comme sur une publicité populaire, mais vous l’avez vu gonfler, enfler, engraisser, sans que rien ne fasse tilt dans vos têtes de linottes ? Tilt, ah que le mot est plaisant. Incroyable quand même comme le vocabulaire des sans-dents peut s’infiltrer même chez les meilleurs.
Monsieur Pitchone a lâché ses phrases sans reprendre sa respiration.
— Ils... ont des circonstances atténuantes, osa intervenir madame Anser, je vous ai raconté que…
Mr Pitchone ferma les yeux et secoua la tête.
— Oui, je sais, je connais l’histoire, ils ont perdu leurs autres enfants dans des circonstances tragiques et encore largement inexpliquées, oui, et ? Déjà, est-ce vrai ? On ne comprend rien à ce qu’ils disent, avec leur accent pourri des bas-fonds. Et admettons… Des accidents domestiques arrivent tous les jours si on laisse faire n’importe quoi à ses enfants. Ils en engraissent un et laissent les autres vivre leurs vies sans les surveiller ?
— Mais ils sont traumatisés, et alors, ils ont reporté toute leur affection sur le seul enfant survivant. Et ce n’était pas un accident, mais un crime. Ils ont été assassinés ! Jetés bas vivants comme des opposants russes par la fenêtre. Vous pouvez comprendre, non ?
— Crime, crime, tant que court l’assassin, vous ne pouvez pas employer ce mot. Ce ne fut peut-être que le réflexe normal d’un jeune défavorisé. Pas de ceux-là, je parle de mes électeurs. Il n’y a crime que si le coupable est un extrêmiste de l’autre bord. Tous ceux qui ne sont pas d’accord avec moi, pour simplifier. Vous ne voulez pas que je comprenne, Madame Anser, vous voudriez que j’accepte vos arguments. Avec vous, il faudrait tout accepter et considérer ces gens-là comme normaux, peut-être ? Mais justement, madame qui fait du social et qui essaie de comprendre là où il n’y a rien à comprendre, rien, à part le vide neuronale et l’inculture crasse, s’ils n’en avaient plus qu’un, ils auraient dû en prendre particulièrement soin, au lieu de le gaver comme une oie en train d’engraisser son foie pour Noël. Raison de plus… Six de ses frères et sœurs sont morts, et l’assassin, enfin, le responsable, supposé innocent je vous le rappelle, court toujours. La belle excuse...
— Oui, mais… c’est terrible...
— Oui, mais quoi ? Ils ont la jugeote qui bat de l’aile ? Ils manquent de plomb dans la cervelle ? Quelles que soient les circonstances, ce qu’ils ont fait est impardonnable, et constitue, d’après la nouvelle loi sur la santé publique, qui retranscrit dans notre droit la directive européenne sur le manger sain, un délit. Ces pauvres qui ne savent pas manger sainement, c’est répugnant.
— Directive européenne adoptée, soit dit en passant, grâce au lobby des entreprises de fitness et surtout des producteurs d’aliments allégés, moins gras, moi goûteux et plus chers.
— Stooop, nous ne faisons pas de politique ici. Nous appliquons la loi. Et cette famille, par inconscience ou stupidité, ne l’a pas fait, et nul n’est censé ignorer la loi. Même chez … ces gens-là. Heureusement qu’ils ne votent pas pour moi, j’en aurais honte.
La déléguée de la préfecture, qui n’a pas dit un mot jusque-là, intervient sèchement.
— Vous allez tourner encore longtemps autour du nid ? La question, la seule question, peu importe le niveau mental des parents, si nous pouvons utiliser ce terme dans le cas présent, peu importe le sort tragique du reste de la smala…
— Non Madame, pas ce mot ! rugit monsieur Pitchone, coupant la parole de manière fort malpolie à la dame de la préfecture, nous avons une éthique !
— Une éthique ? Vous… ? Excusez-moi, professeur, peu importe le sort, disais-je, de… cette famille, nous nous comprenons… moins il y en a, mieux nous nous portons, donc la question est : que faisons-nous de ce… de cette chose ? Il est clair que ces deux oiseaux-là ne peuvent pas et plus s’en occuper.
Pffff… Je commence à en avoir ras la collerette. Je suis arrivé ici l’esprit léger, tout le contraire de moi. Je souris à mon trait d’humour, ce qui n’échappe pas au Torquemada de la mairie.
— La situation l’amuse, semble-t-il, - dit-il presque choqué et d’ailleurs, qu’en sais-tu, toi, de tes frères et sœurs ?
La question est, vous l’admettrez, brutale. Madame Anser ne lui laisse pas le temps de continuer :
— Non, monsieur, vous n’avez pas le droit, c’est encore un enfant…
— Vous êtes son avocate, maintenant ? Ou de la police ? Non, alors laissez-moi mener ma barque tout seul. La République, c’est moi. Je suis assez grand pour naviguer sans me faire reprendre par une visiteuse de quartier alcoolique. Qui fréquente les boiteux finit par boiter lui-même. Alors, mon garçon, te souviens-tu des autres enfants de la famille ?
Oh la question vicieuse… Je dois réfléchir, et vite, et surtout jouer le seul rôle valable aux yeux de Pitchone.
— Un peu, je… J’étais malade aussi.
— Oui, une irritation étrange du dos qui le faisait pousser tout dans la maison, avec son dos, ajouta l’assistante sociale.
— M’est avis que l’irritation devait déjà se trouver sous le crâne, je n’ai jamais entendu un conte aussi ridicule, et pourtant si vous saviez, depuis que je suis en politique… Bref, tu ne te souviens pas ? Tes frères et sœurs jetés par dessus bord, écrasés, broyés, à moitié dévorés, et ton seul souvenir est une irritation du dos. Mon Moi, euh, mon Dieu, pardon.
— Non, pas vraiment… enfin si, de vagues images… Une pression douloureuse sur mon dos, justement… Une sensation de… peur, oui de peur. Il régnait une ambiance bizarre. Les autres semblaient avoir peur de moi…
Monsieur Pitchone retroussa le nez et se tourna vers la déléguée de la préfecture.
— Vous voyez, Madame Gyps, cette histoire sent mauvais. Loin de moi de prétendre que la police n’a pas fait son travail, ou que l’assistante sociale devrait changer ses lunettes pour voir la réalité en face, mais il est clair qu’il faut séparer ce monst… cette chose de ses… de ses parents.
J’ai dit juste avant que j’étais arrivé ici l’esprit assez léger, mais j’avoue qu’ils commencent tous à me saouler. Déjà, je ne comprends toujours pas en quoi je serais un problème. Parce que je suis beaucoup plus gros que mes parents ? Je dois reconnaître, que quand je compare mon gabarit à celui de mes géniteurs, même Darwin aurait du mal à expliquer la différence. Il y a ici une grosse couille dans le potage de la génétique. Ou alors maman n’a pas toujours été… Stop, je refuse de m’engager sur ce terrain, et qu’importe après tout. Je ne suis pas le gardien de ma mère. La question est, pour parodier la dame de la préfecture, en fait, de quel droit me jugent-ils ? De quel droit humilient-ils mes parents, qui n’ont fait qu’assurer la subsistance de leur enfant, devenu tragiquement, et à son profit, unique ? J’aurais pu raconter beaucoup sur les autres enfants, mais à quoi bon compliquer encore cette affaire qui ennuie tout le monde ?
Une colère sourde commence à m’oppresser, et je sens qu’elle va bientôt trouver sa voix. À quel jeu joue-t-on ici ? Ils discutent de mon sort sans même me demander mon avis ? Non, désolé, je ne joue pas, je ne joue plus, les dés sont pipés. Je me dois de réagir.
Ne venez pas avec vos grands slogans romantiques ou idéalistes de dignité, de soif de liberté et de toutes ces sornettes d’êtres nés libres et égaux… pfffff… Monsieur Pitchone remplit ses meetings électoraux de grands mots, et vous le voyez à l’œuvre, on dirait un juge du tribunal révolutionnaire, avec son chapeau à plumes, près à envoyer à la décollation mécanique et civique tous ceux qui le contrarient.
Quelle chance ont eu mes frangins ? Aucune. Pas de bol pour eux.
Quel choix ont eu mes parents face à mes caprices d’enfant gâté pourri ? Aucun. Pas de bol pour eux non plus.
Pour monsieur Pitchone, je suis un problème, une contrariété, pour vous, amis lecteurs, je suppose que je suis une victime. Non, à ce jeu-là non plus, je refuse de participer. Il fut un temps on l’on admirait les héros, aujourd’hui pour exister, il faut se poser en victime, à la télévision, de préférence dans les émissions pour neuneus. L’aigle remplacé par le lombric. Ouin, je suis une victime, ouin, tout le monde il est méchant avec moi, ouin, c’est de la jesuispaspareilpasbiendansmatêtephobie, ouin, ouin, ouin.
Je refuse d’être le ver, j’admire encore le rapace royal.
Non, je ne suis pas une victime.
Tellement le contraire.
Je suis le bourreau.
Je me redresse violemment. Ils me regardent tous avec des grands yeux, étonnés ou horrifiés.
Ala jacta est ! Pardon pour ce jeu de mot trop facile. Pour ceux qui le comprendront, du moins.
Je ris. Ils sont tous tellement ridicules. Tous, Pitchone, Anser, même mes parents.
Je vous méprise tous.
Je m’échappe et m’envole jusqu’à la plus haute branche et je lâche mon chant, défi à la face du monde entier :
— Coucou ! Coucou ! Coucou !
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